21 - Work, b*tch
Le cœur battant la chamade, Sophie, impuissante, se trouva incapable de bouger tant la peur la tétanisait. Bien sûr, que c'était lui. Le mort-vivant. L'orphique, comme Heath avait dit. Colibri avait eu le temps, à la clinique, de se renseigner sur l'historique de cette créature qui avait été jadis humaine. Il avait bel et bien existé.
Et il se trouvait juste derrière sa porte, elle pouvait voir la poignée tourner lentement. Une petite voix, dans un recoin de son crâne, lui intima : « Prends. Ton. Téléphone ! », mais la terreur la plus pure paralysait le moindre de ses muscles. Elle sentit des larmes d'angoisse rouler sur ses joues et la porte, doucement, s'ouvrit. Sophie hoqueta de surprise :
- Vous ?!
- Ne vous emballez pas, je ne suis pas venu pour vos beaux yeux.
Colibri mit quelques secondes avant de comprendre réellement ce qui se passait : Abaddon Tahir, treizième célibataire le plus convoité du monde, se tenait dans sa chambre, vêtu d'un costume qui – à lui seul – eût sans doute pu payer le crédit de l'appartement. Sophie remarqua que la barbe de Tahir était toujours impeccablement négligée, que tout son être – au grand déplaisir de la jeune femme – respirait le luxe et l'assurance. Sous son regard, la petite chambre simple et intime de la médecin-légiste paraissait un taudis de favela. Le PDG balaya rapidement la pièce du regard, effaça un sourire narquois de son visage et reporta son attention sur Sophie, qui n'avait toujours pas eu le réflexe de se saisir de son téléphone.
- Je ne sais pas pourquoi, mais je vous avais imaginé une demeure moins... quelconque.
Il croisa les bras et afficha un sourire carnassier :
- Mais je ne sais vraiment pas pourquoi.
- Qu'est-ce que vous fichez ici ?! Comment êtes-vous entré ?
- J'ai crocheté la serrure. Et je viens vous demander expressément de mettre un terme à vos vacances de fonctionnaire.
- Mes...
- Non mais, regardez-vous. Il n'est même pas vingt heures et je parie que vous avez passé la journée vautrée sur ce lit !
Sophie resta de marbre. Elle réalisa que Tahir n'avait pas compris la situation. Il était de ce type d'homme qui, ayant un plan arrêté en tête, ne cherchent pas à connaître les détails incongrus susceptibles de venir perturber leurs stratagèmes. Alors, Colibri décida de laisser Abaddon s'enfoncer. Les lèvres serrées, les mâchoires contractées, elle patienta, sans plus parler.
- Vous êtes médecin de formation, vous devriez avoir une vocation qui vous pousse à davantage travailler que vos stupides collègues flics. Vous entendez lorsque je vous parle ?
- J'entends.
- Ah, parfait, je commençais à douter de vos capacités physiologiques basiques.
L'espace d'un instant, Colibri se demanda si Tahir savait. S'il ne venait pas seulement pour satisfaire un plaisir sadique. Mais elle n'imaginait pas qu'un homme si occupé et demandé pût perdre son temps en de telles futilités.
- Donc vous allez lever vos petites fesses de ce lit, et vous allez reprendre votre poste. Je n'ai plus qu'une semaine avant de voir péricliter Zenvolf Corporation, ce que vous et moi ne souhaitons pas.
- Vraiment ?
- Oui, vraiment. Oh, bien sûr, voir tomber un homme aussi incroyablement riche et populaire que moi serait une jouissance pour vous et pour bien d'autres personnes, je le sais. Mais songez également aux milliers d'employés qui se retrouveront à la porte, littéralement.
- J'en ai les sangs glacés.
Tahir fronça les sourcils.
- Vous prendrez vos vacances après. Vous avez un cas sur lequel travailler et j'ai besoin de votre expertise. Malheureusement, votre imbécile de confrère a l'esprit trop obtus pour obtenir le moindre résultat concluant, et c'est miracle si j'ai pu éviter de récupérer un mandat d'arrêt. Mais tant que vous n'agissez pas, je ne peux pas moi-même faire avancer mon entreprise. Or, sans moi, elle tombe. C'est bien clair ? Vous préféreriez un diagramme avec des couleurs ?
- J'ai donné ma démission.
- Oui, j'ai cru entendre ce bruit de couloir, mais elle n'a pas encore été acceptée. Et vous n'allez pas laisser cette larve blanchâtre – pardon, votre éminent confrère – clore le dossier avec autant de désinvolture.
Sophie songea que le seul mot « pardon », dans la bouche d'Abaddon Tahir, sonnait comme une injure terrifiante.
- Mon remplaçant est tout aussi compétent que moi. Si vous avez des soucis judiciaires, débrouillez-vous avez vos avocats, lança Colibri.
Sa voix semblait croassante. Elle réalisa combien la présence de Tahir l'irritait. Combien ses paroles irrespectueuses et méprisantes l'ulcéraient. Elle ne cherchait même pas à savoir ce qui avait pu se produire. Abaddon Tahir avait des ennuis ? Tant mieux ! Pût-il en mourir ! Et suite à une longue et pénible agonie, si possible. Mais Tahir plissa ses yeux couleur de miel :
- Des soucis judiciaires ? articula-t-il comme si ces mots l'étranglaient. Vous avez fumé une substance illégale, ma petite ?
- J'allais vous poser la même question.
- Écoutez, j'en ai assez de votre attitude désinvolte. J'ai besoin de votre expertise, que vous le vouliez ou n...
Colibri avait craint le pire : perdant légèrement contenance, le PDG de Zenvolf Corp. avait décroisé les bras et fait le tour du lit, pour se diriger vers son chevet. La jeune femme attrapa son portable à temps, effrayée. Mais cette fois, Tahir l'avait vu. Le fauteuil roulant.
- Qu'est-ce que... fit-il d'un ton plus hésitant, pointant du doigt l'objet de son trouble.
- Une machine à laver post-moderne.
- C'est un fauteuil roulant ?
- Non, une machine à laver post...
- Bien. J'imagine que vous en avez profité pour poser des ITT illimités, puisque vous êtes fonctionnaire ? Qu'est-ce que vous avez de si terrible que cela vous empêche de redresser les torts ? Une entorse ? Une tendinite ? Non, je sais : une fracture du petit orteil.
Colibri ne répondit rien. La méchanceté de Tahir lui coupait désormais la respiration.
- Je sais que j'outrepasse mes droits, admit Abaddon en agitant négligemment la main. Mais vous étiez absente sur votre lieu de travail et mes communications privées sont toutes sur écoute. Je suis accusé de meurtre avec préméditation, mon entreprise s'écroulera en bourse dès que les journalistes entendront...
- Je veux que vous sortiez.
- Et moi je veux que vous bossiez. La vie est injuste.
- Je veux que vous sortiez, insista Sophie en serrant les poings.
Si Ludmila Romanov et ses vingt ans de krav-maga étaient ici, elle aurait pris un plaisir infini à aider à dissimuler le corps du PDG.
- Très bien, puisqu'il faut en passer par là : combien voulez-vous ? soupira Tahir, excédé. Ou que voulez-vous ? Un voyage ? Une voiture ? De la lingerie ? Enfin... non, j'imagine que cette dernière préoccupation ne vous concerne pas, ricana l'homme en jetant un coup d'œil à la penderie entrouverte de Sophie. Ou avez-vous une idole que vous souhaitez rencontrer ? Mon prix sera le vôtre : vous devez travailler sur la disparition de...
- Je veux deux jambes.
- Je vous demande pardon ?
- Je n'ai ni entorse, ni fracture du petit orteil, ni tendinite. J'ai une trentaine de fractures multi-esquilleuses réparties sur mes fémurs, tibias, tarses et métatarses. Le tout compliqué de pseudarthrose.
Tahir fronça davantage les sourcils. Colibri vit ses poings se serrer. S'efforçant de parler sans que sa voix tremblât, la jeune femme ajouta :
- Et pour pénétrer votre cerveau épais, en d'autres termes, je suis et resterai paralysée jusqu'à ma mort. Donc, non, je ne travaillerais pas – et encore moins pour vous –, oui, je me moque éperdument de la destruction complète de votre entreprise. Et bien que vous n'ayez pas posé la question : oui, je vous déteste et recevoir ne serait-ce qu'un remerciement de votre part me donnerait l'impression de m'être prostituée.
Tahir restait sans parler, les traits impénétrables. Sophie, qui sentait sa colère venimeuse et brûlante l'envahir, conclut :
- Donc, Tahir, avec tout le respect que je vous dois : allez vous faire foutre.
Le PDG resta un instant silencieux et immobile. Colibri haletait, en proie à une rage noire.
- Vous n'avez pas compris ? Il faut que je vous fasse un dessin ? cracha-t-elle. Barrez-vous ! Vous êtes chez moi et c'est une violation de propriété !
- Je peux vous offrir les soins des médecins les plus compétents, lâcha l'intrus, qui semblait pouvoir rebondir sur n'importe quelle occasion sans s'encombrer de sentiments. Aux U.S., je peux vous envoyer dans la meilleure clinique au monde, et je suis convaincu qu'en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, vous gambaderez à nou...
Abaddon Tahir, certain que l'argent pouvait venir à bout de n'importe quel obstacle en ce bas-monde, n'avait pas tout à fait réalisé que la femme à qui il s'adressait était médecin et avait donc conscience que la probabilité pour qu'elle pût remarcher était parfaitement nulle. Il échappa de justesse au verre d'eau que Colibri lui jeta à la tête, folle de colère.
- Attention ! s'exclama-t-il en entendant l'objet se briser sur le mur, derrière lui. Vous auriez pu me couper !
- Sortez ! Immédiatement !
- Lorsque je serai en prison, je ne pourrai plus vous aider ! Si vous souhaitez marcher à nouveau...
- Tu veux voir dans quel état sont mes jambes, c'est ça ?! Tu veux te rendre compte par toi-même, saint Thomas ? Tu vois l'enveloppe bleue, sur le bureau ? Prends-la ! Prends-la, espèce de petit pourri puant !
Abaddon Tahir songea que jamais encore on ne lui avait parlé sur ce ton. Jamais, d'ailleurs, on avait déjà refusé des offres aussi astronomique que celles qu'il avait tenté de faire à la médecin-légiste. Sans tenter de revenir sur le tutoiement agressif dont la jeune femme l'avait gratifié, il se déplaça de l'autre côté du lit, jusqu'au bureau couvert de post-it et de photographies, et sortit les radiographies de la large enveloppe bleue. Il pâlit légèrement : même sans avoir fait la moindre étude de médecine, il avait comprit l'étendue des dégâts. Et par là même, il avait compris qu'il venait imprudemment de se fermer toutes les portes par lesquelles il aurait pu se glisser afin de mener Colibri à se pencher sur le cas du meurtre de Jérémy Dupré.
Les journalistes n'allaient pas mettre une semaine avant de déterrer l'affaire. Si tant était que la justice ne le force par à fuir et se réfugier dans un pays où l'extradition était impossible. Cette fille était la seule qui eût assez de cervelle pour l'aider. La seule qui avait assez de connaissances pour démontrer qu'il n'était pas un meurtrier. Du moins, pas de celui de Jérémy Dupré.
Tahir soupira et décida d'abattre sa dernière carte. Il tournait le dos à Colibri et prit donc le temps de composer un masque qui correspondait à la situation avant de lui faire face, à nouveau :
- Sophie, je suis très sincèrement désolé. Je n'aurais pas dû vous parler comme je l'ai fait. J'ai été une véritable brute, je...
Un peu d'hésitation, se souvint Abaddon. Que ça ait l'air parfaitement improvisé. Fais trembler ta voix. Et des larmes dans les yeux. Impeccable.
- ... j'étais si écrasé sous le poids de mes responsabilités que je n'ai pas tenu compte de vos sentiments. Mais vous m'êtes indispensable, Sophie. Vous l'êtes, accentua Tahir de sa voix la plus douce.
Et il s'assit sur le rebord du lit.
Sophie savait pertinemment que le PDG jouait la comédie. Elle le sentait, de la même façon qu'elle sentait physiquement lorsque Heath lui mentait, désormais.
- Tahir ? sourit Colibri.
- Oui ?
- Allez jouer dans le four à micro-ondes et faites-moi le plaisir de virer vos sales fesses de mon lit.
Aussitôt, le voile tomba : Tahir, comprenant qu'il avait perdu, se leva brutalement, les yeux obscurcis par sa propre colère :
- Parfait. Je vous laisse, donc. Et comme on dit en orient, je vous souhaite longue vie.
Il sortit de la chambre sur ces mots, laissant une Colibri tremblante de fureur. Elle entendit la porte d'entrée s'ouvrir, puis Tahir lui crier :
- Et rappelez votre chat ! Il a failli me faire tomber !
- Je n'ai pas de chat, espèce de connard décérébré ! lui rétorqua la jeune femme, hors d'elle.
Mais elle n'eut jamais confirmation du fait qu'Abaddon entendit ces mots, car la porte d'entrée claqua, se refermant sur le...
- ... premier connard le plus convoité du monde !
*
A suivre...
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