Chapitre 2 - Kenza
Kenza, elle manquait un peu plus d'air chaque jour, alors qu'elle avait l'impression que le ciel s'emplissait d'une épaisse fumée noire qui lui opprimait les poumons. Elle l'empêchait de respirer, lui nouait la gorge. Et chaque fois qu'elle l'avalait, cette fumée, elle lui laissait un goût amer dans la bouche. Ce même goût qu'elle sentait lorsqu'elle se perdait dans la contemplation de tout le papier mâché qui remplissait son assiette.
Mais cette fumée noire n'affectait pas que le goût et l'odorat de Kenza.
Certains jours, elle se rapprochait encore plus dangereusement de son corps. Il ne manquait plus tant de fumée que ça avant qu'elle ne soit totalement submergée. Elle la sentait si proche d'elle, lui lécher la peau et serrer sa gorge de ses mains noires et vaporeuses. Et ce bourdonnement, celui dans ses oreilles, qui lui annonçait qu'elle se déconnectait peu à peu du monde, qu'elle allait perdre connaissance.
Et puis, plus rien. Allongée sur le sol, elle ne bougeait plus.
Aux premiers vertiges, elle devait avouer qu'elle avait eu peur, mais elle avait fini par s'y faire. Comme elle s'était habituée à ce que cette fumée soit le seul air qu'elle ne respire, comme elle s'était habituée à ce que le noir soit la seule couleur qu'elle voie chaque jour.
Ce nuage sombre semblait flotter au-dessus d'elle, où qu'elle soit, sans qu'elle ne parvienne à en sortir la tête.
Le pire dans tout ça, c'est qu'elle avait encore l'espoir que quelqu'un d'autre le remarque. Mais elle devait vraiment bien le cacher. Ou bien, c'est qu'ils faisaient tous semblant comme ça lui était déjà arrivé à elle aussi. Les humains ont besoin de croire que tout va bien même quand, au fond d'eux, ils savent que ce n'est pas le cas.
Alors Kenza continuait de sourire, comme si rien n'avait changé, pour plaire à ces gens qui ne le méritaient sûrement même pas. Mais elle était comme ça, tout ce qu'elle faisait, elle l'avait toujours fait pour eux.
On lui avait dit qu'elle était grosse, elle avait tout fait pour maigrir.
On lui avait dit qu'elle n'était pas le centre du monde, elle avait arrêté de parler d'elle.
On lui avait dit que les cheveux longs ne lui allaient pas, elle les avait coupés.
Le regard des autres était si important pour elle qu'il lui faisait parfois faire des choses insensées. Et pourtant, elle n'entendait toujours que le négatif car personne ne remarquait ses efforts pour plaire.
Alors la noirceur, elle la cachait tout au fond de son coeur, pour ne pas embêter les autres avec des problèmes superflus.
Elle se souvenait qu'on lui avait dit qu'à force de stocker les émotions négatives, tout finirait par exploser.
Exploser dans le sens d'une si grande colère qui vous fait voir rouge, interprétait Kenza.
Et bien elle l'attendait.
Elle l'attendait ce moment, car elle se sentait aveugle dans ce monde et cela faisait tellement longtemps qu'elle n'avait pas vu de couleurs.
Quand sa psychologue lui avait demandé quel était son voeu le plus cher, elle avait répondu qu'elle aimerait voir un arc-en-ciel. La vieille dame n'avait pas compris.
"Ce n'est pas si rare que ça, un arc-en-ciel. Il n'y a qu'à observer le ciel après la pluie pour en admirer toute la beauté.
- Je ne veux pas un arc-en-ciel lambda. Je veux un arc-en-ciel qui me fasse ressentir quelque chose, là."
Elle avait pointé son cœur du doigt.
"A ce stade, sois l'arc-en-ciel."
Et elle avait ri. Pas Kenza. Parce qu'elle, les rires qu'elle s'entraînait à imiter devant son miroir, elle avait décrété qu'ils n'étaient pas réservés à sa psychologue, mais aux autres, ceux pour lesquels elle se faisait belle et créait une nouvelle version d'elle-même.
Ou peut-être qu'elle n'avait simplement pas ri parce qu'elle était trop occupée à méditer sur ses paroles.
"Sois l'arc-en-ciel."
Mais comment l'être ? Comment être l'arc-en-ciel quand elle ne savait pas qui elle était elle-même ?
QUI ÉTAIT-ELLE ?
Qui était-elle après tant d'années passées sous un masque ? Qui était-elle si elle n'était que le reflet dénué de vie d'elle-même qu'elle croisait dans le miroir ?
Comme tous les soirs, Kenza attrapa sa pile de classiques, installa sa chaise de bureau devant sa fenêtre grande ouverte et espéra que cette fois, son dialogue avec le vent lui permettrait de dissiper la fumée noire étouffant ses pensées. Comme le rôle d'elle-même dans lequel elle se complaisait chaque jour, elle aimait interpréter les rôles des pièces de théâtre qu'elle lisait.
Elle ouvrit un livre à une page au hasard, et récita une tirade d'une voix qu'elle voulait forte et assurée pour cacher les sanglots bloqués au fond de sa gorge. Elle parlait, parce qu'elle savait que la brise répondrait et qu'elle se sentirait écoutée. Elle souhaitait que le vent du nord soufflant à sa fenêtre vienne disperser le brouillard noir au dessus de sa tête.
Elle parlait encore et encore, parce que des mots dansaient devant ses yeux sans aucune couleur pour les accompagner, comme les photos en noir et blanc qu'elle postait sur les réseaux. Kenza se sentait aveugle dans ce monde, ou alors, c'étaient les autres qui l'étaient, ce qui expliquait pourquoi ils ne remarquaient pas son chagrin. Ses yeux posaient un filtre sur le monde autour d'elle, un filtre dont elle voulait se débarrasser.
Elle ne voulait plus modifier, mentir, retoucher.
Elle voulait revenir à la première version d'elle-même, celle en couleur, qui ne feignait pas de sourire sur ses photos.
Cette tristesse la rattraperait encore certains jours, elle le savait, mais peu importe, elle avait le pouvoir de décolorer et de recolorer son existence.
Le bleu du ciel,
le vert de l'herbe,
le blanc des nuages
et le jaune du soleil.
Kenza voyait.
Et dehors, le vent se levait.
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