Chapitre 3
Non loin de l'île, un radeau de fortune flotte sur l'Etiendo. Dans un boucan infernal, il se fait malmener par les vagues formées par un vent persistant qui le submergent de temps à autre.
À son bord, il y a quatre personnes à l'air abattu. L'une d'elles, un homme, est allongé sur le dos inerte. Deux autres sont agenouillés à ses côtés tandis que la dernière, une jeune femme, guette l'horizon.
— Bidzil, pourquoi ne guérit-il pas ? s'écrie assez fort le jeune homme aux cheveux noirs ébène pour se faire entendre.
En posant cette question, il garde le regard figé sur l'homme étendu dont le teint devient de plus en plus livide. Même si le sang a cessé d'imbiber le bandage, cela ne semble pas changer la donne. La vie le quitte davantage à chaque instant.
Le jeune homme tressaillit rien que d'y penser. Il refuse de se faire à l'idée que son père va mourir !
L'homme aux épaules très larges en face de lui, courbe le dos afin de protéger l'être au sol d'une énième retombée d'eau et répond sur un ton aussi grave que sa voix :
— Le poison, Seigneur Aron, le poison, répète-t-il en hochant la tête de bas en haut nerveusement, l'air sceptique.
Bidzil ne parvient pas a comprendre pourquoi l'entaille ne s'est pas refermée. Il pense à un poison assez fort pour infecter le corps et entraver sa guérison. Jamais il n'avait vu pareil dégâts sur l'un des siens.
Malheureusment, il n'a aucun mal à deviner ce qu'il va advenir. Le corps raidit et froid de son Chef annonce son dernier souffle et ils ne peuvent rien y faire.
— Il y a bien un moyen de faire quelque chose ! rétorque la jeune femme qui détourne son attention de l'immensité de l'Etiendo et les fixe avec intensité. Notre Seigneur ne peut rendre l'âme de cette manière !
L'homme robuste inspire profondément. Il balance sa tête de droite à gauche en signe de négation. Il ne peut se permettre de leur donner de faux espoirs.
Un frisson parcourt toute la colonne vertébrale du jeune homme. Son père est en train de mourir ! Et lui, est là, impuissant.
— Mais... mais... bredouille la jeune femme, qu'allons nous devenir sans lui ?
Elle vient se mettre à genoux derrière la tête de son Seigneur et lui prend le visage entre les mains.
— Seigneur Ahiga, on a besoin de vous, dit-elle dans un sanglot impossible de refouler. Vous ne pouvez pas nous abandonner !
Aron a la gorge nouée. La détresse d'Erika amplifie la sienne. Prendre la relève de son père aussi tôt ? Jamais il n'y aurait cru ! Bien que sa relation avec son père n'a jamais été au beau fixe, il n'a jamais souhaité sa mort. Il ne lui reste plus que lui.
Il n'a pas le choix, il doit se ressaisir et apporter une réponse à la jeune femme, mais aussi à tous ceux qui vont maintenant constituer son peuple. Son peuple. Est-il réellement prêt pour prendre la relève ? Il en doute sérieusement. Mais au vu de la situation, la question ne se pose pas. Il va devenir Chef et va devoir se montrer à la hauteur des responsabilités qui lui incombent. La plus importante d'entre elles : protéger les siens et continuer le combat contre ce Roi Abran afin de récupérer leurs Terres.
Il ne peut laisser paraître les doute et la peur qui s'immiscent en lui. Alors, lentement, il se redresse et prend une posture droite et solennelle.
— Avec ou sans lui, nous continuerons le combat ! Nous resterons égaux à nous-mêmes et nous parviendrons à récupérer nos Terres ! annonce-t-il avec bravoure, mais le cœur serré de tristesse.
Après avoir pris une longue inspiration, il jette un coup d'œil à son père, se tourne vers l'horizon et déclarer :
— Je suis digne de mon père et je ne renoncerai pas à régner sur Irani. C'est mon destin qu'importe qui se dressera face à moi ! Nous continuerons le combat contre Abran et ses partisans !
D'un regard flamboyant, il observe les deux autres acquiescer avant de prononcer leur adage en vieux Zavoran sur un ton déterminé :
— Ila funaibileisse an eaxistune aque piran otunranui !
La jeune femme s'approche de lui, fière de le voir prendre la relève avec tant d'ardeur. Elle a toujours su qu'il serait capable de les diriger.
— Nous sommes des Chyrikas, affirme-t-elle ses yeux brillants d'espoir plongés dans ceux d'Aron, et jamais nous n'abandonnerons ! Je fais le serment de te suivre jusqu'à la mort et plus encore.
Le jeune homme esquisse un sourire en coin et se tourne vers Bidzil. Celui-ci ne dit mot. Il opine du chef légèrement. Son visage scindé par une cicatrice en diagonale reste impassible.
Tous les trois s'apprêtent à rebrousser chemin à la nage, laissant le défunt continuer seul, quand soudain une île verdoyante se dessine au loin.
Après s'être échangé quelques regards incrédules, une décision s'impose à eux : retourner d'où ils viennent ou amarrer sur ces terres avec l'espoir que quelqu'un puisse venir en aide à leur chef.
Aron s'agenouille aux côtés de son père et ferme les yeux, il doit faire un choix : tenter le tout pour le tout quitte à tomber sur un endroit austère ou repartir mener bataille sans se retourner.
Il se relève et tourne le dos à l'île. Le vent lui fouette les joues et son torse-nu. Il emplit une nouvelle fois ses poumons de l'air marin avant de baisser la tête sur sa chevalière ornant son index droit et la fait tourner autour de celui-ci avec son pouce.
Ensuite, il pose les yeux sur son père à sa gauche. Il paraît si paisible. Lui par contre, bascule dans la tourmente : "Que ferais-tu si c'était moi à ta place ? Je te connais si bien et si peu en même temps que je suis incapable de répondre à cette simple question !".
L'estomac noué par les doutes et l'esprit parsemé d'amertume, Aron ose croire que son père aurait fait le même choix que celui qu'il s'apprête à faire.
Il se met face à Bidzil et Erika pour rendre son verdict :
— Prenez les rames, le temps joue contre nous !
Les deux Chyrikas comprennent toute suite la décision prise et s'exécutent en silence.
Le jeune homme se met lui aussi à ramer. Il y met toutes ses forces afin d'atteindre le rivage au plus vite.
Aron distingue de plus en plus l'étendue de sable sur laquelle ils vont accoster et ses pensées se bousculent : "Et si cette île n'a rien à nous offrir ?". Il regarde en arrière et la seule chose qu'il aperçoit n'est que de l'eau à perte de vue. "Nous sommes beaucoup trop éloignés du continent, j'espère que nous trouverons au moins de quoi nous nourrir".
Il se demande pourquoi cette idée lui traverse la tête à cet instant alors que la priorité est de sauver son père. Peut-être parce que partis dans la précipitation, ils n'ont avec eux que leurs couteaux respectifs. Ou alors, il a peur de faire le mauvais choix et préfère penser à des choses plus banales que ce que leur réserve leur prochaine destination.
— C'est moi ou il y a des êtres qui nous font des signes ? demande Erika sur un ton incrédule.
Aron et Bidzil plissent les yeux et voient à leur tour des silhouettes qui agitent leurs mains.
Le jeune homme se sent rassuré, il semble ne pas être menacé par les habitants de cet endroit. Il esquisse un sourire discret, fier de ne pas s'être trompé. Le plus important pour lui maintenant est qu'ils pourront éventuellement venir en aide à son père...
Alors qu'ils sont proches de la plage, plusieurs êtres viennent les aider à sortir le radeau de l'Etiendo. Aron savoure l'instant lorsque ses pieds s'enfoncent dans le sable. Retrouver la terre ferme le soulage. Il prend le temps d'observer les personnes venues leur donner un coup de main et il remarque que tous ne font pas partie de la même communauté. Par exemple, cet homme aux cheveux noirs et à la peau mate doit être un Rajasir. Les tatouages sur son visage le trahissent. Ils représentent quatre lignes courbées sur les joues et une cinquième, plus petite au niveau de la tempe. Il s'est toujours demandé qu'elle en était la signification. Son père ne lui a pas répondu quand il lui a posé la question. Ce que font les autres peuples n'est pas important selon lui.
Un autre dont on peut apercevoir les écailles dans son cou n'est autre qu'un Igum, il en distingue même deux.
Peut-être sont-ils tombés sur un détachement de l'Alcane. Aron sait qu'au sein de celle-ci, des êtres de différentes communautés s'entraident et vivent ensemble. Il a été proposé aux Chyrikas d'en faire partie, mais son père a fermement refusé.
Munco, Jacy et Ashkii sont restés à l'écart et observent les nouveaux venus.
— Des Chyrikas, marmonne le meneur des Atohis. Il ne manquait plus qu'eux. Heureusement, ils ne sont pas nombreux et on devrait être capable de les maîtriser en cas de besoin.
— Espérons qu'on ne devra pas en arriver là et qu'ils sauront se tenir, ajoute le père de Kiona, les dents serrées.
— Les cartes avaient vu juste, ajoute Jacy. Ils ne sont pas alliés avec le Roi Abran, mais ils ne sont pas nos alliés non plus. Ce sont des guerriers qui ne se battent que pour leurs propres intérêts.
Ils sont interrompus par un jeune homme venu en courant vers eux.
— Ils ont un blessé, Munco. Ils disent qu'il a été infecté par du poison et qu'il est proche de son dernier souffle. Que doit-on faire ?
Munco échange un bref regard avec Ashkii avant de lui ordonner d'un signe de la tête de s'en occuper.
Le père de Kiona obtempère sans rechigner et s'éloigne à grands pas. "Des Chyrikas ! Des Chyrikas !", ne cesse-t-il de murmurer, dépité.
Un passé commun unit les Abouis à ce peuple et il n'est pas des plus glorieux. "Souhaitons qu'en temps de guerre, ils réussiront à mettre celui-ci de côté sinon ça risque de mal se passer", pense-t-il la mâchoire contractée et l'air renfrogné.
Jacy suit Ashkii. Curieuse de voir de quoi il en retourne et éventuellement apporter son aide. Les Muncanniens ont de bons rapports avec les Chyrikas. Ce sont eux qui, en quelque sorte, ont construit le Royaume de Muncan. Grâce à leur force physique, ils peuvent soulever de grosses pierres et sont d'excellents bâtisseurs. D'ailleurs, tous les Rois qui se sont succédés sur le trône de Muncan ont toujours fait appel à eux pour tout se qui concerne la construction. Que ce soit des habitations ou des édifices spécifiques. La première œuvre qui a fait la réputation des Chyrikas est le château construit au centre du Royaume de Muncan. Huit tours de garde reliées par un mur d'enceinte entourent cette grande et luxueuse bâtisse.
Munco après s'être s'assurer de ne pas pouvoir être entendu, s'adresse au jeune homme venu les prévenir.
— Ramène-les et offre-leur de quoi se ravitailler, le somme-t-il, le visage fermé.
L'Aboui acquiesce et tourne les talons avant de s'immobiliser, interpellé par son meneur :
— Solon, mon garçon, fais aussi en sorte d'en savoir davantage sur eux et viens me faire part de tout ce que tu apprendras.
Il dévisage le jeune homme avant d'ajouter :
— Garde un œil sur Ashkii, il n'est pas le dernier pour s'attirer des ennuis.
Solon acquiesce de la tête, un sourire fier aux coins des lèvres. La demande de Munco confirme la confiance qu'il lui accorde. C'est d'ailleurs pour ça que c'est lui qui a été choisit pour devenir le Narane de sa petite fille et par la suite être à son tour le Meneur des Abouis.
Ashkii arrive à hauteur des nouveaux venus et se fige sur place à la vue de l'homme installé sur le brancard. Son corps se raidit et son teint pâlit. Un sentiment de rancœur le submerge. Ce blessé à la longue tresse n'est autre qu'Ahiga. Ahiga, se répète Ashkii dans la tête. Il doit réfléchir au comportement à adopter. Deux possibilités s'offrent à lui. La première, il va voir Munco, refuse de s'en occuper et fait face aux conséquences engendrées. La deuxième, il tente de lui ôter le venin et de lui sauver la vie en espérant que le chef des Chyrikas sera se montrer reconnaissant et repartira sans faire d'embrouilles.
— Vous pouvez faire quelque chose pour lui ?
La voix d'Aron semble lointaine aux oreilles d'Ashkii perdu dans ses pensées, mais l'oblige à en sortir.
— Quoi ? demande l'Aboui en prêtant attention au jeune homme cette fois.
— Vous pouvez faire quelque chose pour mon père ? réitère le jeune homme sur un ton plus abrupt cette fois.
Ashkii reste un instant silencieux et le dévisage, surpris de se trouver face au fils d'Ahiga, plus grand que lui.
— Alors ? s'impatiente Aron.
— Je ne sais pas encore. Je ferai de mon mieux, lui répond-il sans conviction.
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