𝟷0 | 𝚍𝚒𝚡

Bonne lecture !

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— George n'est pas là ?

Spencer balaye la place des yeux, et croise les regards du professeur sans maison, de Lucienne et son visage doux, d'un nouveau qui vient souvent ces derniers temps et qui a l'air de ne jamais dormir. Il grimpe sur sa chaise (et elle paraît neuve), et n'enroule pas son sac autour de sa jambe.

Il a plu tout le week-end, tellement que la rue de Spencer a presque été inondée : il a mis des bottes trop grandes en caoutchouc pour sortir, et a rentré son jean à l'intérieur. Quelques filles de sa classe lui ont lancé des regards, mais il les a ignorés.

C'est un peu plus simple, maintenant. D'ignorer. De laisser couler. D'éviter. S'il se débrouille bien pour rester dans les endroits bondés du lycée, alors personne n'a le temps de lui taper dessus. Il ne va pas aux toilettes, ne sort pas de la classe en dernier, ne traîne pas près du gymnase : si l'équipe de volley veut qu'il leur donne de nouvelles statistiques, alors ils viennent directement le trouver le midi, à la cantine (et là, il ne prend rien qui peut être renversé).

C'est un peu plus simple, car il sait qu'en sortant des cours il peut passer au parc pendant quelques minutes, parfois une heure certains jours. Et que là, des gens l'écoutent, des gens lui sourient, des gens lui demandent des conseils et lui racontent des choses.

— Oh, non pas aujourd'hui, Spencer. Son rhume ne se calme pas alors il a trouvé une place dans l'un des refuges pour quelques jours.

Spencer hoche la tête. C'est bien. Il se penche, sort de son sac un paquet de mouchoirs en tissu que sa mère brode pour lui, ainsi qu'une thermos qu'il a volée au lycée sans scrupule. Il l'a remplie de café, en se glissant dans la salle des profs à une heure stratégique.

Il tend le tout à Marc.

— J'ai ramené ça pour lui.

— Oh, Spencer...

— Tu pourras lui donner ? J'ai lu que les boissons chaudes aidaient avec l'infection des parois nasales, alors...

Il sourit timidement, et Marc accepte ce qu'il lui tend avec un air attendri : Lucienne pose rapidement une main sur son épaule pour lui offrir un regard chaud. Le contact n'est pas long, et Spencer ne se tend pas trop fort.

— Bon, les blancs ou les noirs aujourd'hui ?

— Les noirs.

Les pions sont placés un par un sur le plateau. Spencer n'a plus vraiment besoin de son propre mouchoir : il ne met pas ses doigts à sa bouche, fait en sorte de garder ses mains loin de son visage, et garde toujours un gel désinfectant dans l'une des poches de son sac. Il prend le métro, parfois. C'est un peu pareil.

Sauf à l'heure de pointe, là il regrette vraiment.

— Alors, Spencer, ta journée ?

— Oh, rien de spécial. Ils ont refait les stocks à la bibliothèque, et j'ai trouvé deux livres que j'avais pas lus. J'ai pu les lire ce midi.

Marc sourit, et bouge son fou.

— Les deux ?

— Oui. Le deuxième n'était pas terrible. La philosophie, ça devient un peu n'importe quoi dans la dernière partie du XXe siècle.

Quelques spectateurs rigolent, les bras croisés sur leurs poitrines, amusés. Spencer s'est aussi habitué à ça : à ces gens qui viennent sans jouer simplement pour prendre un peu l'air, faire une pause, ou voir de quelle manière Spencer va battre son adversaire. Ce n'est pas toujours Marc et George, mais les autres ont un peu plus de mal à accepter une défaite certaine.

Spencer comprend. Il ne trouverait pas ça marrant non plus.

— Hier soir, le propriétaire m'a fait jouer à la table pendant sa soirée. Ça sentait la cigarette et l'un d'eux a renversé son verre sur moi, mais au final j'ai gagné. Tellement gagné que quand je lui ai tout donné, il nous a offert le loyer du mois.

Des sourcils haussés, puis un soupir :

— Si tu avais l'âge, tu pourrais te faire une fortune dans les casinos.

— Je le ferai, quand je serais moins...

Il fait la moue et se pointe du doigt, de haut en bas. Son visage crie l'enfance, autant que ses bouclettes, ses cheveux clairs, et ses épaisses lunettes qui commencent à ne plus être à sa vue.

— Le propriétaire m'a déjà dit qu'il pouvait m'avoir une fausse carte d'identité si je lui reversais un pourcentage.

— Bah voyons, il perd pas le nord.

Spencer sourit, et calcule une victoire en trois coups. C'est assez simple, à présent ; l'entraînement est bien plus efficace que ses lectures ou ses documentaires. À force de jouer, il finit par voir les pièces bouger d'elles-mêmes devant ses yeux. Presque autant qu'il voit quand quelqu'un croit à son bluff, au poker.

Il s'apprête à se saisir d'un pion, lève la main, mais se fige soudain. Son expression se crispe, Marc fronce les sourcils, mais le regard de Spencer est perdu au-dessus de son épaule : de l'autre côté de la place, près de la fontaine, un groupe d'adolescents paresse en rigolant. L'un d'eux a un skateboard, un autre tient sa copine par les hanches, un troisième imite quelque chose qui apparemment fait rire les autres.

— Spencer, tout va bien ?

Il met peut-être quelques secondes de trop avant de tourner la tête pour rencontrer son regard.

— T'es... très pâle.

Même Lucienne lui offre une moue inquiète. Il a l'impression de sentir une sueur inquiète descendre le long de son dos, et tout à coup sa bouche est sèche et pâteuse.

Sa main, tendue au-dessus des pièces, se rétracte contre sa poitrine et il se recroqueville un peu. Marc fronce les sourcils, et se retourne pour suivre son regard. Presque aussitôt, il semble comprendre un peu.

— Ils sont... dans ton lycée ?

Son cœur bat trop fort, il déglutit, et voit presque une page s'étaler derrière ses paupières et les mots s'impriment : l'infarctus correspond à une atteinte du muscle cardiaque, dans la grande majorité des cas, il est lié à la présence d'un caillot sanguin qui obstrue une artère coronaire, quand le flux sanguin est ralenti ou bloqué, le tissu musculaire cardiaque ne reçoit plus assez d'oxygène et se nécrose, et cette atteinte des tissus a des répercussions très importantes sur le fonctionnement du cœur et peuvent mener à l'arrêt cardiaque.

Arrêt cardiaque, arrêt cardiaque, arrêt cardiaque.

Spencer inspire profondément et cligne plusieurs fois des yeux. Il ne pleure pas, il n'a pas pleuré depuis longtemps, il ne pleurera pas, plus jamais, plus jamais.

— Non, souffle-t-il. Pas dans mon lycée. Dans mon... collège.

Ça fait un moment, mais il y a deux visages qu'il reconnaît sans problème. Des visages qui ont souri, tellement souri et tellement ri devant ses pleurs et ses propres cris, ses supplications, ses « lâchez moi laissez moi descendre ». La trace des cordes qui ont brûlé sa peau, la sensation de l'air sur son corps, et l'humiliation tellement brûlante encore présente dans sa gorge.

— T'inquiète pas, bonhomme. Ne vomis pas, ils vont partir. Regarde.

Marc lui offre une expression compréhensive, puis se tourne vers Lucienne qui acquiesce avec sérieux. Elle se lève de sa chaise, resserre son gilet autour de ses épaules étroites, ébouriffe un peu ses cheveux, puis marche en direction du groupe de jeunes .

Spencer la fixe avec horreur, la mâchoire tellement serrée qu'il en a mal aux dents.

— Spencer, l'appelle Marc.

Il le redit une seconde fois, jusqu'à ce qu'il se tourne vraiment vers lui. Il va vraiment vomir.

— Personne ne va rien te faire, d'accord ? Regarde juste.

Il regarde, oui : il voit Lucienne s'avancer, voûter son dos, et quand elle parvient enfin au groupe ils s'arrêtent tous et la dévisagent. L'un d'eux se recule, la fille offre une expression gênée, et Lucienne tend ses mains en se rapprochant sûrement beaucoup trop.

Quand ils finissent par s'excuser un peu trop fort en tournant les talons pour s'éloigner, elle attend quelques secondes avant de se retourner vers eux avec un sourire : elle lève son pouce en l'air et Marc lui répond.

Il se retourne vers Spencer, plus apaisé, et ce dernier pose une main sur son cœur. Il ralentit petit à petit, mais ses mains sont toujours moites et il se sent prêt à vomir.

— Personne ne va rien te faire, dit Marc et ça sonne presque comme une promesse.

Spencer ne parvient même pas à lui faire un sourire. Il renifle, baisse les yeux vers ses cuisses tendues, et décide de descendre de son perchoir. Il récupère son sac, déglutit encore une fois, et ne regarde personne : personne à part Marc, vers qui il se tourne après avoir fouillé dans l'une des poches.

Il tend la bouteille de gel hydroalcoolique, attend sagement que l'homme comprenne (ce qui met quelques longues secondes). Quand une paume se présente à lui, il en verse quelques gouttes, le regarde se frotter les mains.

Une inspiration dangereuse, et Spencer attrape l'une d'elle pour la serrer. C'est chaud, alors même que Marc est presque tout le temps dehors, plus chaud que celles de Spencer qui a senti son sang se glacer.

Il la garde comme ça un instant. Puis quand il la lâche, c'est un regard, un reniflement, un dernier soupir, juste avant qu'il ne parte pour sortir du parc et rentrer chez lui.

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Des bisous !

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