32 - Ju-on
Akane était – lorsqu'elle n'était pas sujette à une violente crise de jalousie – une jeune Japonaise trentenaire, au visage ovale, au menton quelque peu fuyant et au regard timide. Elle portait souvent des lunettes rondes et les cheveux attachés en un chignon discret, et s'habillait style institutrice, ainsi que Colibri surnommait cet étrange mélange entre sobriété, sévérité et fadeur. La jupe de la yûrei lui descendait jusqu'aux genoux, ses chaussures plates et cirées n'avaient rien de bien engageant et son gilet gris sur chemisier lâche la rendait aussi insipide que possible. À vrai dire, Sophie ne se fut pas retournée sur la jeune femme si elle eût croisée cette dernière dans la rue : elle était complètement banale.
Mais pour l'heure, la yûrei captivait encore toute l'attention de la jeune médecin-légiste, qui s'inquiétait de savoir quand le fantôme japonais risquait de reprendre son apparence spectrale ô combien terrifiante. Colibri s'inquiétait également de la terrible transformation de Vlad Draculea – dit l'Empaleur, rappelons-le tout de même – qui faisait rempart entre Akane et Sophie.
La Japonaise baissa le nez devant le visage féroce et déformé par la fureur de son maître. Ses joues se colorèrent de rose – ce qui ne manqua pas de surprendre l'esprit cartésien de Sophie – et elle bredouilla un vague :
- Gomen, sen...
- Uruse, coupa la voix cruelle du strigoï, une voix métallique et croassante. Et parle français à présent, ou plus jamais tu ne pourras reparaître devant mes yeux !
Une sueur froide passa dans le dos de Colibri lorsqu'elle vit la main de Vlad approcher du visage de la yûrei et la forcer brutalement à relever le menton. Il n'y avait aucune trace de pitié dans les gestes du vampire, aucune humanité. Le regard angoissé et larmoyant de la Japonaise, pour qui Draculea semblait tout représenter au monde, inquiéta également Sophie.
- Par.. pardonnez-moi... Majesté.
Vlad releva un peu les lèvres en une mimique méprisante et il fit claquer sa langue. Il écarta ensuite les mâchoires et pencha la tête sur le côté. Un craquement écœurant retentit dans la chambre et ses crocs se rétractèrent dans les mandibules. Un peu de sang – de sang noir, Sophie le constatait à présent – lui coula sur le menton et il l'essuya du revers de la main avant d'en effacer toute trace d'un coup de langue. Tepes tourna le dos à Akane et lui ordonna :
- Trouve-nous un vol sans escale pour la Roumanie.
- Pour trois ?
Vlad eut un soupir sec, et la yûrei murmura précipitamment :
- Oui, oui, pardon. Pardonnez-moi, je vous demande pardon.
Elle s'enfuit hors de la chambre.
- Elle... elle peut prendre ma tablette, si elle veut, proposa Colibri d'un ton hésitant. Je ne veux pas qu'elle se sente...
- Ne vous interposez jamais entre moi et qui que ce soit, Sophie, lui conseilla Vlad en se rapprochant de la jeune femme. Quelle qu'en soit la raison.
Peu de mots furent échangés ensuite : Colibri ne parvint pas vraiment à s'endormir – elle sommeilla seulement – et Akane fut chargée par le vampire de l'aider à se préparer à six heures du matin. Il va sans dire que la yûrei y mit de la mauvaise grâce, et que Sophie, se sentant particulièrement faible et infantilisée, finit par demander acidement à la Japonaise de la laisser finir de prendre sa douche seule.
Sophie souffrit énormément, car elle n'avait pas encore l'habitude de se doucher et de faire sa toilette seule, et le moindre faux mouvement, la moindre erreur de calcul entraînait une petite chute, une mobilisation inutile de son bassin et, en conséquence, une douleur plus vive que celle à laquelle elle était normalement soumise. Sous le jet d'eau chaude, assise sur une chaise en plastique rembourré, la jeune femme laissa les larmes couler sur ses joues, sanglotant en silence. Elle haïssait profondément Akane, sans trop savoir pourquoi. Après tout, la yûrei avait seulement voulu lui rendre un service. Fort mal, certes, mais...
Sophie put néanmoins se sécher convenablement. Au moment où elle tâtonnait pour récupérer sa brosse à dents, toujours assise sur cette chaise en plastique, elle réalisa qu'il lui faudrait de l'aide afin de s'habiller et regagner son fauteuil. L'idée de rester sans plus bouger, recouverte d'une simple serviette-éponge, sur la chaise en plastique fixée sous la douche, fut un instant considérée, puis Colibri – pragmatique – se fit violence :
- S'il vous plaît ? S'il vous plaît ?
Eût-il fallu appeler une troisième fois, les sanglots eussent franchi la gorge avant la voix de la jeune femme. Heureusement, le pas altier du prince strigoï se rapprocha de la porte :
- Sophie ? Tout va bien ? Akane m'a expliqué que vous ne vouliez pas de son aide.
Vlad perçut les sanglots vaillamment étouffés dans la poitrine de la petite humaine, qui ne répondait pas. Il soupira profondément et ferma les yeux, émettant une odeur de Cœur suffisamment puissante pour calmer la jeune femme. Puis, sans demander la moindre permission, il entra. Sophie, les pupilles dilatées et un vague sourire aux lèvres, respirait tranquillement, plongée dans une sorte de sommeil paradoxal par le massif relargage d'ocytocine et d'endorphines que le vampire lui avait infligé. Tepes, ne perdant pas de temps en explications, aida Colibri à se vêtir et la remit sur son fauteuil. Il prit soin de ne pas disperser trop rapidement l'odeur de Cœur : la diminution rapide des hormones du plaisir dans l'organisme de Sophie pouvait lui causer un choc désagréable.
La jeune femme finit par reprendre une pleine conscience de son environnement au bout de cinq minutes. Akane était en train de refermer un petit sac de voyage où elle avait apparemment glissé tout les médicaments nécessaires à Colibri sur une courte période.
- Vous nous revenez, Sophie ? demanda la voix paisible de Vlad.
- Hmm... grogna la médecin-légiste, qui réalisait petit à petit ce que le strigoï avait fait. C'est hyper dangereux, votre truc, quand même.
- Oui. Utilisé à mauvais escient, ça peut faire des ravages terribles, confirma Tepes en hochant la tête. J'ai appelé un taxi d'une agence spécialisée. Ils arrivent bientôt. Vous téléphonerez à vos proches pour leur expliquer votre absence, pour qu'ils ne s'inquiètent pas.
- Oui, c'est une bonne idée.
Puis, de but en blanc, sans regarder Sophie, Vlad lâcha :
- Vous n'auriez pas dû manquer de respect à Akane.
- Je ne lui ai pas manqué de respect ! se récria Colibri.
- Vous l'avez traitée d'empotée, de bonne à rien et vous avez lancé un « sale pétasse » lorsqu'elle est sortie de la salle de bains.
- Je...
La jeune femme rougit jusqu'aux oreilles : elle ne s'était pas aperçue de la violence avec laquelle elle avait traité la Japonaise. Mais cette dernière lui avait fait mal. Et elle lui avait fait parfaitement sentir combien sa condition d'handicapée la ravalait à un rang inférieur.
- Akane a beau être yûrei, elle est d'abord Japonaise. Les contacts corporels ne sont pas ce qu'elle apprécie le plus. Je lui ai demandé un grand effort. Je lui ai offert une occasion de se racheter de sa conduite et vous...
- Je ne suis pas un petit chaton mouillé qui vous donnera l'impression de faire votre BA du jour avec un bol de lait. Je me suis mal conduite avec cette fille, nous sommes d'accord. Si vous vous êtes mal conduit avec elle, vous vous débrouillez avec votre conscience.
- Le taxi est arrivé, annonça la voix neutre d'Akane. Avez-vous besoin d'autre chose, Colibri-san ?
- Daijobu, arigatô, répondit Sophie, faisant appel aux connaissances que les visionnages d'anime lui avaient apportées.
Apparemment, l'emploi de sa langue natale ne toucha pas Akane, qui passa devant Vlad et Sophie en portant le petit sac de voyage.
- Je suis désolée de vous avoir blessée, Akane, enchaîna Colibri qui se sentait rougir. J'ai très mal interprété vos...
- Je regrette de n'avoir pu vous satisfaire et je regrette de vous avoir blessée à mon tour, Colibri-san, l'interrompit Akane en ouvrant la porte. Je ferai mieux la prochaine fois.
La médecin-légiste, que Vlad suivait lentement, voulut préciser qu'il n'y aurait pas de prochaine fois, mais le strigoï posa une main sur l'épaule de la jeune femme et lui murmura à l'oreille :
- Cela signifie qu'elle s'excuse et que vous êtes quittes. Pour elle non plus, il n'y aura pas de prochaine fois.
Et le regard de biais, presque révulsé, que la yûrei lança à Colibri dans le dos du vampire fit comprendre à l'humaine que non, elles n'étaient pas quittes.
*
A suivre
(pardon ! je n'ai pas répondu à tout le monde ! Je fais ça d'ici vendredi : j'ai la crève et seulement une heure de pausè, désormais bien entamée vu comment mon ordi rame... ^^ mais merci !!!)
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