𝟷 | 𝚞𝚗
Bonne lecture !
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La première fois que Spencer passe devant l'entrée du parc en ayant envie d'y rentrer, c'est après les cours un jeudi soir.
C'est un regard, un arrêt sur le trottoir, une hésitation qui lui fait mordre distraitement sa lèvre. Ce qui lui vient d'abord à l'esprit, à l'arrière de sa mémoire, c'est un morceau de papier sur lequel il a posé les yeux trois semaines et deux jours plus tôt. Un morceau un peu jauni, qui avait pris la pluie et le vent, et dont l'écriture était délavée (un stylo bleu, sur du papier déchiré). « Nouv plateaux parc 7h/23h »
Spencer n'en avait pas eu grand-chose à faire sur le moment (ce n'était qu'un coup d'œil), mais à présent qu'il regarde le portail ouvert vers le parc, la seule chose à laquelle il peut penser c'est ce papier, ce mot laissé sur un panneau d'affichage au milieu des publicités, des annonces de baby-sitting, et de propositions de tonte de pelouse. Il y a de l'herbe verte, là-bas, tellement d'herbe.
Il entre, marche, replace son sac à dos rempli de livres sur ses épaules. Quelques personnes lui lancent des regards, mais Spencer a appris à les ignorer. Parfois il se met à marmonner tout seul et avance en récitant la première chose qui lui vient : l'Iliade, ou la poésie anglaise du XXème siècle, ou encore le journal sur le bar de la cuisine le matin même.
Il avance dans les allées de terre. Ce parc est immense, plein d'arbres et de lacs plus ou moins grands. Il y a des bancs, des tables de pique-nique, une fontaine, deux fontaines, et Spencer dépasse tout ça en marmonnant tout bas et en gardant ses mains bien agrippées aux lanières de son sac à dos. Des femmes lui lancent des regards étonnés, puis un peu soucieux, mais il n'y fait plus trop attention : maintenant, il connaît la technique pour les empêcher d'appeler la police pour un enfant perdu, et c'est de s'éloigner vite fait bien fait avec une expression décidée.
L'expression perdue, ça le fait toujours finir dans une voiture de police, direction sa maison.
Aujourd'hui doit être son jour de chance, car il arrive enfin sur la petite place sans qu'une seule personne ne lui adresse la parole. Spencer ralentit le pas, observe attentivement l'espace large, les arbres sur le côté, les traces de pas au sol. Il entend des enfants qui jouent, au loin, et une mère qui crie, qui dispute et gronde, et essaye de se souvenir d'un maximum de détails. C'est ce qu'il fait toujours, même sans s'en rendre compte. Quand il se concentre vraiment, ce qu'il peut retenir est incroyable.
En silence, la bouche cette fois fermée, il s'avance jusqu'au plateau le plus proche.
Ces plateaux d'échecs, ils sont récents, ça se voit. Les pièces sont abîmées et parfois cassées, mais celles sur lesquelles il pose les yeux sont correctes et il reconnaît chaque figure sans problème. Il se place sur le côté, entre deux hommes amusés par la partie, et Spencer remarque que celle en cours est bientôt terminée : à droite, un homme dans la soixantaine avec une peau sombre et de petites taches autour des yeux. Ses vêtements sont usés, et Spencer peut voir des taches autour du col du t-shirt en dessous de sa veste verte. Face à lui, un autre homme d'une trentaine d'années qui sent l'eau de Cologne et qui bouge chacune de ses pièces avec un sourire confiant. Il s'amuse, mais il va perdre.
Spencer observe en silence.
L'homme, sûrement sans abri, bouge son pion et dévore la reine adverse, et le sourire du trentenaire disparaît.
— Oh, dit-il. Merde, vous êtes fort.
Il fait la moue, mais Spencer aurait cru qu'il serait un peu plus en colère. À la place, il couche sagement son roi et tend sa main pour terminer la partie : l'autre homme la prend et la serre.
— Je dois y aller, ma femme va sûrement m'engueuler pour le retard.
Puis il ajoute :
— Je viendrai prendre ma revanche, alors gardez-moi une place.
Le vieil homme laisse échapper un rictus amusé.
— Quand tu veux, l'ami. On ne bouge pas d'ici.
Les quelques personnes autour de la table s'écartent pour laisser l'homme partir, et la place en face du joueur reste vide un instant. Spencer suit des yeux celui qui vient de disparaître, puis se retourne vers le plateau et fixe une à une les pièces afin d'essayer de deviner chaque mouvement qui a été fait, chaque décision qui a été prise (pourquoi utiliser le cavalier plutôt que le fou ? pourquoi sacrifier deux pions aussi simplement juste pour avancer un peu ?).
Les possibilités sont si nombreuses que son regard se perd, et il ne remarque même pas celui de l'homme qui s'est posé sur lui.
— Ça t'intéresse, petit ?
Spencer ne bouge pas, puis des mains viennent replacer les pièces sur leurs cases d'origine et il fronce les sourcils, presque vexé de ne pas avoir pu terminer sa réflexion. Ses yeux se lèvent, croisent ceux du vieil homme.
— Tu veux apprendre ?
Le regard de Spencer ne flanche pas, mais au bout d'un moment il tourne la tête pour lancer un coup d'œil derrière et vérifier que c'est bien à lui que ce vieux monsieur s'adresse.
— Moi ? finit-il par demander d'une petite voix.
L'homme sourit et rit doucement.
— Oui, toi. Pas de discrimination ici. T'as l'air d'avoir envie de jouer, et je suis de bonne humeur. Tu peux t'installer en face.
— Oh, George tu vas prendre un disciple ?
— Déconne pas, si ça se trouve il va être nul, ce pauvre gamin.
— Il était sûrement juste curieux de l'attroupement.
Les hommes autour de lui discutent un instant au-dessus de sa tête, jusqu'à ce que finalement Spencer décide de faire glisser son épais sac à dos de ses épaules, avant de grimper sur le siège. La chaise n'est pas très stable, et il fait bien attention à enrouler la lanière de son sac autour de sa jambe, au cas où.
L'homme, George, a l'air ravi. Il lui tend la main.
— Moi c'est George, petit. Aux dernières nouvelles, je botte le derrière de tous les joueurs ici.
Les épaisses lunettes de Spencer glissent un instant sur son nez, et il les remonte rapidement en serrant le poing, sans faire un seul mouvement pour serrer la main tendue.
— Je... ne serre pas les mains.
— Oh.
George baisse les yeux sur sa paume un peu sale, et il a soudain l'air embarrassé. Spencer peut presque voir l'émotion qui s'étale sur son visage, et ouvre la bouche pour expliquer :
— Je ne serre les mains de personne. Des études ont montré qu'on peut potentiellement transmettre de 100 000 à 100 millions de bactéries en serrant la main de quelqu'un. C'est beaucoup trop.
Il fronce le nez, et baisse les yeux vers les pièces que des dizaines et des dizaines de personnes ont touchées aujourd'hui. Ses lèvres se serrent, et il sort un mouchoir de sa poche.
— Désolé, marmonne-t-il en surprenant quelques regards.
George sourit doucement, presque attendri.
— Pas de problème, petit. Je te l'ai dit, pas de discrimination. Utilise ton mouchoir, si tu veux.
Spencer l'observe, les yeux dans les yeux, pendant de longues secondes, avant de remuer sur sa chaise. Les doigts de George lui montrent les pièces.
— Je te laisse les blancs. Tu sais quel est le but des échecs ?
— Je sais jouer, dit-il. Je connais les règles.
— Oh, c'est vrai ?
Il hoche la tête et, pour confirmer ses dires, attrape un pion avec son mouchoir et le fait avancer. Les hommes debout à côté discutent encore avec des voix amusées.
— Bien, je vois que le petit bonhomme est sérieux. Montre-moi ce que tu sais faire, alors.
La partie dure douze minutes : douze minutes où les voix se taisent petit à petit, où les sourcils de George se haussent de plus en plus, où chaque coup de Spencer amène une personne de plus autour d'eux. Quand il fait tomber la reine adverse, ses joues brûlent sous tous les regards posés sur lui.
George attend un instant, la bouche entrouverte, avant de faire tomber son propre roi. Il croise ses bras sur sa poitrine et lui retourne un regard curieux.
— C'est quoi ton nom, petit ?
Il hésite, se rappelle les mises en garde, les études et les fictions, les annonces dans le journal. Faire attention, toujours. Il finit par répondre :
— Spencer.
— Eh bien, Spencer, tu es vraiment très doué.
— Merci.
Son cœur bat fort dans sa poitrine, et il s'étonne d'être aussi fier de ce compliment. D'être aussi content d'avoir joué. D'être aussi satisfait de son choix, de son détour sur le chemin...
Ses yeux s'ouvrent en grand, et il déglutit.
— Je dois y aller. Ma maman...
Les adultes s'écartent quand il s'agenouille pour enlever la lanière de sa jambe, puis fait glisser son sac à dos sur ses épaules.
— Reviens un autre jour, Spencer, lui dit quelqu'un.
— Ouais petit, quand tu veux.
— Joue contre moi, la prochaine fois.
Les yeux grands ouverts, il observe tous ces hommes, ces quelques femmes, toutes ces personnes (dont la bonne moitié semble être sans abri) et finit par hocher lentement la tête.
— Au revoir, dit-il avant de se mettre en marche.
Il s'éloigne, sans regarder derrière lui, et marche plus rapidement que jamais en marmonnant les paroles de ce DVD sur les échecs qu'il a regardé trois ans plus tôt.
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Des bisous !
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