Chapitre 1 - Trahisons (4)
La chambre semblait soudain froide sans la présence d'Epervier. Sixtine passait sa main sur l'endroit où il était assis encore quelques minutes auparavant, l'air absent. Les draps de soie étaient déjà de nouveau froids. Il ne viendrait plus. C'était une certitude. De tous les coups que l'on lui avait déjà portés, celui-ci, invisible pourtant, était parmi les plus douloureux.
La future reine songea qu'elle devait être devenue folle pour croire qu'un être aussi libre que son amant accepterait de se laisser mettre en cage, emprisonné dans un mariage, un rôle officiel. Pourtant, elle avait eu la faiblesse de croire qu'il l'aimait assez pour cela. Elle sentait encore ses baisers dans son cou, ses mains sur ses hanches, et c'était autant de plaie ouverte qu'il faudrait cacher en redescendant dans la salle de bal – dans l'arène. Quelle idée de lui faire sa proposition ce soir ! Mais c'était maintenant ou jamais. Elle avait déjà bien des fois repoussé le moment où il lui faudrait faire sa demande. Sa mère avait hâté son couronnement ; elle s'était donc hâtée aussi. Et elle l'avait perdu.
Devant elle se rejouaient leurs souvenirs ensemble. Le jour où ils s'étaient rencontrés ; lui attaquant son convoi, elle le menaçant de son poignard. Qu'ils étaient jeunes... Des adolescents encore, presque des enfants. Quand avaient-ils commencé à se faire confiance mutuellement ? Peut-être dès le premier regard. C'était instinctif, physique. Ensuite, c'était une relation en pointillés qu'ils avaient vécue ensemble, entre-coupée des campagnes que menait Sixtine au front, et de périodes où Epervier disparaissait sans explication. Elle savait qu'il lui était resté fidèle tout ce temps, mais qu'Epervier était un homme d'action, qui ne pouvait mettre de côté ses idéaux, pas même pour l'amour.
Pas même pour l'amour...
Ses poings se serrèrent, et elle retint le cri de rage qui montait dans ses entrailles. Ça n'en valait pas la peine. L'amour était une chose futile ; quelque chose qui rendait la vie plus agréable, mais qui n'était pas vital. Elle survivrait. Mieux, elle retomberait amoureuse. D'un autre qui ne serait pas si épris de liberté. Un rictus agita sa lèvre. C'était cette liberté, cette relation interdite qui avait allumé en elle le feu sauvage et indomptable de la passion.
Elle se redressa, prit une grande inspiration, cherchant à reprendre le contrôle d'elle-même. Ses poumons s'emplissaient et se désemplissait, au rythme d'une vague qui allait et venait en elle. Une vague qui emportait tous ses ressentiments sur son passage. Ses yeux papillonnèrent. Elle se sentait toujours troublée, mais elle avait retrouvé sa sérénité habituelle. On l'avait formé à cela toute sa vie. Mettre à distance les choses. Garder l'esprit clair. Si elle n'avait pas ces qualités, elle serait déjà morte sur le champ de bataille.
Une pensée fit son chemin : l'amour était une guerre, et elle l'avait perdu. Il fallait maintenant battre en retraite, penser ses blessures, et préparer sa prochaine bataille : son couronnement. Ce combat-là, elle ne pouvait pas se permettre de le perdre. Elle avait attendu toute sa vie le moment où elle porterait enfin la couronne. La future reine espéra que malgré tout, Epervier viendrait à son couronnement demain. Elle désirait profondément qu'il la voit en ce moment de gloire, où elle serait au sommet de sa beauté et de sa puissance, et que ce soit cette image qu'il garde d'elle. Pas celle d'une pauvre princesse au cœur brisé chouinant sur son lit dans les ténèbres. Mais celle d'une guerrière invincible qui recevait ce qui lui revenait de droit, dans la lumière et les applaudissements.
Sixtine jeta un œil à l'horloge dorée qui trônait sur sa cheminée. Il lui fallait redescendre ; son absence déjà trop longue devait avoir été remarquée.
En bas, les nobles et les bourgeois l'attendaient de pied ferme. Elle se laissa entraînée dans des discussions sans fin sur la politique et la géopolitique du pays, répondant avec justesse et droiture, mais sans oublier d'employer un ton plaisant et cordial. Maîtriser son tempérament de feu avait été le point le plus sensible de son éducation. Mais désormais, elle maîtrisait avec calme et sang-froid son masque social, avec la même perfection qu'elle maniait l'épée. A l'instar de son arme, ses mots visaient toujours justes ; et cela lui plaisait.
Vers minuit moins le quart cependant, elle se sentit étourdie après tant de mondanité. L'heure n'était pas tout à fait venue de rejoindre sa sœur dans le jardin sud, mais prendre l'air lui ferait du bien. Elle s'éclipsa donc furtivement - une compétence qu'elle avait apprise auprès de son cher Epervier – et descendit l'escalier de grès rose qui menait vers l'extérieur. Le vent frais rosit ses joues, ravivant son teint qui était plus pâle depuis qu'elle était revenue de sa chambre.
La future reine flâna un instant parmi les rosiers de mille couleurs que présentaient le jardin. Elles avaient été importées d'un pays allié lointain, et avait la particularité de toujours donner des fleurs, même en plein cœur de l'hiver. Petite, elle était fascinée par ces fleurs aux couleurs vives qui s'accommodaient parfaitement du givre. Celui-ci les paraît de fils d'argent, de broderies aux motifs complexes qui s'entrelaçaient : c'était la plus belle des œuvres d'art qu'il lui était donné de contempler.
Soudain, l'oreille aiguisée de Sixtine entendit arriver un pas familier d'arrière elle, qui s'accompagnait d'un léger bruit de raclement. Elle se retourna, un fin sourire aux lèvres.
- Bonsoir Septima. Je ne t'ai pas beaucoup vue à la réception.
Sa sœur se tenait droite dans sa robe crème, sa canne dans sa main droite lui frayant un chemin au travers des rosiers.
- Peut-être te serais-tu cachée avec moi, si tu n'étais pas le centre de l'attention, avait répondu la princesse aux cheveux blonds et à la peau pâle.
- Sans doute. Te souviens-tu quand nous venions jouer ici quand nous étions petites ? lui avait demandé Sixtine et caressant du bout des doigts un bouton de rose. Mère était furieuse, elle était persuadée que tu finirais par te blesser au milieu de toutes ces épines !
Sa sœur avait souri faiblement.
- Qu'y-a-t-il ? Tu ne sembles... Troublée, avait dit la future reine en s'approchant de sa sœur. Tu as froid ? Tu préfères que nous rentrions à l'intérieur ?
- Mère sait. Pour toi et Epervier.
Si la nouvelle toucha Sixtine, elle n'en laissa rien paraître. Elle se contenta de rester droite et muette, attendant que sa sœur développe. Voyant que Septima ne comptait pas donner plus d'explication, elle avait repris la parole d'un ton égal et maîtrisé :
- Est-ce toi qui lui a dit ?
Septima n'avait rien dit. Ce silence valait mille réponses pour Sixtine, qui se raidit encore un peu plus. Elle et sa sœur s'était éloignées au cours des années, mais elle ne pensait pas que leur relation s'était dégradée à ce point-là.
- Mère n'a pas de soucis à se faire. Epervier et moi ne nous verrons plus à partir de ce soir.
- C'est faux, avait répondu calmement sa petite sœur. Je l'ai vu en rêve, vous vous reverrez. Et vous vous marierez.
Sixtine avait laissé échapper un rire jaune, et s'était détournée de sa sœur, préférant les roses à son visage placide.
- Bien sûr. Tes fameux rêves qui prédisent l'avenir. Tu sais bien berner ton monde, mais tu sais très bien que je ne crois pas à ces fantaisies.
- Même ton cher Epervier croit en mes capacités.
- Ce que pense Epervier ne regarde que lui. Il n'a pas lu ce que j'ai lu sur les Arts occultes et toute la fumisterie qu'ils constituent. De l'opium pour le peuple, tout au plus. Mais je ne t'en veux pas, il fallait bien que tu te trouves une utilité avec ta cécité.
Elle s'attendait à ce que sa sœur réagisse à l'injure à peine déguisée qu'elle venait de lui faire, mais Septima resta froide comme la glace, ses yeux blancs la transperçant bien qu'elle sache qu'elle ne pouvait la voir.
- Tout le monde ne peut pas être assoiffée de sang comme toi. Tout le monde ne peut pas se réjouir de nouvelles guerres et à l'idée de prendre de nouvelles vies.
- Tu te trompes. Tes arguments contre moi sont bien faibles ; ta rhétorique, plus que mauvaise. Ces guerres m'ont faite souffrir. Mes cauchemars et mes cicatrices en témoignent.
- Ah oui. Les fameuses cicatrices que tu mets tant en valeur. Que tu glorifies comme des trophées.
- Ces cicatrices sont ma preuve pour mon peuple que je donnerais ma vie pour lui.
Septima faillit continuer ses attaques, continuant d'augmenter leur violence, mais Sixtine l'avait interrompue d'un claquement de langue. La princesse aveugle se sentit écrasée par l'aura de sa sœur ainée tant elle était puissante désormais. Une aura de colère, terrifiante, qui vous clouait sur place, peu importe la force de votre volonté.
- Je ne pensais pas que tu essaierais de m'écarter du trône, Septima. Je te pensais également assez stratège pour éviter de me confronter frontalement.
- Mère m'a conseillé de t'en parler, en gage de ma bonne foi. Elle m'a également demandée de te remettre ça, avait rétorqué la pâle princesse, en lui tendant de sa main gantée une lettre scellée.
Sixtine avait marqué un temps d'hésitation, puis s'était saisie de la missive. Sans doute leur mère voulait lui donner rendez-vous pour la confronter à l'abris des regards.
- Je te laisse ; il faut tout de même que je fasse une apparition, sinon cela va faire scandale.
Sixtine ne fit rien pour la retenir. Septima tourna les talons pendant que sa sœur aînée ôtait le sceau de cire de la missive. Alors que sa sœur cadette disparaissait dans le dédale de rosier, un parfum puissant assaillit l'odorat de la future Reine. Le reconnaissant, elle jeta immédiatement le papier par terre. Mais il était trop tard, le mal était fait.
Lorsque Sixtine reprit ses esprits, elle était dans le salon d'hiver, menacée par les lames de ses propres gardes. Le corps encore chaud de sa mère à quelques pas d'elle.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top