40 - O tell her, Swallow

- La prochaine fois, Vlad, j'apprécierais grandement que vous ne m'envoûtiez pas.

- Sophie,  si vous aviez eu pleine conscience de ce spectacle de cannibalisme,  vous en auriez gardé les marques à vie, répondit calmement l'aîné des  Draculea.

Le petit groupe avait fini par quitter le fast-food, en direction de l'aéroport. Après la visite impromptue du disciple d'Orphée,  ainsi que les frères vampires le surnommaient, et sa disparition  sanglante et rapide, Colibri et Radu avaient essayé de contacter  Aleksey, Jayvart, Ludmila, puis la police française afin de prévenir le  danger que courait Mickaël. En vain. Leurs appels étaient  systématiquement basculés sur répondeur, répondeur qui contenait  toujours la même petite chanson, fredonnée par une voix déformée  artificiellement, ce qui lui donnait un timbre à la fois juvénile et  métallique :

« Qu'est-ce qu'elle a donc fait, la p'tite hirondelle... »

- Oh, j'en ai assez ! fusa Colibri.

- Je  commence également à perdre patience, admit Heath qui, de son côté,  recevait des SMS publicitaires en réponse à ses propres tentatives  d'avertissement. Avez-vous reçu notre seigneur et maître Orphée dans votre vie ? lut-il avec un mépris consommé.

- Les  orphiques s'improvisent témoins de Jéhovah ? s'intéressa Vlad en  observant attentivement son propre smartphone, à la recherche d'un vol  rapide pour la France.

- Trouves-tu cela risible ? siffla Radu.

- Ce que je trouve risible, ce sont les efforts que tu déploies pour sauver un humain. Cela me ressemble, mais toi...

- Je me suis attaché à cet humain-là, grogna le plus jeune. Akane, ne voulez-vous pas vous rendre...

La  yûrei écarquilla les yeux, furieuse, ce qui donna un instant à son  visage un aspect squelettique. Colibri dut se retenir pour ne pas  reculer son fauteuil.

- Akane, il ne connaît pas les yûrei, la calma Vlad. Toi, cracha-t-il à l'adresse de son frère, ne te permets plus de donner le moindre ordre à Akane.

- À  moins d'un miracle, Mickaël Aleksey va se faire torturer de la même  façon que moi ! les interrompit Sophie. Akane, je vous en supplie, si  vous avez un...

- Majesté... ? murmura la yûrei, qui semblait déborder de colère.

- Tu es excusée, lui répondit Vlad en levant la main pour caresser de deux doigts la joue de la Japonaise.

Celle-ci disparut aussitôt. En surprenant le regard noir de Sophie, le strigoï ouvrit la bouche :

- Akane est une yûrei, ce qui signifie qu'elle ne peut agir que lorsque...

- Ça va, ça va, je ne veux plus en entendre parler. Vous me flanquez des frissons, tous les deux.

Tout en composant pour la trentième fois le numéro de portable d'Aleksey, Radu sourit, narquois :

- Mon cher et estimé frère a toujours eu le chic pour mettre dans sa couche les créatures les plus invrai...

*

Il se put que je disse quelque phrase malencontreuse qui déplut à Vlad, troisième du nom. Mais citez-moi donc une  phrase quelque peu critique que mon frère supporte ! Sophie dut  déplacer son fauteuil entre nous deux, afin d'éviter un combat de  strigoï. Dieu merci, c'était elle qui tenait le bébé moroï entre ses  bras, j'eusse pu le lâcher par inadvertance. Le plus grand des moroï,  qui était resté assis près de Colibri, sur un banc, sursauta en nous  entendant gronder, Vlad et moi, mais sa torpeur encore prégnante  l'empêcha de faire ou dire le moindre geste. Dans notre colère – suite à  ma réflexion, Vlad m'avait frappé aux côtes, je tiens à le préciser au  lecteur –, mon frère et moi eussions très bien pu nous étriper dans le  hall de l'aéroport. Vlad eût rompu les torsions d'esprit et j'estime que  l'histoire eût faire le tour du globe en moins de temps qu'il n'en faut  pour télécharger une vidéo sur l'internet. Voilà pourquoi un strigoï ne  peut vivre avec ses congénères...

Mais passons : Sophie  s'interposa, nous incendia copieusement et me demanda avec toute la  vigueur dont elle était capable de tenter à nouveau de contacter  Mickaël.

« ... et nous lui donnerons... trois p'tits coups d'bâton ! Hihihihihi ! »

Cette  voix horripilante, rendue méconnaissable par un transformateur  informatique, certainement, nous rendaient tous fous. Non pas que je  m'inquiétasse tant pour le jeune humain Aleksey, mais je craignais que  sa disparition n'ébranlât très violemment Sophie.

Certes, je m'inquiétais peut-être un peu pour le jeune capitaine. Il est divertissant. Oublions cela.

J'étais  en proie à l'inquiétude la plus grande : Vlad avait pu nous expliquer  ce qu'il avait compris sur Zalmoxis et son retour – en trois mots : pas  grand chose – et l'existence d'une secte en dormance, ces disciples  d'Oprhée, nous tourmentait. Ils avaient de toute évidence acquis un  pouvoir, ils se préparaient à devenir, comme Zalmoxis, orphiques. Et ils  étaient sans doute nombreux. Le plus inquiétant, en réalité, était  qu'il s'agissait d'humains, et que seuls Traian, le moroï, et son  petit... sa petite sœur possédaient pour l'heure la capacité de les  sentir. La grande question demeurait : quel était, sous cette ère, le  but poursuivi par Zalmoxis ? Si les disciples d'Orphée avaient attendu  dans l'ombre, patiemment, rêvant qu'on les appelle un jour pour suivre  un orphique surpuissant, nous pouvions être convaincus de leur grande  dangerosité, car il n'existe pas d'être plus à craindre qu'un illuminé  en dormance. Parce que l'illuminé en question ne saurait être plus béat  que lorsqu'un maître potentiel l'engage à lever les armes pour ce en  quoi il plaça sa foi.

- Heath, j'ai peur, déclara calmement Colibri, après avoir une fois de plus écouté la petite voix enfantine chanter « Passe, passe, passera ». J'ai très peur, dis-moi que tout ira bien.

- Sophie, tout ira bien, répondis-je du ton le plus pénétré.

- Bon, évidemment, ça ne fonctionne plus.

- Oui, vous eussiez dû vous en douter...

- Même  si tu n'aimes pas les humains, tu me promets de tout faire pour essayer  de sauver Mickaël ? me demanda alors la jeune femme d'une toute petite  voix.

- C'est qui, Mickaël ? nous interrompit le petit moroï qui sortait lentement de son état d'hébétude.

Il avait la voix cassée mais avait repris consistance, si je puis dire.

- Ne te mêle pas de ça, demandai-je au petit être.

Il  faut tout de même surveiller les libertés que prennent les juvéniles,  où bien ces derniers deviennent d'affreux tyrans ! Ce monstre miniature,  voyant que Sophie me jetait des regards réprobateurs, fit bien  évidemment trembler son menton et jaillir de ses yeux des larmes de  crocodiles, ce que je ne manquai pas de lui faire remarquer :

- Cesse donc avec ces larmes ridicules !

- Heath ! se récria Colibri.

- Escuse-moi, pardon, je voulais pas... Tu nous abandonnes pas, hein ?

En  voyant ses yeux déborder à nouveau, son nez couler et ses mains  trembler, je réalisai soudain que l'enfant avait certainement dû vivre  un réel cauchemar, dans ce bouge immonde d'où je l'avais tiré. Bien sûr,  il n'avait pas compris ma soudaine disparition, car contrairement à mon  frère ou à Sophie – désormais –, le moroï n'avait pu distinguer mon  sang étalé sur la porte de mon placard, car les moroï ne voient tout  bonnement pas le sang strigoï, ce qui est bougrement utile lorsque nous  nous retrouvons face à eux lors d'un combat par trop inégal, mais je  m'égare.

Je mis sans doute trop de temps à répondre à ce  vermisseau, car il leva son bras maigre pour le poser sur le poignet de  Colibri :

- Dis, toi, tu m'abandonnes pas ? Tu nous laisses pas ? Hein, dis ? supplia-t-il.

Et  l'humaine, qui clame à qui veut l'entendre qu'elle déteste les enfants  et qu'il est hors de question qu'elle s'en encombre, fondit aussitôt :

- Mais non, enfin !

- Ni Valeria ? insista brusquement l'enfant en serrant entre ses doigts le bras de Sophie.

- Lâche-la, moroï ! lui ordonnai-je.

- Toi, tu pues !

- Non, ni Valeria, Moroï, sourit Sophie. Mais de toutes les façons, Heath a dit qu'il allait prendre soin de vous.

- Je m'appelle pas Moroï, sourit faiblement le petit, j'm'appelle Traian.

- D'accord, excuse-moi, Traian.

- Tu habites loin de chez Radu le Traître ?

- Rad... Oh, Heath, comme je n'aimerais pas être à ta place, gloussa Sophie, pour mon plus grand déplaisir.

- Et si vous riez, croyez-moi, vous n'arrangerez pas la situation.

- Pourquoi tu l'appelles Heath ? s'enquit le petit, curieux. Pour...

Sans prodrome, il fut saisi d'une faiblesse grave et s'écroula contre le fauteuil de Sophie.

- Mer...  Mince... fit cette dernière en retenant ce fichu moroï comme elle le  pouvait. Heath, fais quelque chose : entre le bébé et lui, je ne peux  pas tout faire.

Je soupirai, afin de manifester mon agacement,  puis me penchait au-dessus d'elle afin de saisir Traian et le placer  sous mon aile. Je sentis que mon geste, loin d'avoir satisfait Colibri,  l'avait agacé.

- Qu'y a-t-il Sophie ? Regardez, il reprend conscience.

- Heath... Je sais que tu ne l'as pas fait exprès, mais... la prochaine fois...

Elle leva les yeux vers moi et pinça les lèvres :

- ...  la prochaine fois, évite de te pencher comme ça, au-dessus de moi. Ça  m'a... ça m'a irritée, je... je suis bête. Non, laisse tomber, je suis  stupide...

- Non, Sophie, vous avez raison, je vous présente mes excuses.

- Je suis bête.

- Non. Pas à l'échelle humaine.

Ma  petite humaine me donna une claque sur la cuisse, et mon frère choisit  ce moment pour se tourner vers nous après être allé consulter le site  internet de l'aéroport :

- Il y a un embarquement pour Paris.

- Dans combien de temps ? demanda Sophie, redevenant sérieuse.

- Il est déjà terminé, ils sont en train de déplacer l'avion sur le tarmac, mais... qu'est-ce que vous faites ?!

- Jean-Maurice  a décidé de casser les pieds à tout le monde, mais il ne sera pas dit  que Sophie Colibri sera laissée en reste dans ce domaine !

- Jean-Maurice ? articula mon frère en levant un sourcil.

Sophie avait composé un numéro sur son portable et elle attendait, impatiemment. Je haussai les épaules :

- Zalmoxis,  j'imagine. Elle a une forte propension à modifier phonétiquement les  noms des personnes qu'elle n'apprécie pas. Lorsqu'elle ne les appelle  pas tout bonnement « machin ».

Je sentis les mains de Traian se  refermer soudain autour de mon cou : il devait s'être réveillé et  craignait sincèrement d'être à nouveau abandonné à son triste sort. Vlad  s'apprêtait sans doute à tordre l'esprit du pilote de notre futur  avion, mais Sophie, pleine d'entrain, se mit à parler dans son téléphone  avec un semblant d'accent russe :

- Bonjour ! Oui, c'est pour vous  dire : moi mettre bombe dans le Bucarest-Paris. Oui, celui qui part.  Grosse grosse bombe, beaucoup C4 ! Beaucoup boum ! Hahaha ! Bonne  journée! Hail Hydra !

Vlad, gardant les lèvres closes, me demanda  mentalement si Sophie avait subi un examen psychiatrique récemment. La jeune femme  le foudroya du regard :

- Hé ! J'ai entendu, ça !

*

Plusieurs heures plus tard, aux alentours de une heure du matin, Mickaël Aleksey ouvrait la cellule d'Abaddon Tahir :

- Tout va bien ?

- Des nouvelles de mes avocats ?

- Oui, ils viennent de contacter le...

- Je m'en moque, cracha Tahir, qui était assis, les bras croisés, sur le lit en béton armé.

- Mais  bon sang, Tahir, vous êtes toujours aussi imbuvable ? Sophie m'en avait  parlé, mais vraiment, là, vous dépassez les bornes !

- Sophie... Sophie Colibri ?

- Si c'est de la surprise, c'est très mal joué. Oui, Colibri, la femme que vous avez insultée et harcelée !

- Et donc, mes avocats ?

- Ils  sont très doués, mes félicitations : en attendant que l'enquête  progresse, vous devez rester encore un temps à l'isolement, seul et sans  que j'en informe la presse.

- Je suis innocent.

- Vous avez menacé de représailles une jeune femme, sous mes yeux, gronda Aleksey en se remémorant la scène.

- Qui, la blondasse ?

- Elle s'appelle...

Mickaël était furieux, mais il se retint à temps, se souvenant des règles de base.

- Je  venais juste pour vous dire que vos avocats vous ont permis de ne pas  vous coller en prison avec d'autres copains, et de ne pas voir votre  joli visage placardé demain devant tous les kiosques de Paris.

- Vous l'aimez ?

- Je vous demande pardon ?!

- La blondasse.

Le  capitaine serra les dents et les poings, mais il remarqua le sourire  méchant d'Abaddon Tahir. Le jeune inspecteur secoua la tête :

- Vous êtes à vomir.

- Il y a quelqu'un ?

- Merde... murmura Aleksey en roulant des yeux.

Sans  fermer la cellule, il recula un peu dans le couloir afin de voir qui  était entré. C'était un homme tout ce qu'il y avait de plus banal. Il  portait des espèces de plaques militaires en or autour du cou.  Cependant, Mickaël ne put se retenir de vérifier en posant la main  dessus que son arme de service était à sa place. Un doute.

- Bonsoir, c'est une permanence, fit-il sans bouger d'un cil. Si ce n'est pas urgent, nous ne pouvons pas...

- Mickaël Aleksey, j'imagine.

- Capitaine, ou inspecteur, reprit sèchement Mickaël en fronçant les sourcils.

Abaddon  Tahir échangea avec Aleksey un regard soupçonneux : le PDG également  avait perçu une nuance étrange dans la voix de l'inconnu. Et le  capitaine, sans savoir pourquoi, était plus rassuré de garder la porte  de la cellule de Tahir ouverte. L'inconnu rit un peu puis il soupira :

- J'ai attendu longtemps, chez vous.

- Chez moi ? Attendez, qu'est-ce que vous voulez...

- Vous feriez mieux de fermer la cellule de votre prisonnier, Mickaël. Parce qu'on va bientôt...

- Tahir, si c'est un de vos copains, je vous conseille de lui dire de partir dare-dare, parce que sinon...

Abaddon  soupira profondément, se leva, épousseta négligemment ses manches et  avança d'un pas nonchalant vers la porte, pour y passer la tête.

- Non. Inconnu au bataillon, dit-il entre ses dents.

- Beau gosse, le détenu, lança l'inconnu avec un grand sourire. Vous étiez en train de tourner un porno, en fait ?

- Résolument inconnu au bataillon, insista Tahir en se mordant les lèvres. Mais...

Sans  que ses pieds dépassassent la porte entrouverte de la cellule, le PDG  plissa les yeux et lança à l'homme qui s'était imperceptiblement avancé  vers Aleksey, ce sourire étrange et fixe sur les lèvres :

- Mon brave, vous ne connaîtriez pas par hasard une bonne marque de détergent ?

- Qu'est-ce que vous fichez, vous ?! se récria Aleksey. Rentrez dans votre cellule, premier avertissement !

- Vous voyez son sac à dos ? Je sens une odeur de détergent et de... hmm... oui, ça sent la corde neuve. Et le métal. Des barbelés ?

L'inconnu, qui portait effectivement un sac, perdit son sourire et vacilla quelque peu :

- Regardez,  fit Tahir en saisissant le bras d'Aleksey, qui ne comprenait plus rien.  Il s'est décomposé : j'ai vu juste. Cet homme vient pour vous enlever,  certainement, et vous torturer – à l'aide de détergent, au cas où vous  n'auriez pas saisi.

- Vous êtes marteau, Tahir ! Maintenant ça suffit ! éclata Aleksey. J'en ai assez de vous et de vos imbécilités !

Mickaël  repoussa sans ménagements le PDG dans la cellule et claque la porte.  Hors de lui, éreinté, il en oublia de garder la main sur son arme en  s'approchant de l'inconnu :

- Bon, vous ! Vous me dites ce que vous voulez où je vous colle en cabane aussi !

L'homme  était trop près et cela faisait bientôt vingt-quatre heures que le  capitaine était sur pieds : Aleksey vit trop tard la petite seringue  automatique que l'inconnu tenait dans sa manche et il sentit à peine la  piqure dans sa cuisse :

- Oups, murmura le disciple d'Orphée, j'ai  oublié de vous demander si vous étiez hyperthyroïdien... Il paraît que  c'est une contre-indication à cet anesthésique... Bon-ne-nuit-les-pe-tits !

*

A suivre...

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