Chapitre 1
— Sauve-toi ! Sauve notre fille ! Je m'en sortirais !
Ce sont les dernières paroles prononcées par Satinka ceinturée par un mercenaire aux ordres de l'autoproclamé Roi Abran de Vazora.
Toutes les nuits, elles résonnent dans la tête d'Ashkii et le réveillent les yeux larmoyants, les joues humides.
Les images de son être de vie, le visage déformé par la douleur, se faisant emmener par cet être immonde au regard vicieux le hantent plus que de raison.
Le cœur oppressé par le chagrin, il sort de son lit. D'un pas las, il va, comme à chaque fois, s'asseoir sur le sable pour contempler l'union du ciel et de l'étendue d'eau face à lui. Il reste là dans l'attente que les derniers mots de Satinka deviennent plus lointains et s'estompent.
En ce lieu, bercé par le bruit des vagues et le regard perdu dans l'horizon, son cœur parvient à trouver un certain apaisement. Il contrôle sa respiration afin de chasser les images de son esprit et de reprendre le contrôle sur ses ressentis.
Malgré tout, les regrets subsistent.
Il aurait dû les poursuivre, mener bataille, mais ce n'était pas le souhait de Satinka. Leur fille était sa priorité et c'est à cette idée qu'il se raccroche pour ne pas se noyer sous le poids de la culpabilité de n'avoir rien tenté.
Par Rala, comment sommes-nous devenus à ce point crédule ? se demande-t-il encore une énième fois tout essuyant ses joues du revers de ses mains.
Avoir cru en la parole de cet être venu des Terres du Sombreur a été une erreur lourde de conséquences dès lors qu'il s'est autoproclamé Roi de Vazora sous couvert de souhaiter réunifier les quatre Terres. Il disait vouloir retrouver le monde tel qu'il était avant l'édification des frontières. Que de là d'où il vient, tous les peuples s'étaient ralliés à lui et à sa cause.
Malheureusement, avoir eu foi en cet homme immoral les a conduit à leur perte.
Ashkii lève les yeux au ciel. Les étoiles brillantes se reflètent dans ses iris floutés par les larmes.
Dire que l'impossibilité d'enfanter pour quiconque cinq lunes noires avant l'arrivée de ce tyran parmi eux aurait dû les avertir d'une menace imminente, mais à la place, bon nombre des habitants ont tourné le dos à Rala, la rendant responsable de l'infertilité qui s'est répandue sur leurs Terres.
Les paupières de l'Aboui se ferment lentement sous la pression des perles humides qui se forment un peu plus à chaque battement de cils.
Abran, après leur avoir fait de belles promesses les a démunis de tout ce qu'ils possédaient. Tous ces peuples, royaumes, communautés détruits et toutes ses vies innocentes arrachées par la soif de pouvoir d'une seule personne n'auraient jamais dus avoir lieu.
Des sorts, des incantations et des rituels en tout genre ont bien été tentés un peu partout, mais ils se sont avérés inutiles. La faille dans la frontière n'a pu être refermée. Trop confiants, les dirigeants des Terres de Rala ont traîné à réagir se laissant abuser par cet homme trop longtemps.
La mâchoire d'Ashkii est serrée par la colère au point d'avoir l'impression que ses dents vont se briser.
Ils se sont laissé berner par de belles paroles et ont cru qu'ils les laisseraient continuer de vivre en toute tranquillité. Mais ce fut tout autre.
Sans même s'en rendre compte, il broie des grains de sable aux creux de ses mains et les fait grincer imperceptiblement.
Pourtant, pendant un laps de temps, la vie suivait son cours normalement, et cela, jusqu'à ce qu'Abran réussisse à agrandir la brèche de la frontière. Il a alors permis à de nombreux de ses partisans de le rejoindre et les a laissé terroriser tout le monde afin de prendre possession de tout ce que les Terres de Rala ont à offrir, dont ses habitants réduits à l'esclavage après s'être inclinés devant l'oppresseur.
A-t-il agi de la sorte pour parvenir à régner sur les Terres du Sombreur et enrôlé ses peuples dans sa quête de pouvoir ?
Certes, ces lieux sont réputés pour n'abriter que des êtres mauvais, mais Ashkii s'est toujours demandé s'il n'y avait pas des personnes nées avec une belle âme de l'autre côté de la frontière. Bien que l'histoire de Vazora raconte que lors de l'édification de celle-ci seuls des individus sans foi, ni lois y ont été envoyés.
Maintenant, la seule chose dont les Vazorans qui vivent sur les Terres de Rala sont certains, c'est que leur lieu de vie d'autrefois n'est plus que ruine et désolation.
Ashkii inspire profondément. Cinq lunes noires le séparent de la disparition de Satinka et rien n'a changé depuis.
Perdu dans ses pensées, il n'entend pas les sabots qui foulent le sable avec lenteur derrière lui. C'est lorsque de la poussière dorée virevolte devant ses yeux qu'il se retourne, un léger sourire bienveillant sur les lèvres contrastant avec ses joues rougies.
— Papa, j'étais sûre que je te trouverais ici, affirme la jeune femme en prenant place à ses côtés.
Elle plonge son regard dans l'Etiendo dont les vagues se forment et roulent avec délicatesse sur la plage.
Comme pour son père, cet endroit apaise ses angoisses et c'est avec délectation qu'elle hume l'air marin. Avant de venir ici, elle n'avait jamais vu ce genre d'endroit. Ahuni, la Terre où ils vivaient, est construit au milieu d'une immense forêt aux arbres majestueux. Rare sont ceux qui s'y sont aventurés au-delà.
— Moi non plus je ne trouve pas le sommeil, dit-elle
Ashkii passe son bras autour de ses épaules et la ramène doucement contre lui. La jeune femme dans un mouvement instinctif pose sa tête sur son épaule.
— Pourquoi donc, Kiona ? Solon n'est pas rentré de sa ronde de nuit ? lui demande-t-il, les sourcils légèrement froncés par l'étonnement.
Une fine grimace se dessine sur le visage de Kiona. Solon, l'être de vie choisit par son grand-père avec qui elle a si peu en commun dort tranquillement et ne se soucie pas de savoir où elle est, ni ce qu'elle fait.
— Si, c'est pas ça qui m'empêche de dormir. C'est d'être bloquée sur cette île alors que nos Terres nous ont été volées et que maman est là bas ... seule.
Elle finit difficilement sa phrase, une boule de chagrin est venue se loger dans sa gorge. Elle tente de la ravaler sans y parvenir. Ses iris bleus aux filaments dorés brillent de tristesse.
— Je sais, ma fille, et crois-moi, si cela ne tenait qu'à moi, je serais déjà retourné sur place, mais je me devais de te protéger, Kiona.
Il lui passe la main dans les cheveux avec tendresse alors que sa fille réfute encore une fois cette excuse qui ne cesse de lui donner depuis toutes ces lunes noires.
— J'ai grandi depuis et je suis capable de me défendre ! s'exclame-t-elle en se détachant de son père. Papa ! Ensemble, nous pouvons le faire !
À force de volonté et de travail, elle est devenue une très bonne archère. Elle s'est entraînée plus que de raison à manier son arc et à parfaire son don de guérison. D'ailleurs, Ashkii le sait mieux que personne, cependant, il ne peut ignorer les dangers qu'il lui ferait encourir s'il venait à l'emmener au cœur de la guerre. Il ne supporterait pas de la perdre, elle aussi.
Elle le fixe droit dans les yeux, suspendue à ses lèvres dans l'attente d'une approbation, même à demi-mot. Qu'il lui fasse part que le départ est proche. Que tous les deux, ils partiront de cette île.
En vain...
— C'est vrai, mais tu oublies une chose. Malgré le chaos ambiant, ton grand-père, en tant que meneur des Abouis est le seul décisionnaire de nos combats.
Les traits du visage d'Ashkii se durcissent. La colère qu'il nourrit envers Munco, l'être à la tête de son peuple et père de Satinka, est immense. Le voir préférer se contenter d'une vie en exil plutôt que de se battre pour récupérer ce qui lui appartient le dépasse. À croire qu'il a abandonné la bataille avant même de l'avoir commencée. Bien sûr, Ashkii aurait pu retourner sur le continent, mais laisser Munco se charger de l'éducation de sa fille n'était pas envisageable. Satinka n'aurait pas approuvé. Il sen veut déjà assez de ne pas être parvenu à empêcher leur meneur de choisir l'être de vie de Kiona.
Munco ne l'a jamais vraiment apprécié, il le sait. D'ailleurs, ce n'est pas l'être de vie qu'il avait choisi pour sa fille, mais celle-ci est tombée enceinte de lui avant son union avec l'Aboui qu'il avait désigné. Depuis, leur meneur fait preuve d'antipathie non dissimulée envers lui.
Kiona partage la façon de voir les choses de son père. Comment son grand-père, si bon à ses yeux ne met pas tout en oeuvre pour tenter de retrouver sa mère. Sa fille ! La pense-t-il perdue à jamais ?
Kiona, elle, nourrit toujours l'espoir qu'elle soit encore en vie. Qu'elle soit parvenue à rejoindre un détachement de l'Alcane. Lorsqu'ils ont été séparés pendant leur dernière bataille sur le continent, elle y a sûrement trouvé refuge.
Elle se raccroche à cet espoir fourni par son père et son grand-père. Et c'est pour ça qu'elle veut retourner sur le continent. Elle s'est entraînée dur et se sent prête à présent.
L'espérance, n'est-elle pas une motivation nécessaire pour mener un combat quel qu'il soit ?
Pour la jeune femme, c'est bien plus qu'une motivation, mais une raison de vivre !
Garder espoir lui permet de continuer d'avancer. Et maintenant elle se sent prête à prendre les armes et défendre ce en quoi elle croit : rien n'est impossible quand on a la foi. Et elle, elle a foi en Rala. Elle l'a toujours eu, même si elle n'approuve pas toujours les sanctions prises en son nom.
Le regard planté dans l'horizon, éclairé par le clair de lune, elle se perd dans ses pensées. Elle s'imagine rejoindre l'Alcane. Et plus le temps passe, plus ce désir se fait pressant. Elle ne laissera personne l'en empêcher : ni son grand-père, ni Solon, ni même son père qu'elle chérit tant. Dès qu'une occasion se présentera à elle, elle la saisira.
Dès son arrivée sur cette île d'exil, elle s'est fait une promesse, celle de retrouver sa mère envers et contre tous. Elle sait pertinemment que tôt ou tard, elle réussira à partir de cet endroit et elle pourra enfin honorer sa parole. Puis, elle prendra les armes et défendra les opprimés avec la ferme intention de leur rendre tout ce qu'ils ont perdu, dont leur liberté. Et peut-être, pourquoi pas, par la suite, tenter de changer les lois au sein de son peuple afin de faire évoluer leur façon de vivre. Comme par exemple, laisser les femmes choisir leur être de vie. C'est d'ailleurs la première chose qu'elle modifierait. Ensuite, beaucoup d'autres coutumes sont à revoir.
Et qui sait, si elle y parvient, cela pourra aussi amener les habitants des Terres de Rala à voir les choses autrement et s'opposer à certains préceptes venus d'un autre temps.
Une vision utopique d'un monde plus harmonieux, elle en est bien consciente malheureusement, mais y songer de temps à autre permet à son esprit de vagabonder et de s'évader de la réalité.
Au même moment, dans une des habitations de fortune de l'île. Une jeune femme se glisse en toute discrétion dans le lit d'une autre en faisant bien attention de ne pas se faire repérer par la matriarche du foyer. Chaque nuit, c'est la même ritournelle et dans le silence ambiant, le moindre bruit semble faire un boucan infernal. La jeune femme traverse la pièce à vivre sur la pointe des pieds et rejoint la chambre de celle qu'elle considère comme son être de vie.
La pièce n'est pas très grande, mais assez pour y disposer un grand lit avec un matelas rembourré de crins végétales. Les murs sont faits de gros rondins de bois empilés dont certains nœuds font penser à des vagues, d'autres à diverses formes que chacun interprète à sa façon.
Elle ôte du bout des doigts les mèches de cheveux roux qui recouvrent le visage de sa bien-aimée et après lui avoir déposé un doux baiser sur la joue, se blottit contre elle. La jeune femme se laisse envelopper par la chaleur de leurs corps réunis, les yeux fermés, un sourire heureux sur les lèvres. L'autre l'entoure de ses bras, lui embrasse le front tendrement et murmure :
— Je ne t'attendais plus.
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