1. « Mieux vaut une fin douloureuse, qu'une douleur sans fin . »
Mila
J'arrête de dessiner et scrute la pièce ornée d'esquisses et de schémas tandis que le reste des étudiants est penché sur son croquis. Mon regard se perd l'espace d'un instant vers les toits d'immeubles qui s'étalent à l'horizon avant de revenir à ma feuille.
Je me concentre sur mon modèle, étudie la coupelle de fruits pour la reproduire le plus fidèlement possible. C'est une composition assez basique, mais elle n'est pas si simple que ça à réaliser.
Ces cours de dessin d'observation sont loin des articles de lois dont j'ai dû me bourrer le crâne durant mon année de droit. Moi qui pensais endosser la belle robe d'avocat, défendre les plus faibles pour en finir avec ce sentiment d'injustice qui bout en moi, je me rends compte à quel point je me suis leurrée. Je ne me suis jamais sentie autant à ma place que dans cette salle en train d'user mon fusain.
Ça fait presque une semaine que j'ai fait ma rentrée et je peine encore à réaliser que j'étudie à Ambroise. Je ne sais pas si j'arriverai à m'y habituer, j'ai vraiment l'impression de vivre un rêve éveillé.
Cette école d'art fait partie des établissements les mieux cotés de France et de nombreux artistes y ont été formés. J'étais tellement nerveuse ces derniers jours que j'ai eu du mal à trouver le sommeil, mais l'excitation de me lancer dans cette nouvelle aventure a occulté tout le reste.
Dessiner a toujours été mon exutoire. Une manière de jeter mes émotions sur le papier, d'imaginer un monde dans lequel je pouvais me réfugier et tout oublier. J'ai noirci tant de carnets sans savoir que cette passion me mènerait quelque part.
« Envoie ton dossier. Ça ne coûte rien d'essayer », m'a encouragée ma mère au moment de faire mes vœux pour la rentrée.
Elle m'a toujours soutenue, en toutes circonstances, et se fichait bien que j'abandonne mes études de droit. Ce qu'elle souhaitait plus que tout, c'était de me voir aussi loin que possible de mon père.
« Il est temps de penser à toi. Tu ne peux pas t'occuper éternellement de lui, tu as ta vie et s'il a décidé de gâcher la sienne, ce n'est pas à toi d'en payer le prix. »
Plus facile à dire qu'à faire.
C'est pour cette raison que ma mère a insisté afin que je trouve ma voie et que je prenne mon envol.
« Je ne veux pas que tu aies de regrets en regardant derrière toi. Ton père sombre dans l'alcoolisme, il finira par t'entraîner avec lui si tu restes ici. »
Pour l'instant, il n'a pas replongé. Je ne sais pas combien de temps ça durera.
Trois jours ? Une semaine ? Six mois ?
Ou peut-être était-ce la bonne et qu'il arrêtera vraiment de boire cette fois ?
Il n'y a aucune science exacte, aucune certitude dans son cas. L'alcool rend les gens imprévisibles.
Quand je lui ai dit que j'avais été acceptée à Ambroise, il m'a seulement demandé comment je comptais financer ces études. Je me doutais bien qu'il n'allait pas m'aider, l'argent qu'il gagne finit au fond d'une bouteille et il n'a jamais versé la moindre pension alimentaire depuis son divorce avec ma mère.
Au fond, je savais que ce n'était pas l'aspect pécuniaire qui l'inquiétait, mais plutôt le fait que je m'en aille à l'autre bout de la France en le laissant gérer seul ses problèmes.
Je ne peux pas m'empêcher de penser que son admission en cure de désintoxication concordait étrangement avec la date de mon départ.
Une sorte d'ultimatum pour me retenir près de lui.
Je suis tout de même partie.
Bien que son addiction m'en ait fait voir de toutes les couleurs, je ne peux pas me résoudre à l'abandonner. Je n'arriverais plus à me regarder en face. Même si je sais que ma mère désapprouverait, j'ai laissé mes coordonnées à son médecin pour me contacter au cas où.
Et quand la culpabilité est trop forte, j'essaie de me rappeler ses conseils et de me répéter que c'était la meilleure décision à prendre.
À travers mes dessins, je trace le chemin vers un avenir où le passé ne pourra plus me retenir prisonnière. Cette salle n'est pas uniquement un lieu d'apprentissage, c'est un endroit où je peux enfin être moi-même.
Les immenses baies vitrées illuminant la pièce nous permettent de capturer les moindres détails de notre modèle. Le professeur circule de table en table pour commenter nos œuvres et nous indiquer comment mieux placer nos ombres et nos lumières.
Mon cœur accélère lorsque je l'aperçois au bout du rang. Monsieur Urvois doit avoir une cinquantaine d'années. Ses cheveux longs sont attachés en queue de cheval. Sa barbe grisonnante se détache du reste de ses mèches restées brunes. Des lunettes retenues par un petit cordon pendent sur sa chemise en jean.
Cet homme est une figure emblématique d'Ambroise, sa réputation le précède. Il incarne l'essence même de l'artiste, guidant les élèves avec bienveillance tout en les encourageant à repousser leurs limites.
J'appréhende un peu et mon cœur accélère quand il passe derrière moi. J'essaie de reprendre mon trait, échoue et finis par le gommer.
— Si vous voulez terminer ce croquis, il faut arrêter de l'effacer, déclare-t-il dans mon dos.
Je me retourne, lui décoche un sourire timide avant qu'il s'éloigne et conseille l'étudiant suivant.
Je tâche de suivre ses recommandations et m'efforce de poursuivre mon dessin même si je ne suis pas totalement satisfaite du rendu.
Absorbée par mon travail, je sursaute lorsqu'il frappe dans ses mains.
— Bien, le cours s'achève, vous trouverez le projet à me rendre à la fin du mois, il comptera dans votre moyenne générale, s'adresse-t-il à l'assemblée.
Premier coup de pression.
Je n'ai pas intérêt à me louper... Je me convaincs que ça va aller. Après tout, si j'ai réussi ce concours d'entrée c'est que j'ai des chances d'y arriver.
Je regarde les étudiants qui m'entourent, des gens encore inconnus pour moi. Néanmoins, nous sommes tous animés par la même passion et chacun d'entre nous a dû faire des sacrifices pour parvenir jusqu'ici. À l'évidence, tout le monde veut décrocher cette première place.
— Si vous avez intégré cette école, ce n'est pas pour vos dons de copiste, mais parce que vous avez du potentiel, un talent qui vous est propre et ce cursus va vous permettre de l'affûter. Le meilleur d'entre vous sera convié à la prochaine édition du Festival d'Annecy que j'organise avec les dernière année. Vous n'avez plus qu'à me montrer ce dont vous êtes capables.
Pincez-moi, je rêve !
Ce festival est LA référence mondiale en cinéma d'animation, un passage obligé pour tous les professionnels du secteur. C'est une véritable chance de pouvoir participer à un tel évènement. Je ne peux pas laisser filer cette opportunité.
Avec appréhension, je parcours la liste projetée au tableau pour connaître mon sujet.
Mila Chevalier : Perspectives urbaines.
Génial.
Je préfère dessiner des visages et imaginer des personnages. Travailler sur des points de fuite et des lignes d'horizon est loin d'être mon domaine de prédilection. Je vais être obligée de sortir de ma zone de confort si je veux réussir ce devoir.
— Vous pouvez récupérer le QCM et les consignes qui correspondent à votre sujet en partant, annonce le professeur.
Les conversations fusent et certains lorgnent la feuille de leur voisin avant de revenir à leurs notes, satisfaits (ou non). Il y a une certaine émulation au sein de la classe, mais c'était à prévoir vu l'enjeu.
Ce devoir est crucial et le stress commence à monter. Nous ne sommes qu'en début d'année et compte tenu du niveau des autres étudiants, j'ai intérêt à bosser si je veux valider mon année.
Je suis boursière et si mes résultats ne suivent pas, je ne pourrai pas aller au bout de ces cinq années de formation et obtenir mon diplôme.
Le cours dure un peu, le temps que monsieur Urvois réponde à toutes les questions. Je ne peux pas rester, mon service à la sandwicherie commence dans trente minutes.
À défaut de ses conseils, je consulte le polycopié dans la rame de métro qui me conduit jusqu'au centre-ville.
En plus de ma bourse, ma mère m'aide financièrement, mais elle ne peut pas tout assumer. Les frais de scolarité sont tellement élevés que j'ai dû prendre un job pour payer mon loyer et mes autres frais.
Ce boulot est parfois épuisant, mais l'équipe est soudée et l'ambiance bon enfant dans l'ensemble. Avec ce temps partiel, je me dégage un petit salaire qui permet d'alléger la charge financière pour ma mère.
Les plannings sont communiqués à l'avance pour que je puisse m'organiser avec mes études et je peux de temps à autre récupérer un peu de nourriture en fin de service pour remplir mon frigo. Aucun job n'est parfait, mais j'estime être plutôt bien lotie avec celui-ci.
***
Nous ne sommes pas trop de trois pour assurer le rush du vendredi soir. À dix-huit heures, je laisse mes affaires de cours au vestiaire, avise mon reflet dans le miroir avant de prendre mon poste.
Même si j'ai une silhouette plutôt fine, cet uniforme n'est pas très flatteur. Avec mon 85B, je remplis tout juste mon chemisier mal taillé et mes fesses paraissent plus plates qu'elles ne sont. Le jaune criard du vêtement accentue mon teint pâle et fait ressortir mes yeux bruns, les rendant plus sombres que d'habitude. Je pince mes joues pleines pour me donner bonne mine et laisse échapper quelques mèches dorées de ma casquette pour arborer un air moins formel.
Une fois prête, je salue Liam, mon manager alors que Margaux débarque dans le restaurant.
— Tu as cinq minutes de retard, glisse mon responsable en la suivant du regard.
— Bonsoir, Liam, moi aussi je suis ravie de te voir, réplique-t-elle avec un sourire factice.
Margaux disparaît dans les vestiaires pour se changer avant de revenir se placer en caisse.
— Attends, attends c'est quoi ça ? s'exclame-t-il en avisant sa tenue.
— Mon uniforme, pourquoi ?
— Tu te fous de moi ? Tu as vu dans quel état il est ?
Alors que le mien est d'un jaune éclatant avec son magnifique logo vert, le sien vire au violet délavé.
— Mon coloc a fait la lessive et il a mélangé les mauvaises coul...
— Je ne veux pas le savoir ! s'emporte mon responsable afin qu'elle arrête de se justifier.
Il part vers la remise avant de revenir avec un nouvel habit sous blister.
— Prends ça et va te changer. Je te préviens, le prochain que tu bousilles, je le retiens sur ton salaire.
— Ça ne serait pas arrivé si on n'avait pas à laver nos uniformes chez nous aussi, grommelle-t-elle entre ses dents en retournant d'où elle vient.
Je ne sais pas si Liam l'entend, mais il continue d'ordonner les étagères comme si de rien n'était.
Une fois changée, ma collègue me rejoint derrière le comptoir pour m'aider à préparer les commandes.
— Je te jure, qu'est-ce qu'il me saoule celui-là, murmure-t-elle en se collant à moi.
Margaux n'a pas sa langue dans sa poche. Même si je trouve qu'elle exagère parfois, je lui envie cette assurance.
Ça va bientôt faire trois semaines que je suis ici, j'ai commencé mon contrat fin août pour prendre le rythme avant la rentrée, et j'aime bien travailler avec elle.
Nos caractères s'accordent à merveille et certains de nos services ensemble m'ont valu quelques fous rires mémorables. On a échangé nos numéros pour communiquer plus facilement et depuis qu'elle me suit sur les réseaux, ma messagerie croule sous les tonnes de réels qu'elle me partage.
Margaux est un pilier dans l'équipe et notre manager aurait du mal à se passer d'elle. Son instinct de leadeuse nous a plusieurs fois sorti du pétrin et elle sait comment dédramatiser les situations quand le rythme devient trop intense ou nous met à cran.
À vingt et une heures, Liam termine son service et nous briefe rapidement avant de nous laisser les clefs du restaurant. Margaux est là depuis un moment déjà et est habituée à gérer la fermeture.
Le flot de clients commence à se calmer, ma collègue en profite pour prendre une pause. À son retour, elle fourre des papiers dans son sac en soufflant, sans cacher son agacement.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Je suis de service tout le week-end et j'ai un exam la semaine prochaine. J'ai vraiment besoin de remonter ma moyenne et mon binôme vient de me lâcher pour réviser.
— Qu'est-ce que vous deviez bosser ?
— Droit des sociétés, annonce-t-elle en mimant un pistolet sur sa tempe. Je suis carrément dans la merde. Je pige rien à ce truc.
— Je peux peut-être t'aider ?
— Comment ça ? Je croyais que tu étais en école d'art ?
— Oui, mais avant ça j'ai validé une année en droit. Ce n'est peut-être pas tout à fait ma spécialité, mais je peux toujours jeter un œil.
Un sourire radieux illumine son visage.
— C'est vrai ? Tu ferais ça ?
— Ouais, pas de souci.
Avant que j'aie pu faire mes preuves, elle se lance dans mes bras.
— Tu n'imagines pas comme tu me sauves la vie ! Merci !
J'accepte son accolade sans broncher même si je suis légèrement mal à l'aise. Je n'ai jamais été très tactile, sûrement une manière de me protéger, de tenir à distance mes émotions.
Elle finit par me donner son adresse et nous convenons d'un créneau la semaine prochaine pour que je vienne l'aider dans ses révisions.
Margaux retrouve rapidement le sourire et la suite de notre service se déroule dans la bonne humeur.
Des fêtards débarquent pour manger avant de partir en soirée alors que je ne rêve que de regagner mon lit. La semaine a été chargée et j'aimerais me lever tôt demain pour commencer mon devoir.
Je m'approche du comptoir quand un jeune homme fait irruption, les cheveux châtains en bataille et la lèvre tuméfiée. Je le fixe les yeux ronds, mais ce dernier ne semble pas y accorder d'importance.
— Salut, Margaux est là ?
J'hésite un instant, les clients ne demandent pas de serveuses en particulier. À moins qu'il la connaisse ?
— Euh... oui.
Sans avoir le temps de me retourner, Margaux surgit de la remise où elle était allée chercher des ingrédients.
— Mais qu'est-ce que tu fous ici ? s'agace-t-elle en déposant sa caisse de marchandises.
— J'ai besoin que tu me files les clefs de l'appart', précise l'inconnu avec familiarité.
Je fouille dans ma mémoire, mais ne me rappelle pas que Margaux m'ait parlé d'un petit ami. Et je suis de plus en plus ennuyée à l'idée qu'elle fréquente ce genre de type, bagarreur et qui attire son lot de problèmes. Plus jeune qu'elle, de surcroît.
— Quoi ? Encore ? s'énerve-t-elle.
Le garçon hausse les épaules.
— Il m'a foutu dehors, tu veux que j'aille où ?
J'ai de plus en plus de mal à comprendre ce qu'il se passe et à savoir de qui ils parlent. En revanche, ce qui ne fait aucun doute, c'est que ces deux-là se connaissent bien. Le sujet paraît assez épineux et je me garde bien d'intervenir.
Ma collègue contourne le comptoir et d'un doigt, lève son menton pour jauger l'étendue de ses blessures. Sa joue commence à prendre une légère teinte violacée. Ils semblent proches, mais pas comme un couple et Margaux a l'air inquiète pour lui.
— Evan est à l'appartement normalement, je ne comprends pas pourquoi il ne t'a pas ouvert, rétorque-t-elle, soucieuse, en observant l'horloge au-dessus du comptoir.
— Il était beaucoup trop occupé, vu les bruits que j'ai entendus..., explique le jeune homme avec une moue amusée.
En revanche, Margaux n'a franchement pas l'air ravie.
Je sais qu'elle vit en colocation, peut-être s'agit-il de l'un d'entre eux ? Et si cet Evan est le troisième de la bande, leur cohabitation ne doit pas être de tout repos.
— Fait chier.
La mine grave, elle jette un œil aux personnes installées au fond de la salle.
Pour l'avoir déjà vécu, je sais à quel point c'est compliqué à gérer quand les problèmes personnels empiètent sur le reste et je ne peux pas m'empêcher d'éprouver de la compassion pour elle.
— Vas-y, je peux m'occuper des clients si besoin, la rassuré-je.
— Bouge pas, lâche-t-elle au garçon avant de s'éclipser.
Puis, elle revient avec ses clefs et les lui lance. Il attrape le trousseau au vol en lui offrant son plus beau sourire.
— T'es la meilleure, sœurette !
Margaux lève les yeux au ciel avant de contourner le comptoir pour se poster face à lui. Côte à côte, je réalise que la ressemblance est frappante. Même s'il paraît plus jeune, il la dépasse d'une bonne tête. Margaux lui tend un paquet de surgelés chipé dans la réserve.
— Et ça, c'est pour éviter que ça gonfle, sinon tu ressembleras à Quasimodo demain.
Sans lui demander la permission, elle plaque la poche de glace sur sa mâchoire avant d'attraper son bras pour l'enlacer.
— Au fait, Mila, tu ne connais pas encore ce squatteur d'appart' ? C'est Jeremy, mon petit frère. Jerem', je te présente Mila, ma collègue.
— T'es sûr que c'est pas trop grave ? Tu ne devrais pas... je sais pas, porter plainte ou un truc du genre ? me soucié-je sans vraiment comprendre ce qui a bien pu se passer pour qu'il se retrouve dans cet état.
Ma remarque le fait éclater de rire.
— Oh non t'inquiète pas, je gère.
— C'est compliqué, se contente d'ajouter Margaux alors que le visage de son frère s'assombrit.
— À mes dix-huit piges, je prends mes affaires et je me casse de cette baraque, oui !
— Je ne cherche plus de nouveau colocataire. Si tu veux te tirer de la maison, il faudrait penser à bosser pour louer ton appart' !
— Ouais, ouais, je sais tout ça. Bon, je vous embête pas plus longtemps, les filles, conclut-il pour écourter la conversation.
— Je te préviens, Jerem', tu dors dans le canap' cette fois ! Je finis mon service dans une heure trente, je veux retrouver ma chambre et mon lit !
Son frère fait mine de ne pas entendre et nous salue d'un air canaille au travers de la porte vitrée avant de filer.
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