𝟷𝟾 | 𝚍𝚒𝚡-𝚑𝚞𝚒𝚝
Bonne lecture !
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Il fait tellement bon aujourd'hui, que Spencer a pu, pour la première fois depuis le printemps, mettre un t-shirt : un t-shirt Doctor Who que sa mère lui a offert le 28 octobre dernier pour son anniversaire. Elle l'a apparemment trouvé dans un petit magasin en faisant une promenade avec la voisine, comme elle le faisait souvent au début. Des promenades, qui sont devenues un peu plus rares depuis le jour où sa mère s'est mise à hurler au milieu d'une quincaillerie (une caméra mal placée, et une griffure sur le bras qui lui ont fait croire que quelqu'un venait de lui implanter un micro dans la peau).
Donc, son t-shirt Doctor Who, que sa mère a pris trois tailles au-dessus pour qu'il dure plus longtemps, est plus ou moins la raison pour laquelle il entre dans la voiture avec un grand sourire. La portière claque, et Simon se tourne vers lui avec un sourcil haussé.
— T'as l'air heureux, aujourd'hui, fait-il remarquer.
Il y a toujours cette odeur de cuir, cette bouteille d'eau régulièrement changée, et cette boîte de bonbons au miel à côté du levier de vitesse. Cette voiture a un goût d'habitude, à présent. C'est agréable de pouvoir savoir à quoi s'attendre : au fond, il se demande si un jour lui aussi partira, si Simon lui annoncera un beau jour qu'il compte quitter Vegas.
Spencer cligne des yeux et lui offre un sourire.
— J'ai passé la nuit à regarder une série avec maman. La femme de la librairie du quartier m'a prêté trois saisons entières sur cassettes.
Il est rentré avec un sac, et sa mère l'a accueilli avec des cernes, des cheveux emmêlés, et un pyjama. C'est un mauvais jour, ce n'est pas si grave, alors il a fait la cuisine (enfin, il a fait comme il a pu) et l'a tirée jusqu'à ce qu'elle s'installe avec lui sur le canapé.
Sans trop y réfléchir, elle l'a serré contre elle pendant des heures, et finalement au lever du soleil, ça allait mieux.
Simon lui rend son sourire, et son regard tombe sur le t-shirt de Spencer.
— Doctor Who ?
— Doctor Who, confirme-t-il.
— J'en ai entendu parler. Une fille de mon boulot l'a conseillé à une de ses amies.
Il hausse un sourcil comme pour demander « c'est bien ? » et Spencer lui répond avec un hochement de tête ravi : tout à coup, il fait vraiment son âge. Un enfant fan d'une série qui passe à la TV, avec un t-shirt trop grand comme ceux qu'arborent les nerds dans les universités.
Un moment passe, un moment agréable, puis Simon demande :
— Alors, quel est le programme aujourd'hui ?
Avec hésitation, Spencer tend la main pour attraper un bonbon au miel : ça lui a pris du temps pour oser mettre dans sa bouche quelque chose qui traîne à l'intérieur d'une voiture, mais Simon lui a assuré que la boite est fermée le reste du temps, que c'est propre et sans danger.
Spencer sait que c'est faux, mais il veut réussir à faire quelque chose de normal. Il veut réussir à serrer des mains et faire des câlins à d'autres personnes que sa mère.
— Je t'ai rapporté tes livres, dit-il en ouvrant son sac à dos qu'il a posé à ses pieds.
— Alors ?
— Celui sur L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique était très intéressant. Plutôt juste, pour 1939. J'ai... appris des choses. Peut-être que la prochaine fois qu'on ira à une exposition, je n'aurais pas l'air aussi bête.
Simon lève les yeux au ciel en éclatant de rire.
— Tu n'as pas eu l'air bête.
— J'étais ridicule.
— Si la guide faisait cette tête-là, c'est parce que tu l'as repris sur sa définition simplifiée de l'impressionnisme anglais. Tu n'avais pas l'air bête, elle était juste très vexée et un peu humiliée.
Spencer hausse un sourcil.
— Oh.
Sa bouche se tord.
— Je ne sais pas si c'est mieux. Ou peut-être que si, en fait. Sa définition était vraiment affreuse.
Simon sourit, tend le bras pour lui ébouriffer les cheveux, et la poitrine de Spencer semble prête à éclater : la joie est un sentiment étrange, car dans ces moments-là la douleur est presque agréable. Il se tortille sur le siège, a l'impression que le bout de ses doigts s'engourdit, et se tourne à nouveau vers Simon quand ce dernier lui demande :
— Alors, tu veux faire quoi ? C'est toi qui choisis, aujourd'hui. On peut passer chez moi pour que je te donne le reste des livres, puis aller... où tu veux.
C'est incroyable aussi, d'avoir le choix : Simon lui demande ce qu'il veut manger, ce qu'il veut faire, comment il va. Il a l'air de le considérer comme quelqu'un qui peut avoir une opinion, de le considérer comme autre chose qu'un gamin un peu trop malin.
Au matin, quand sa mère a commencé à émerger, quand elle a commencé à le relâcher lentement, à passer sa main droite dans ses cheveux en chuchotant à son oreiller : des morceaux de poème, des citations du XVIe siècle, et des conseils qui lui venaient sûrement d'un temps plus ancien. Elle lui a dit « je t'aime, Spencer, je t'aime tellement », « tu es brillant, mon fils, ton esprit est un don, un véritablement don du ciel qui n'appartient qu'à toi », « il ne faut pas hésiter à dire aux autres qu'on les aime, Spencer. Si tu les aimes, alors dis-le ».
Il n'a rien dit à George, il n'a jamais rien dit à son père, et il ne l'a pas encore dit à Marc. Il ne parle à personne dans son lycée, apprécie beaucoup ses voisins, et finalement le propriétaire n'est pas un mauvais bougre.
Son monde est tout petit, si petit et si fragile.
— Merci, souffle-t-il en fixant le pare-brise devant lui.
Le parking contient plein d'autres voitures, mais pas grand monde. L'air est chaud, le soleil tape sur le capot, un rayon se pose sur son bras à travers la vitre.
— Pour quoi ?
— Pour tout. Merci d'être là, merci d'être.... merci. Je ne l'ai jamais dit, et j'ai parfois du mal à tout comprendre parce que le corps n'est qu'une chaîne de réaction, que l'affection est quelque chose de très scientifique au final, mais je t'apprécie vraiment. Je ne l'ai pas dit à George. Alors je voulais... je t'aime beaucoup.
Il serre ses poings sur ses cuisses, parce que c'est terriblement difficile à dire, parce qu'être honnête lui donne l'impression que des gamins vont soudainement ouvrir la portière de la voiture pour aller l'attacher à un poteau, ça lui donne l'impression qu'on va lui répondre « Prends soin de ta mère, Spencer ».
Spencer s'ouvre un peu, il essaye de serrer des mains, et la seconde d'après on claque la porte et il se retrouve dans le noir.
Il déglutit. N'ose pas relever la tête.
— Oh, Spencer..., souffle Simon. Tu es.... moi aussi, je t'aime beaucoup.
Le soupir qui tombe de ses lèvres est presque salvateur. Sa gorge se serre, et il a presque envie de pleurer tout en sachant qu'il ne faut pas : peut-être que quand il sera adulte, plus grand, plus autonome, il n'aura plus autant envie de pleurer à chaque occasion.
Il renfile, alors, et commence à se tourner lentement vers Simon.
Une main se pose sur sa cuisse, une autre dans sa nuque, et lentement son sourire soulagé tombe alors que son champ de vision s'obscurcit. Quelque chose est soudain très proche, quelque chose est soudain partout, quelque chose se pose sur ses lèvres et il inspire —
Les yeux de Spencer s'écarquillent, et la seule chose qu'il peut voir ce sont des paupières closes. L'odeur de Simon, des vieux livres et une senteur de clémentine, l'envahit entièrement et il ne sait pas quoi faire, quoi penser car à l'intérieur tout est blanc et silencieux et il sent à peine les lèvres qui remuent et le souffle qui tombe sur son visage et son nez qui touche un autre nez.
Quand Simon se recule pour pencher la tête dans l'autre sens et recommencer, c'est presque comme un électrochoc douloureux qui le fait bondir.
C'est impossible, c'est impossible, rien du tout, rien du tout, rien du tout, non, non, non, prends soin de ta mère Spencer, Oh, Spencer personne ne t'a rien dit, Tu es mature pour ton âge, mature, mature, mature, Vas-y débats toi mais personne ne te trouvera avant demain matin et tu vas rester attaché là jusqu'à ce qu'on se décide à te libérer.
— Shh, entend-il, Spencer tout va bien, c'est normal...
La main dans son cou se fait plus ferme et une autre attrape son bras au vol, son tout petit bras de gringalet (et les doigts sont tellement longs, tellement longs qu'ils font le tour de son poignet sans aucun problème). Spencer remue, se tord, se cogne la tête sur la vitre de toutes ses forces et le goût de miel dans sa bouche le dégoûte.
Il y avait Riley, il y avait Riley le petit garçon mort dans la cave et ils ont déménagé et son père est parti et maintenant il est seul et maintenant s'il ne rentre pas, s'il ne rentre jamais alors sa mère, sa maman, sa....
Il veut crier, il veut crier tellement fort que ça lui brûle la gorge mais rien ne veut sortir et il se contente de continuer de se débattre en entendant à peine les « Spencer calme-toi, c'est normal, c'est comme ça, tu vas comprendre » : il donne un coup de pied, les yeux fermés et des points blancs partout sous ses paupières. Il donne un coup de poing avec l'autre main, essaye à nouveau, se retape la tête contre la portière dans son dos.
Une gifle fait craquer sa nuque et envoie sa tête sur le côté. Un goût de sang se répand dans sa bouche.
Il se fige tout entier.
— Arrête de faire ça, d'accord ? Ça suffit. Tu n'es pas comme ça.
Une voix dure, presque vexée. Une voix qui dit tu es différent, qui dit tu ne dois pas faire des choses comme ça, qui dit tu n'es pas un gamin Spencer, alors arrête de pleurer.
Il ne veut pas le regarder, il ne veut pas mais pourtant l'expression figée de Spencer se retourne vers lui. La bouche entreouverte, les yeux brillants : son regard se pose sur la mine déçue et impatiente de Simon. Durant une seconde à peine, le temps s'arrête et tout paraît si clair que Spencer sent son ventre se tordre un peu à l'idée que quelqu'un soit déçu de lui.
Puis le temps reprend, et tout s'efface et se brouille.
Ça n'a pas de sens, pas de sens du tout et Spencer n'arrive même pas à penser parce que son foutu don du ciel a décidé de le lâcher maintenant : sa mémoire fabuleuse enregistre chaque bruit et chaque geste et chaque sensation. Un sanglot remonte depuis sa poitrine, et il libère une de ses mains pour essayer d'ouvrir la portière.
Le premier essai est un échec, et la boîte de bonbons au miel vole dans la voiture, sur les sièges et les tapis.
La sécurité est enclenchée, alors tout en envoyant un nouveau coup de pied quelque part (et pour la première fois son pied rencontre bel et bien quelque chose) il se tourne à demi et relève le petit bout de plastique qui dépasse à côté de la vitre. Un bruit doit se faire entendre, mais Spencer n'entend plus rien à part son cœur affolé et la voix de sa mère quand elle lui lit de la poésie de moyen-âge.
« Sois un gentleman, Spencer. Quand tu seras grand, je veux que mon fils soit un homme avec des principes, peu importe si quelqu'un te dit que tu es vieux jeu. L'amour courtois, il n'y a que ça de vrai. Le respect mutuel, mon chéri. L'amour courtois du moyen-âge, voilà à quoi le respect doit ressembler. »
La portière s'ouvre en grand et il dérape sur le goudron, éraflant son coude en tombant. Des mains attrapent ses chevilles, ses chaussures trop petites restent bien accrochées à ses pieds, et le regard de Spencer tombe sur son sac à dos.
Pas un son n'est sorti de sa bouche. Ses oreilles sifflent.
— Spencer !
Il se débat, se libère enfin, et tend la main vers son sac qu'il tire de toutes ses forces. Quand il se relève en tremblant, il doit s'y reprendre à deux fois pour réussir à se mettre à courir.
Et quand il le fait, il ne sait même plus comment s'arrêter.
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Des bisous !
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