2. Permission de minuit

Evan

— Debout, tête de gland !

J'ignore ce que fout Teen sur mon canapé, mais j'imagine que je ne vais pas tarder à le savoir. Bras croisés, je lui laisse le temps d'émerger.

— Il est quelle heure ? marmonne-t-il alors qu'il a à peine ouvert les yeux.

— Six heures du mat'.

— Sérieux, t'abuses, Evan ! Laisse-moi pioncer encore un peu. On est samedi, j'ai droit à une grasse mat'...

— Dans tes rêves ! Estime-toi heureux, t'as le droit à un réveil en douceur avec moi. Ta sœur t'aurait pris la tête.

Je me sers un café noir avant de lui déposer une tasse sur la table basse.

— Tiens, ça va te faire du bien.

— Je t'ai déjà dit que je ne bois pas de café.

— C'est du chocolat chaud.

Je ne sais pas ce qui est le plus flippant : connaître ses goûts en matière de petit déj' ou lui avoir préparé un chocolat chaud au saut du lit. Ce petit merdeux squatte tellement l'appartement que j'ai l'impression que c'est aussi mon coloc.

Je l'oblige à bouger son cul pour m'installer à côté de lui dans le canapé.

— Alors quel bon vent t'amène ? Toujours les mêmes embrouilles avec ton paternel ?

Jeremy a mis un moment avant de lâcher le morceau, mais je sais qu'il se réfugie ici parce que son père lui tape dessus. Tant qu'il est mineur, il est contraint de supporter cette situation et ça ne doit pas être évident pour lui.

— Ouais.

Il ne renchérit pas et ça me va bien. Si je le pousse à se confier, il pourrait lui aussi me poser des questions et je préfère éviter.

Je bois une gorgée de mon café et m'allume une clope. Charlotte et Margaux détestent que je fume à l'intérieur, mais puisqu'elles dorment, je peux faire ce qui me chante.

— Et toi, où tu vas comme ça un samedi matin ? T'es pas censé rester au chaud ? me demande-t-il en pointant du doigt mon bracelet électronique.

— Le JAP m'a accordé une permission de sortie ce mois-ci. Freddy a pas mal de boulot, il m'a proposé de bosser les samedis matins pour me faire un peu de blé.

Soyons honnêtes, le taf est à chier, mais ça me permet de sortir et de prendre l'air. Coincé entre quatre murs, le moindre prétexte est bon pour grappiller un brin de liberté.

Un an que je me traîne ce fil à la patte et c'est en train de me rendre barge. Heureusement que je peux encore baiser, sinon les journées seraient d'un ennui mortel.

Ma vie est devenue une putain d'horloge où je regarde les minutes s'égrener les unes après les autres. Le même rituel depuis ma sortie. 8h00-19h00 la semaine, 14h00 à 18h00 le week-end. Même Cendrillon s'en sort mieux que moi avec sa permission de minuit.

Ils appellent ça un aménagement de peine, une alternative à l'incarcération. Comme un bon petit soldat, je me plie aux horaires de sortie, respecte mes mesures restrictives à la lettre. Un pas de travers et c'est retour à la case prison.

Pour y être resté deux mois, je préfère ne pas y retourner. D'autant que j'arrive en fin de peine et je vais bientôt retrouver ma liberté.

— Alors vous avez des plans pour ce week-end ? lui demandé-je sans cacher mon impatience.

À croire que le hasard fait bien les choses. Jeremy est graffeur, comme moi.

Il peignait avant que je devienne le coloc de sa sœur, Margaux. Je m'étais bien gardé de lui dévoiler notre passion commune pour préserver mon anonymat. À débarquer à tout bout de champ, il m'a surpris un jour en train de noircir mon book et ne m'a plus lâché depuis.

À défaut de pouvoir les accompagner, Jeremy me raconte les sessions avec son crew, histoire que je vive le truc par procuration.

— On a prévu de faire un peu d'autoroutes. King a récupéré des rouleaux et de quoi placarder nos blazes en grand format. Ça va être l'orgie.

Le vandale me manque, putain. Franchir les limites, se mettre en quête du mur que personne n'a encore jamais tagué, c'est ce qui me fait vibrer.

Jeremy me montre les dernières pièces qu'il a crayonnées et je lui dispense quelques conseils pour leur sortie de demain. Il a ce côté intrépide et curieux qui me plaît bien. Une combinaison parfaite pour le graffiti. Loin de toute cette merde, j'ai l'impression de me revoir à mes débuts.

Il a envie d'apprendre et si je peux lui filer deux, trois tuyaux pour qu'il ne commette pas les mêmes erreurs que moi, autant qu'il profite de mon expérience.

Margaux n'apprécie pas vraiment le fait qu'on traîne ensemble, mais elle finira bien par lâcher l'affaire quand elle comprendra que son frère a ça dans le sang.

De toute manière, quand on y a goûté, on ne peut plus s'en passer. Même les beignes de son père ne font que le conforter dans cette voie. Plus il le cogne, plus la rage de Teen grandit et le graffiti devient son meilleur exutoire.

Malgré ce qu'on veut nous faire croire, peindre des murs n'est pas un crime et si ça lui permet de faire chier son daron par la même occasion, autant foncer.

— Quand est-ce qu'ils te l'enlèvent au fait ?

— Dans six mois, si je me tiens tranquille.

— Tu es sûr que tu vas y arriver ?

— J'ai bien tenu un an, six mois de plus c'est rien.

Et en même temps, une éternité.

Je m'abstiens de lui dire que j'ai repris mes marqueurs et mes bombes. La prison m'a calmé. Pendant un temps. Ces derniers mois ont raison de ma patience, c'est un vrai supplice et j'ai fini par craquer.

Je me suis promis d'y aller mollo, mais quand j'ai de l'encre entre les doigts, difficile de me raisonner. C'est plus fort que moi. Pas besoin d'avoir fait Maths sup pour me rendre compte qu'à chacune de mes sorties je laisse de plus en plus de tags dans mon sillage.

Je sais ce que je risque. Si je me fais choper, je repars au trou, mais c'est comme demander à un camé d'arrêter la dope sans substitut. Je n'arrive pas à lâcher mes foutus sprays. Rien que le bruit des billes quand je les agite me fout la trique. Le graffiti c'est toute ma vie. Ils ont beau m'avoir enchaîné, je n'abandonnerai jamais.

Jeremy sait que je noircis quelques murs en solo et insiste pour que je rejoigne son crew, mais il en est hors de question. J'ai changé de blaze pour brouiller les pistes. Je traîne trop de casseroles depuis Paris et il vaut mieux faire table rase du passé.

Je peins sous un nouveau pseudo : Phaze. Le résultat d'une succession d'étapes qui m'ont mené jusqu'ici. Ou plutôt, un mauvais coup du sort. À force de jouer avec le karma, ce fils de pute me l'a fait à l'envers.

Et maintenant, je me retrouve à faire le larbin pour acheter ma liberté. Depuis que je suis sorti de prison, tout est devenu plus compliqué. Trouver un logement a été une vraie galère. Heureusement pour moi, ma mère est agente immobilière et a fait jouer son réseau lors de mon arrivée à Lyon.

Ma saisie sur salaire ampute une bonne partie de ma paye, le reste me permet tout juste de régler mon loyer. Autant être réaliste, jamais une agence de location n'aurait retenu mon dossier.

J'ai pris le temps de rencontrer Margaux et Charlotte pour me présenter comme colocataire potentiel, même si je savais les dés pipés d'avance.

Ma mère se portait garante auprès de son collègue pour moi. Ce dernier lui avait donné un accord de principe avant même que j'intègre la colocation. Tant que je payais mon loyer en temps et en heure, tout était réglé.

Les débuts n'ont pas été faciles. Je me doutais bien que voir débarquer les services pénitentiaires chez elles pour installer le dispositif de mon bracelet n'allait pas les enchanter.

Comme attendu, ça a jeté un sacré froid. Les papiers étaient signés de toute manière et il n'y avait plus de retour en arrière possible.

Avec le temps, elles ont compris que je n'avais pas un mauvais fond. J'étais resté évasif sur la raison de ma condamnation – ou plutôt de mes condamnations –, mais elles n'avaient pas besoin de connaître les détails. Je me suis contenté de leur expliquer que j'avais dégradé des biens qui ne m'appartenaient pas et que je m'étais fait pincer pour récidive.

Techniquement, ce n'était pas vraiment un mensonge et ça a permis d'apaiser les choses entre nous, de leur faire comprendre que je n'étais pas un psychopathe prêt à les égorger durant leur sommeil.

La preuve, je suis même pote avec le petit frère de Margaux.

— Je dois y aller, Freddy m'attend, lancé-je en avisant l'heure sur mon téléphone.

J'abandonne Teen sur mon canapé et file en direction de la place voisine pour rejoindre Freddy.

Je l'aperçois vers les arrêts de bus, garé en double file, dans sa camionnette blanche. Je ne sais pas qui s'est chargé de sa com' sur sa bagnole, mais s'il me laissait prendre les bombes, je suis sûr que je pourrais lui faire un visuel beaucoup plus sympa.

Son entreprise de bricolage multiservice marche plutôt bien. Pour preuve, il a pu m'embaucher afin de faire face à sa charge de travail trop importante.

Je presse le pas pour monter à bord. Il manquerait plus qu'il se prenne une prune parce qu'il est venu me chercher.

— Salut, alors où est-ce qu'on va ? me renseigné-je en claquant la portière.

— Deux villas dans les Monts d'Or. Ce sont des maisons secondaires. Les propriétaires m'ont demandé de passer pour mettre le réseau d'eau hors gel, nettoyer leurs piscines et les mettre en hivernage avant leur départ.

— Dis donc tu me sors le grand jeu pour ce petit week-end tous les deux, plaisanté-je pour le dérider.

Il a l'air un peu à cran.

— T'emballe pas, petit, l'un des propriétaires a fait son stock de pellets pour l'hiver, tu te chargeras de ça pendant que je m'occupe du reste. Les clients sont exigeants, mais ils paient bien. Il y a un contrat de gardiennage à la clef s'ils sont satisfaits de notre prestation. Je compte sur toi pour être irréprochable.

Il n'a pas à s'en faire. J'ai grandi à Paris, dans une famille plutôt aisée. Je sais parfaitement me tenir face à des inconnus même si mes antécédents ne plaident pas en ma faveur.

Inutile de baratiner Freddy, il sait tout. Afin d'appuyer ma demande de déménagement, il a fourni des justificatifs pour mon embauche et s'est entretenu avec mon conseiller d'insertion et de probation.

Ce gars m'a carrément sauvé les miches. Et je lui en serai éternellement reconnaissant. Maintenant, c'est à moi de lui rendre la pareille.

— Tu me connais, boss.

— Je t'ai déjà dit de ne pas m'appeler comme ça.

— OK, Freddy.

— Il n'y a pas trop de monde sur la route ce matin, on devrait être à l'heure. Faut pas traîner.

Nous empruntons les grandes artères pour rejoindre le périphérique. Après quelques minutes à rouler, les alentours paraissent plus verdoyants et des haies taillées au cordeau dissimulent de vastes propriétés.

Nous nous arrêtons devant l'une d'entre elles et Freddy sonne à l'interphone pour s'annoncer. Le bip grésille avant que les portes automatiques ne s'ouvrent sur une allée bordée d'oliviers et de cyprès. La maison, perchée sur la colline, jouit d'une vue panoramique sur la ville.

Si tu ne sais pas où tu mets les pieds, ça annonce directement la couleur. Je comprends mieux pourquoi Freddy se met autant la pression. S'il parvient à faire signer ces gars, il décroche le jackpot.

— Le gardiennage dans un coin aussi friqué ça doit rapporter gros.

— Tu n'as pas idée, gamin, alors maintenant au boulot.


JAP: Juge d'Application des Peines

Crew: Groupe de passionnés qui se rassemblent pour graffer. Le nom du crew apparaît généralement sur leurs productions.


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