Chapitre 2 -Fuite (3)

Le soleil déclinait à l'horizon. Désormais, le château était un point lointain à l'horizon, à peine visible. Passer les remparts de la ville avait été un jeu d'enfant aux côtés d'Epervier, et Sixtine était presque vexée de découvrir que sa forteresse que beaucoup réputaient imprenable, comportait une faille aussi évidente. Mais pour l'heure, elle était plutôt soulagée qu'Epervier soit capable d'une telle prouesse.

Ils galopaient droit vers le Nord, sur des chevaux d'excellente qualité qu'Epervier avait prévus pour eux à la sortie de la ville. Pour l'instant, Sixtine situait leur position. Mais elle savait que bientôt, ses connaissances cartographiques ne lui seraient d'aucune utilité : le Nord était le territoire le plus éloigné du château, et donc, le moins bien connu. Et là où son savoir s'arrêtait, le savoir de sa sœur et de ses troupes s'arrêtait également.

La nuit tomba, fraîche et soudaine. Ils s'engouffrèrent dans un petit bois à la végétation dense, jusqu'à une petite clairière où coulait un ruisseau d'eau claire. Epervier lui fit signe qu'il ferait halte ici pour la nuit. Dans les sacoches accrochées aux cheveux, Sixtine découvrit non sans soulagement, tout le nécessaire pour camper, et une tenue plus chaude prévue pour elle.

Une fois leur camp installé, une fois le feu allumé, la casserole au-dessus de celui-ci répandant un doux fumet, il sembla à Sixtine qu'elle pouvait de nouveau respirer. Elle laissa avec délice les flammes la réchauffer, et profita encore un peu de l'adrénaline que sa fuite avait laissé dans ses veines.

- Nous devons parler de ce qu'il s'est passé... Le soir de ton couronnement, avait repris Epervier sur un ton plus grave, mais néanmoins doux. J'ai reçu des informations... Qui ne te surprendront probablement pas.

Il avait cherché un instant ses mots, et Sixtine s'était redressée pour mieux l'écouter.

- Ta sœur, Septima, c'est elle qui a planifié tout ça. C'est elle qui a assassiné la Reine. L'un de mes espions l'a vu sortir de la suite royale, juste avant qu'elle ne te rejoigne dans le jardin. Mon espion a jeté un œil dans la chambre royale, pour voir avec qui elle parlait : la Reine était déjà étendue là, morte.

- Alors, c'est réellement elle qui a tué mère... avait soufflé Sixtine.

- Que t'a-t-elle dit lorsque vous vous êtes vues ?

Sixtine avait pris une grande inspiration, se raidissant un peu.

- Que mère savait pour... nous deux. Qu'elle voulait me voir. Elle m'a donné une missive en prétextant qu'elle venait de la Reine, mais que je l'ai ouverte, elle était imprégnée d'un puissant somnifère... Après ça rien, le trou noir. La suite, tu la connais...

Un silence avait suivi cette affirmation qui n'appelait à aucune réponse.

- Enfin, je suppose que tout ça ne te surprend pas franchement, avait déclamé Epervier en remuant un peu les braises à la base du feu.

Sixtine l'avait regardé, interloquée.

- Eh bien, je t'avoue que je ne m'attendais pas à me faire trahir par ma propre sœur. Tu surestimes mes capacités d'analyse mon cher, lui avait-elle répondu sur un ton sarcastique.

Epervier s'était figé.

- Attends, tu ne savais pas que ta sœur complotait contre toi ? Qu'elle voyait régulièrement la Reine en secret ?

Ce fut au tour de Sixtine de se figer.

- Comment ça ?

Epervier s'était levé et avait ébouriffé ses cheveux dans un geste de rage. Dans ses gestes, Sixtine voyait tout son agacement ; elle comprit qu'il avait commis une grave erreur.

- Je pensais... Enfin je pensais que tes espions t'auraient prévenue ! Ça se passait juste sous ton nez... Je pensais que tu ne me disais rien parce que tu avais la situation sous contrôle... Mon dieu, si j'avais pris la peine de t'en parler plutôt que de présupposer que tu savais alors...

La princesse comprit ce qu'il voulait dire. Un sentiment de lassitude s'empara d'elle. Alors c'était ça, en réalité, qui l'avait perdue. Epervier était si épris d'elle, qu'il avait été aveuglé par l'amour et avait surévalué ses qualités d'espionnage et de stratégie.

- Ce n'est rien Epervier. Même si j'avais su, Septima aurait pu trouver un autre moyen de m'écarter du pouvoir, avait-elle dit en se levant et en l'enlaçant. Tu as vu le soutien qu'elle a reçu de la noblesse et de la bourgeoisie, et même de ma propre garde. Il ne leur a fallu que deux jours pour se dresser contre moi. Ne t'en veux pas. Ce n'est pas de ta faute. Nous trouverons un moyen de reprendre le trône.

La princesse s'était levée et l'avait enlacé pour le calmer. De toute façon, ce qui était fait était fait. Il fallait qu'Epervier garde son sang-froid. Les muscles du jeune homme se détendirent progressivement, au contact du corps de la jeune femme.

- Et si... Et si tu ne revenais pas ?

Epervier s'était tourné vers elle, rapprochant son visage du sien. Ils étaient si proches que leurs souffles se mélangeaient.

- Tu as dû y penser... N'est-ce pas ? avait demandé Epervier dans un soupir les flammes illuminant son visage par intermittence.

Sixtine avait détourné le regard et avait rompu leur étreinte. Ses pas l'avaient écartés et même détournée d'Epervier, et ses mains avaient enserrée sa poitrine.

- Je ne sais pas de quoi tu parles, avait-elle prétendu.

- Oh, ne joue pas à ce jeu-là avec moi. Je te connais mieux que toi-même.

Il avait saisi sa main, tentant de l'obliger à le regarder, en vain. Le feu lui chauffait les joues. Sixtine tenterait tout pour s'extraire de cette conversation. Mais lui, il était bien décidé à l'avoir. Ici, et maintenant. Pour leur bien à tous les deux.

- Du fait que nous pourrions vivre ainsi tous les deux. En cavale. On pourrait vivre notre amour tranquille. On pourrait même se marier, si tu le désires réellement. On serait libres ; ensemble.

- Je ne peux pas Epervier. Ce titre, c'est plus qu'un rôle pour moi. On ne m'a pas formée à devenir Reine. Je suis née pour devenir Reine. C'est mon destin, ce pourquoi je vis. Toute autre vie me semble fade à côté.

- Même une vie avec moi ?

Sixtine refusa toujours de lui adresser un regard. Il sentit son cœur dans sa poitrine sur le point d'exploser.

- Je ne comprends pas ! s'était exclamé Epervier, la voix emplie d'une colère à peine contenue. Tu vois bien que la situation est presque désespérée : plus personne ne te soutient à la Cours... Tu es une meurtrière en fuite ! Et au-delà de ça... Je te connais. Tu n'es pourtant ni ambitieuse, ni avide de pouvoir ! Alors pourquoi est-ce que le trône t'intéresse, toi, parmi toutes les personnes qui pourraient y prétendre ? Pourquoi est-ce que tu veux te battre pour récupérer ce rôle qui nous séparera ?

Enfin, elle daigna lui adresser un regard.

- Que sais-tu de mes origines Epervier ? D'où je viens, de qui je suis ?

La question avait surprise le jeune homme, et il avait lâché les mains de son aimée dans un geste de colère. Elle ne comptait pas répondre à sa question, ne le prenait pas au sérieux. Elle allait noyer le poisson et le laisser dans le flou.

- Sûrement, avait cependant repris Sixtine, alors qu'il s'éloignait à son tour, déçu de l'attitude de son amante, sûrement tu sais ce que tout le monde sait. Que la Reine Ichi, se croyant infertile après cinq fausses couches, a adopté la fille d'un chef de clan du Sud dont la population avait été décimée par le Royaume de la Lune.

Epervier faisait semblant de ne pas prêter attention au conte que lui faisait son amante. Il tentait de cacher sa colère en remuant les braises de leur feu. Malgré lui, ses oreilles écoutaient, et son esprit tentait de faire sens des propos de la reine déchue.

- Mais cette histoire n'est qu'une fable, Epervier. Si la noblesse me méprise tant, ce n'est pas simplement à cause de ma couleur de peau. Ce n'est pas seulement à cause de mes cheveux qui sont crépus et non lisse. Si la noblesse me méprise en réalité, c'est parce qu'ils savent qu'il y a vingt ans, la Reine Ichi se croyant infertile a acheté une esclave pour lui servir d'héritière.

Cette fois-ci, Epervier ne put cacher sa surprise. Il se retourna brusquement, et vit à la grimace de Sixtine, que partager cette information lui coûtait. Le secret le mieux gardé sans doute de la Cour. La princesse héritière n'était qu'une simple roturière. Pire, une esclave, une chose, un objet.

- Je n'ai ni ambition, ni avidité mal placée. Je connais la misère, je connais la violence, je connais la peur, lui avait rétorqué Sixtine. J'ai été choisie de la manière la plus démocratique possible : au hasard parmi des centaines d'esclave. Mère pense... Pensait, que cela ferait de moi le Souverain le plus neutre, le plus juste. Je le crois également. Si Septima règne, alors nous légitimons la passation du pouvoir par le sang. Alors, les privilèges ne seront jamais réellement abolis. C'est pour cela que je dois régner. Moi, plus que quiconque. C'est pour cela que l'on m'a créée.

Les deux amants se tenaient désormais face à face, se toisant, mais s'abstenant d'établir le moindre contact, écoutant patiemment ce que l'autre avait à dire.

- Pourquoi ne pas l'avoir dit au peuple, si votre ambition était de lui rendre définitivement le pouvoir ?

- Mère a dû acheter le silence de la noblesse. Elle a ouvert de nouvelles routes commerciales, a fermé les yeux sur des actes de corruption mineurs... Et a juré qu'elle ne révèlerait jamais mes origines au monde. La noblesse tient à maintenir l'illusion que la classe dominante gardera toujours la main sur le pouvoir. Mais moi, je ne suis pas tenue par cette promesse. J'étais censée tout révéler après mon couronnement.

Le regard de Sixtine s'était brouillé.

- Je suppose que ça n'a plus grande importance maintenant.

- Et moi ? Qu'est ce que je suis dans ce vaste complot préparé depuis ta naissance ? avait demandé dans un murmure Epervier.

- Tu es mon contre-pouvoir parfait. Un être épris de justice, qui a décidé de l'appliquer lui-même dans les recoins du Royaume où mon regard ne peut se porter. Quelqu'un de libre, qui a réellement vécu parmi le peuple. Contrairement à moi qui ai été élevée dans une cage dorée. Tu es celui qui me ramène humblement à mes origines et m'oblige constamment à me remettre en question.

Epervier avait eu un rictus.

- N'est ce pas un peu méprisant ?

Sixtine avait haussé les épaules. Le jeune homme comprit que c'était sa réponse. Elle ne pouvait qu'être Reine, lui ne pouvait être Roi. Ils étaient condamnés à rester des amants, se rencontrant à la nuit tombée, se cachant des regards. Il plongea son regard couleur de l'orage dans le sien, couleur du soleil, et il lui vola un baiser.

Il lui disait oui. Pour le meilleur comme le pire, jusqu'à la mort, il resterait à ses côtés.

Note d'auteur : Dans la démocratie athénienne, le tirage au sort était effectivement vu comme l'un des moyens d'élection les plus démocratiques. Les Athéniens considéraient le tirage au sort comme une méthode essentielle pour assurer l'égalité politique entre les citoyens. En attribuant les charges publiques de manière aléatoire (à l'exception de certains postes nécessitant des compétences spécifiques), ils cherchaient à éviter la concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns et à garantir une rotation des responsabilités. Cela reflétait leur conception de la démocratie directe.  Aujourd'hui, il est absent de notre vie politique, seul les jurés d'assise qui participent aux procès pénaux des affaires criminelles.

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