Chapitre 17
Le campement des résistants est enveloppé dans le calme de la nuit. Les cris et débit de paroles ont fait place au silence de l'obscurité. Seuls les pas des veilleurs viennent de temps à autre perturber cette ambiance sereine. Cette sérénité, Ashkii peine à la trouver.
Ne cessant de ressasser le passé et de s'inquiéter pour sa fille, il ne parvient pas à s'endormir. Il est donc sorti de sa tente, en évitant de réveiller Agus, avec l'espoir de trouver la paix et calmer son âme meurtrie. En vain.
Assis en tailleur aux abords du camp, il se perd dans des pensées bien sombres jusqu'à ce qu'il soit interrompu :
— Ashkii.
La voix d'Ahiga l'interpellant résonne comme une menace aux oreilles de l'Aboui. Celui-ci lui adresse un bref regard avant de fixer le sol. On ne peut jamais être tranquille. S'il est venu me faire des reproches ou autres choses qui me déplaîsent, je n'hésiterai pas à lui faire avaler sa langue.
Le chef des Chyrikas vient prendre place à côté d'Ashkii. Silencieux, il observe la forêt face à eux. Il ne sait pas trop pourquoi il a rejoint un des êtres qu'il hait le plus au monde, mais il est là.
L'Aboui ne comprend pas non plus la venue d'Ahiga. Toutes sortes d'idées lui passent par la tête : une ruse, un instant d'égarement, une manipulation...
Après un long moment sans qu'aucun d'eux ne prononce un mot, Ashkii se lance, mal à l'aise par la situation :
— Tu sais Ahiga, je ne m'excuserai jamais assez pour ce qui est arrivé à Edvar.
Ahiga soupire, et à l'insu de l'Aboui serre ses poings. Même après toutes ces lunes noires, il ne parvient toujours pas à différencier sa peine et sa colère.
— Au final, je ne sais pas à qui j'en veux le plus. (Le regard dans le vague, il déglutit difficilement.) Mon frère, mon père ou ... toi.
Les yeux d'Ashkii s'écarquillent de stupeur face à cet aveu. Il reste sans voix. De plus, il n'a pas de réponse à lui donner. Son empathie innée lui donne l'envie de pouvoir trouver les bons mots pour apaiser la haine et la tristesse du chef des Chyrikas, mais son propre chagrin l'en empêche.
Le corps d'Ahiga se crispe. Les mots sont sortis de sa bouche sans même qu'il le veuille. Il s'en veut. Pourquoi a-t-il eu besoin de confier ses doutes à Ashkii ? Lui, le responsable. Le seul responsable !
Il se relève, furieux contre lui-même et s'en va comme il est venu laissant l'Aboui seul avec son esprit encore plus torturé qu'auparavant.
Qu'est-ce qu'il lui prend de me dire ça, je me sens encore plus coupable. Il ne devait pas être sincère, j'en suis sûr. Il veut juste me culpabiliser davantage. Ahiga n'est pas du genre à se confier et encore moins à moi...
Dans la petite chambre de l'auberge, Kiona et Aron s'échangent plus d'un baiser passionné comme s'ils attendaient cela depuis toujours.
— Aron, attends, je ne peux pas.(Elle le repousse et se recule d'un pas et baisse les yeux comme une voleuse prise la main dans le sac.) C'est mal ce qu'on est en train de faire. Je suis promise à Solon.
— Tu es sérieuse ? (Il vient près d'elle et lui relève la tête avec l'index. Il sonde son regard.) Oui, tu l'es, c'est évident. Promise à un être qui n'a aucun égard pour toi et qui par dessus tout a levé la main sur toi. (Il se détourne d'elle et part se mettre face à la fenêtre.) Jamais tu ne seras heureuse avec lui...
Il fait tourner son anneau autour de son index. Sentir ce bijou entre ses doigts l'apaise et le rassure.
Kiona reste en retrait. Il ne lui apprend rien et à ce moment précis, elle regrette d'être la petite fille du meneur des Abouis. Sa place n'a pas à être enviée. Un devoir à accomplir, sans être maîtresse de ses choix. Mais surtout, promise à un homme pour qui, elle n'éprouve rien. L'échange de baisers avec Aron ne laisse plus aucune place aux doutes.
Malheureusement, elle se doit de suivre sa destinée et c'est avec difficulté qu'elle s'adresse à celui qui a chamboulé ses sentiments. Celui qui, sans le vouloir, a redonné du souffle à tous ses espoirs.
— Aron, je suis désolée. Une relation entre nous deux est impossible. (Des larmes emplissent ses yeux, elle s'approche de lui est pose sa main sur son poignet). Et tu le sais aussi bien que moi. Outre Solon, nos deux peuples se vouent une haine incommensurable et tous les deux nous serions bannis et deviendront des Norallas alors que nous sommes nés pour être à la tête des nôtres et en prendre soin. Nous devons nous détourner l'un de l'autre (Elle déglutit difficilement.) même si...
Elle ne parvient pas à finir sa phrase, des sanglots se sont coincés dans sa gorge.
Le Chyrika sait pertinemment qu'elle n'a pas totalement tort. Jamais il n'a ressenti une telle attirance pour une femme. Tout son corps tremble de désir pour elle. Mais outre l'attrait physique, il est comme ensorcelé par elle. Il veut tout partager avec elle, il veut passer du temps à discuter avec elle et apprendre à la connaître davantage et surtout, il veut la protéger.
Malgré tout, il doit se rendre à l'évidence, leur destin est déjà tracé et aucun d'eux ne fait partie de celui de l'autre.
Il se tourne vers Kiona, les yeux brillants et du bout de ses doigts lui caresse la joue. Il vient ensuite poser ses lèvres sur les siennes avec délicatesse. Se résoudre à la laisser vivre une vie où il n'a pas sa place, lui déchire les entrailles. Elle a réussi à conquérir son cœur en si peu de temps, sans qu'il ne sache ni pourquoi, ni comment.
La jeune femme répond, à ce qui ressemble être un dernier baiser, avec mélancolie. Aron ne lui est pas indifférent et ça depuis la première fois qu'elle l'a vu lors de son arrivée sur l'île. Elle s'était refusée à écouter son ressenti, mais ce soir, elle s'est laissé aller. Un peu trop, elle le conçoit. Cependant, elle ne regrette pas. Avoir goûté à une émotion qui jusqu'alors lui était inconnue ravive ses sens. Aucun autre être n'y est arrivé. Pas même Solon.
Aron la serre contre lui. Il aimerait ne jamais la lâcher, ne jamais la laisser partir. Kiona l'étreint aussi très fort, son oreille collée à son torse, elle entend le cœur du jeune homme battre à tout rompre. Le sien doit être dans le même état, elle en est persuadée. Elle donnerait tant pour avoir le droit de vivre cette relation.
Par le passé, elle a souvent envié ses deux amies Mucaniennes de l'amour qu'elles se portent mutuellement. Si sincère et si pur à ses yeux. Elle ne les a pas jugées, même si leur relation, si elle venait à être découverte aurait de terribles conséquences.
À présent, elle les envie de ne pas renoncer, contrairement à ce qu'elle vient de faire. Cependant, elle les comprend encore mieux maintenant. Souhaiter le bonheur d'autrui plus que le sien est coutume chez les Abouis, mais pour Aron, c'est bien plus que ça. Quelque chose qui la dépasse et qu'elle ne saurait expliquer.
Après avoir prétexté un dernier tour de garde. Aron erre dans la forêt environnante, tous ses muscles raidis par la colère. Les mains pleines de sang, n'importe qui pourrait le suivre. En plus des traînées sanguinolentes, il a laissé les traces de sa frustration sur plusieurs troncs ou rochers trop proches de lui. Certains se retrouvent avec un trou béant en leur centre, d'autres sont partis en éclats.
Lorsqu'il entend le bruit de la cascade, il s'étonne d'avoir tant marché.
Arrivé au bord de l'eau, déjà torse-nu, il enlève son pantalon en prenant soin de récupérer son poignard et saute à pieds joints sur le reflet de la Lune Blanche avant de s'allonger sur le dos.
Seul son visage est émergé et le calme absolu règne en extérieur, cependant son esprit ne cesse de tergiverser dans un boucan infernal.
Quand la silhouette du tenant de l'auberge se dresse au-dessus de lui, il se relève d'un bond, son poignard à la main, prêt à répliquer à une éventuelle attaque.
— Calme-toi, mon garçon, je ne suis pas ton ennemi, se défend l'homme de sa voix rocailleuse.
Aron ne le lâche pas du regard et le dévisage. Ne se fier à personne. Son père lui assez si souvent répété cette phrase pour qu'il l'intègre et l'applique.
— Tu es le fils de Mahala, n'est-ce pas ?
La femme à la peau d'une extrême pâleur sort d'un fourré, un large sourire sur les lèvres.
Aron fronce les sourcils, méfiant, il resserre un peu plus sa prise sur la poignée de son arme. Ses iris se voilent de couleur rougeâtre.
— Qu'est-ce que cela peut bien vous faire ?
— Et bien, mon garçon, tu lui ressembles beaucoup comme en témoigne ton courage, constate l'Igum.
— Il a aussi le même regard, poursuit la femme. (Elle s'approche un peu plus et vient se planter face à lui.) Nous ne te voulons aucun mal, Mahala était notre amie, tu sais.
Cette femme qui leur a à peine adresser un regard tout à l'heure, est maintenant en train de lui parler. Aron ne comprend rien de ce qu'il se passe ni de ce qu'ils racontent.
— Mensonges ! vocifère le fils d'Ahiga. Les Chyrikas ne se lient pas d'amitié avec les êtres des autres peuples !
Ses deux interlocuteurs s'échangent un regard incrédule.
— Pourtant, tu ne voyages pas avec des Chyrikas, relève le Tenant.
Aron se sent soudain stupide, mais rien ne transparaît sur son visage. En-tout-cas, il l'espère.
— Ce n'est que transitoire, elles m'ont payé pour les escorter, ment-il avec une facilité déconcertante.
La femme lui jette un regard empli de bienveillance.
— Ta mère serait fière de voir que tu aides des êtres d'autres contrées que les tiennes. C'était une femme adorable, malgré son sale caractère de Chyrika.(Un vague sourire glisse sur ses lèvres.) Libre à toi de nous croire, jeune homme (Une autorité naturelle traverse sa voix.), mais nous voulions que tu saches que tu seras toujours le bienvenu chez nous et nos mains te seront toujours tendues. Nous avons une dette infinie envers ta mère et nous honorerons cette dette chaque fois que tu en auras besoin.
Aron est à présent dubitatif. Ces êtres ont l'air sincères. Nerveusement, il passe sa main dans ses cheveux mouillés. Il ne sait que croire et observe les deux êtres.
— Qu'a fait ma mère pour que vous lui soyez autant redevable ?
— Et bien, dit l'Igum, elle nous a permis d'être ensemble. (Il tend la main à la femme qui lui saisit des deux siennes et y pose un doux baiser.). C'est elle qui nous a trouvé cette auberge. À notre arrivée, ce n'était qu'une vieille bicoque en ruine, mais cela nous suffisait. Notre seul souhait résidant dans le seul fait de pouvoir vivre notre amour. (Il lance un regard plein de tendresse à sa bien-aimée.) Ensuite, ta mère nous a aidés à en faire ce qu'elle est aujourd'hui.
Aron remarque que le visage de la femme s'assombrit soudainement. Quant à lui, ses yeux ont repris leur couleur originale : vert. Elle poursuit, le coeur serré de tristesse :
— Quand ton père nous a appris sa mort, nous lui avons promis d'être là pour vous deux si vous en aviez besoin. (Un sourire en coin se forment sur ses lèvres.) Promesse qu'il n'a pas acceptée, évidemment. Mais une promesse est une promesse.
— De plus, dit l'Igum en levant les yeux vers les étoiles, c'est à l'esprit de Mahala qu'on a fait cette promesse. Ton père est un être trop fier pour demander de l'aide, mais toi, mon garçon, tu sembles être différent de lui.
— Mon père ? Vous connaissez mon père ? s'enquiert le Chyrika abasourdi.
Il se prend la tête entre ses paumes avec l'impression qu'elle va exploser. Ces gens ont des choses à lui dire et il veut savoir. Il veut tout savoir. Du début à la fin, sans qu'aucun détail ne soit omis.
— Racontez-moi. Racontez-moi tout, les somme-t-il sur un ton des plus autoritaire. Je ne sais pas qui vous êtes et vous semblez en connaître davantage sur mes parents que moi.
Il sort de l'eau et vient face à eux, entièrement nu.
— Nous, nous te connaissons, Aron. (Le Tenant lui pose une main familière sur l'épaule.) Tout comme la petite Aboui. Pendant quelques Lunes Noires, nous vous avons même vu grandir.
— Foutaise ! s'écria le jeune homme en repoussant vivement la main de l'Igum.
Le fait qu'ils aient mentionné Kiona le met hors de lui. Ses iris rougissent sous la colère. C'en est trop pour lui. Ces êtres lui mentent, il en est certain. Il n'a aucun souvenir de cet endroit, enfin si, il se souvient y être venu une fois avec sa mère, mais une seule fois. Et Kiona n'a pas semblé connaître cet endroit. À moins qu'elle lui ait menti... Non, impossible.
— Qu'attendez-vous de moi ? De l'argent ? C'est ça que vous voulez me soutirer en prétendant des choses sans queue ni tête !
Il attrape son pantalon, l'enfile rapidement sous les regards médusés de ses deux interlocuteurs. Il plonge sa main dans sa poche, en sort une bourse et la jette à leurs pieds.
— Nous serons partis à l'aube, d'ici là, ne croisez plus mon chemin, ni celui des jeunes femmes qui m'accompagnent où vous goûterez à mon poignard et à son délicieux venin d'Inaja !
Les deux amoureux s'échangent un bref regard avant d'acquiescer.
Aron leur tourne le dos et s'en va à grandes enjambées, souhaitant retrouver Kiona au plus vite. Il nourrit l'espoir qu'il ne lui soit rien arrivé pendant son absence. Et si leur numéro était en fait une diversion. Il se refuse d'y songer et accélère le pas.
L'Igum et sa compagne le regardent s'éloigner.
— Mon amour, (La femme enlace son être de vie par la taille et laisse tomber sa tête sur son épaule.) penses-tu qu'il reviendra vers nous ?
— Je n'en sais rien, Anissa, mais quoi qu'il fasse, nous serons toujours là pour lui.
Aron monte les marches quatre à quatre, le calme ambiant ne lui donne aucune indication sur la situation. Les trois jeunes femmes, dorment-elles paisiblement ou ont-elles été tuées pendant leur sommeil ? Il pénètre dans la petite chambre, ferme la porte et s'y adosse. Il lâche un soupir de soulagement lorsqu'il aperçoit Kiona debout face à la fenêtre.
— J'étais à deux doigts de venir te chercher, déclare-t-elle, toujours le dos tourné à Aron. Où étais-tu passé ?(Elle se tourne vers lui et blêmi face à son expression grave.) Que t'est-il arrivé ? Et pourquoi as-tu une trace de sang sur ta joue ? (Elle s'avance vers lui, et lui prend les mains.) Aron qu'est-ce qu'il s'est passé ?
En silence, il lui passe un bras autour des épaules, l'amène contre lui et la serre dans ses bras. Pendant le trajet du retour, la seule chose dont il avait peur était qu'il lui soit arrivé quelque chose. Si ça avait été le cas, il n'aurait jamais pu se le pardonner.
La jeune femme ne dit rien et se laisse enlacer. Elle ne le forcera pas à parler s'il n'en a pas envie. Elle passe ses bras autour de la taille du Chyrika et se blottit un peu plus contre son torse.
Sur le campement de l'Alcane, à l'aube, Ashkii et Ahiga suivent Jehiel. Ils se rendent au Conseil. Ils s'arrêtent devant la plus grande tente du camp d'où s'échappent des murmures de différentes tonalités. Ceux-ci s'arrêtent net lorsque les trois hommes entrent et laissent place à un silence pesant. Tous les regards sont tournés vers eux et les observent. Assis derrière une table taillée en demi-cercle, les membres les saluent d'un bref hochement de tête.
Jehiel adresse un clin d'œil à Ashkii. Ce dernier et Ahiga dévisagent les membres présents.
Sans compter Jehiel, ils sont au nombre de cinq : un Igum, un Rajasir, une Ratifi, un Soufène et un Muncanien tapis sous un capuchon.
Six factions unissant leurs forces afin de battre l'ennemi, personne n'aurait cru cela possible, un jour. Sur Vazora, les peuples se respectent, mais se mélangent très peu. Les lois de Rala interdisent les relations intimistes entre deux êtres qui ne sont pas de la même espèce. Seuls des liens étroits peuvent être tissé afin d'éviter les guerres. Il paraît que ceux qui ont dérogé à la règle ont été sévèrement punis par le Symposium.
Cependant, personne ne sait s'il existe réellement. Il faut dire que pour éviter de lui faire face, les êtres sont jugés par les leurs et dans le meilleur des cas sont bannis de leur communauté, devenant des norallas.
Ceux qui composent ce haut conseil sont appelés les Jakintsuas.
Seuls quelques vieux manuscrits quasi-indéchiffrables jusqu'à présent ainsi que des témoignages oraux relatent l'existence du Symposium et des Jakintsuas. Ceux-ci se transmettent depuis des centaines de Lunes Noires à chaque nouvelle génération. On dit des Jakintsuas que ce sont des êtres sans pitié pour ceux qui transgressent les règles.
Mais depuis le début de la guerre, et malgré les alliances entre les différents peuples, le Symposium ne s'est pas manifesté une seule fois.
On prétend que les Jakintsuas envoient une pluie diluvienne s'abattre sur les peuples des concernés pour les prévenir qu'un jugement va avoir lieu.
Cette pluie avait comme particularité d'être de couleur noire. Ils sont les gardiens des lois écrites après l'édification des frontières. La plus importante est celle sur les relations qu'entretiennent les peuples et les êtres différents.
Beaucoup de Ralans doutent à présent de leurs existences.
Jehiel indique deux chaises destinées à ses accompagnants à sa droite, tandis que lui se met face au Conseil. La Ratifi adresse un sourire discret à Ahiga avant de porter son attention, comme tous les autres membres, sur l'Aboui qui commence sa plaidoirie :
— Mes amis, je tiens d'abord à vous remercier de m'avoir accordé votre temps pour cette audience préparée dans la précipitation. Si j'ai demandé à ce qu'un conseil soit présidé, c'est parce que l'un des miens a besoin de de l'aide de l'Alcane. De notre aide . (De la main droite, il désigne Ashkii.) J'ai été élevé à côté de cet être, nous ne sommes pas frères, mais partageons le même sang. Et c'est pour cette raison que je me dois d'être ici, face à vous, et tout faire pour vous convaincre de l'aider.
Jehiel se tait un instant et tente de déchiffrer les visages des êtres assis devant lui. Tous sont suspendus à ses lèvres. Tous, sauf peut-être le Muncanien. Dissimulé sous sa capuche, il est impossible de constater son expression.
— Sa fille est portée disparue, venue sur le continent pour nous trouver. Et vous le savez aussi bien que moi, errer sur ces Terres sans troupe, c'est affronter la mort à chaque instant. (Un frisson longe la colonne vertébrale d'Ashkii lors de ces dernières paroles). Des êtres et créatures à la solde de l'autoproclamer roi Abran parcourent ces lieux à notre recherche ou à la recherche de ceux qui souhaitent nous rejoindre. Ne pas venir en aide à mon frère, c'est condamner sa fille !
Le Muncanien se lève et s'adresse à Jehiel :
— En quoi la présence du Chyrika à ce conseil se justifie-t-elle ? Ils n'ont jamais voulu nous rejoindre, préférant mener le combat de leur côté. Si cela avait été le cas contraire, j'en mettrais ma main au feu qu'il ne nous viendrait pas en aide.(Il tape son poing gauche sur la table.) Alors, je te le redemande, pourquoi est-il ici ?
Un silence de plomb vient de s'abattre sous la tente. Les membres du conseil doutent et Jehiel cherche ses mots pour défendre Ahiga. Ce dernier ne sait pas comment, mais il arrive à se contenir et reste impassible et silencieux.
Quant à Ashkii, il reconnaît cette voix et il a envie de hurler, mais il préfère attendre le dénouement de cette situation. Il n'est pas prêt à risquer de se refuser l'aide de la Résistance. Et si ce conseil se termine mal, il a à présent une carte à jouer qui devrait lui être favorable.
Alors que Jehiel s'apprête à reprendre son plaidoyer, Shérine le devance et se met debout avec grâce et sérénité :
— De ce que j'ai oui dire, lui aussi cherche son enfant parti avec la fille de l'Aboui (Elle jette un regard vers Ahiga.) et aucun de vous ne peut jurer que, comme le dit si bien, Machar, dans le cas contraire, il ne nous serait pas venu en aide. Quand je regarde cet être, je ne vois pas ce que vous semblez voir. Je vois un homme fort et intraitable, mais aussi un père. Un père à la recherche de son fils. (Elle repousse ses longs cheveux noirs en arrière et fixe intensément Ahiga.) Et qu'importe de savoir ce qu'il ferait pour nous, s'il a besoin qu'on lui vienne en aide, nous ne devons pas lui tourner le dos. (Elle se détourne du Chyrika et reporte son attention sur le conseil.) Refuser de l'aider, ferez de vous (Elle pointe son index en premier sur Machar avant de fendre l'air le faisant passer devant chaque membre pour les désigner.) des êtres aussi malveillants que nos oppresseurs.
Tous les yeux sont braqués sur la Ratifi. Celle-ci salue d'un hochement de tête les membres du conseil afin de leur signifier qu'elle a terminé et les remercier de leur écoute.
Ensuite, elle fait de même vers Ahiga et Ashkii avant de retourner à son siège.
Jehiel revient au centre du conseil.
— J'approuve entièrement les dires de Shérine. Si nous ne leur apportons pas notre aide alors nous ne sommes pas dignes de nous appeler les Résistants. Nous ne méritons pas (Il lève sa main gauche et montre la marque brillante tatouée à l'intérieur de son poignet.) de faire partie se l'Alcane ! Seuls les mauvais esprits refuseraient de tendre leur main à autrui.
Le Rajasir se lève et d'une voix appelant à la sérénité s'adresse directement à Ashkii et Ahiga :
— Les Rajasirs seront avec vous. L'un des nôtres est revenu parmi nous, et cela, grâce à vous. Vous l'avez accueilli sur votre île et l'avez gardé en sécurité. Pour ça et parce que nous valons mieux que nos ennemis, nous acceptons de vous venir en aide.
Ashkii lui adresse un regard de remerciement. Il est heureux que son ami, Agus, ait retrouvé les siens et que ceux-ci prennent part à sa cause.
Le Rajasir reste debout tandis que l'Igum jette un coup d'œil au Soufène et au Muncanien ensuite à la Ratifi avant de se lever à son tour. Ils fixent les deux nouveaux venus et se frottent les écailles du cou.
— Je m'engage pour les Igums. Jadis, un bon ami m'a dit que le combat le plus merveilleux à mener est celui de l'amour et la liberté. En l'occurence, le vôtre est pour l'amour et les Igums s'ils refusaient de vous venir en aide pour retrouver vos enfants et refusaient de se battre à vos côtés lors d'une mauvaise rencontre, ne seraient plus dignes de faire partie des peuples du bien.
Ashkii murmure un merci et Ahiga opine du chef. Avec la Ratifi qui les a soutenus ouvertement, la majorité du conseil est de leur côté et ils l'ont bien compris. Patiemment, ils attendent tout de même la décision des deux autres.
Le Muncanien semble camper sus ses positions et s'enfonce un peu plus au fond de son siège. Quant au Soufène, il vient se positionner devant le père de Kiona et celui d'Aron. Ses longs cheveux blanchâtre trahissent son âge avancé. Il les salue d'un geste de la tête avant de prendre la parole pour leur donner sa décision :
— J'ai entendu ce que mes alliés ont dit et je ne peux les désapprouver. Cependant, personne ici, n'est sans savoir, que mon peuple a beaucoup souffert à cause d'Abran et souffre encore. Dans ce camp, (Il lance un regard vers l'entrée de la tente où s'élèvent les bruits quotidiens de la vie sur le campement : feu crépitant, tintement de vaisselle, son de voix.) les Soufènes présents ont pu constater la violence des alliés de ce roi autoproclamé et tous sans exception ont perdu un ou plusieurs êtres chers. Sans compter que notre village est toujours assiégé.
Il se tait et ferme les yeux. Il inspire profondément. Un courant d'air traverse la tente et fait virevolter ses cheveux avec grâce.
— Je n'engagerais pas les Soufènes en mon nom, mais je m'engage personnellement et j'exposerai la situation aux miens afin qu'ils décident eux-même de vous suivre ou non. La décision leur appartient.
— Nous comprenons, murmure Ashkii en repensant aux êtres qu'il a lui-même perdus.
Tous se retournent vers Machar, toujours caché sous son capuchon, renfrogné.
— Hors de question que j'aide un Aboui et encore moins un Chyrika, déclare-t-il, et cela, pour des raisons qui me sont propres.
Ashkii ne tenant plus, se lève et vient se poster face à lui.
— Tu penses que cela ne te concerne pas, Machar, mais bien au contraire, retrouver nos enfants te concernent plus que de raison.
Machar lâche un ricanement. Il a bien reconnu Ashkii et n'est pas prêt de pardonner à son meneur, Munco.
— Ashkii, tu sembles te méprendre. (Il décolle son dos du dossier de la chaise et se débarrasse de sa capuche afin d'avoir le visage à découvert. Il ancre ses yeux dans ceux de l'Aboui.) Sache que ton meneur, ce cher Munco, m'a contraint d'abandonner ma fille lorsque je suis venu rejoindre la résistance et je ne vois pas en quoi retrouver sa petite fille me concerne.
Ashkii prend une grande inspiration et redresse ses épaules sans lâcher le regard de Machar.
— Parce que ta fille est avec elle, révèle-t-il les dents serrées. Contrarié de devoir le forcer à leurs apporter son aide.
Se considérer comme un résistant, mais tourner le dos à ceux qui ont besoin d'aide, voilà une drôle de façon de prôner la paix.
Machar semble se décomposer suite à cet aveu. Il déglutit difficilement avant de se mettre debout, tous ses muscles tendus par la colère.
— Menteur ! hurle-t-il. Je ne suis pas dupe ! Tu es prêt à utiliser toutes sortes de subterfuges pour acquérir mon aide, mais il n'en sera rien ! (Il saute sur la table à pieds joints et se jette sur Ashkii le faisant tomber à la renverse. Il commence à lui assener des coups de poings au visage.) Tu n'es qu'un menteur, ma fille n'aurais jamais osé venir sur le continent seule ! Cette guerre a fait des Abouis des monstres !
Des cris s'élèvent de la tente provenant de ses occupants afin d'arrêter Machar. Le père de Kiona allongé au sol, le visage en sang, se défend à peine.
Jehiel et le chef des Chyrikas sont les premiers à intervenir. Shérine, elle, reste en retrait et observe.
Alors que le poing de Machar est levé et est prêt à frapper une nouvelle fois, il est retenu par le poignet. Immobilisé, à califourchon sur Ashkii, il se retourne et les iris rouges d'Ahiga le font frissonner. Un Chyrika qui défend un Aboui.
— Ça suffit, lui ordonne-t-il. Même si voir l'Aboui recracher du sang me satisfait quelque peu, sache qu'il ne ment pas. Mon fils est parti en compagnie de sa fille, de la future Régente du don et de l'amie de celle-ci. Et je suppose que c'est cette dernière ta fille. Elle se prénomme Stella.
Machar reste pantois. Ahiga en profite pour le soulever et le repousser à deux trois pas de l'Aboui. Le Muncanien s'écrase contre des barils en bois.
Ashkii, quant à lui, se relève péniblement soutenu par Jehiel. Ce dernier l'emmène s'asseoir sur la chaise occupée juste avant par la Ratifi en bout de table.
Le Muncanien reste au sol, tous les yeux braqués sur lui. Appuyé sur les coudes, des larmes ruissellent sur ses joues. Sa fille, sa chère fille, est là, sur le Continent, à découvert. Qui sait ce qu'il peut ou lui est déjà arrivé ? Quelles rencontres a-t-elle fait ? Le cœur de Machar se serre, imaginant le pire. Il n'a plus le choix. Il doit partir avec sa recherche. Et pour cela, il n'a pas d'autres choix que d'apporter son aide à Ashkii et Ahiga.
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