2 - The Grudge

- Âge inconnu, sexe inconnu, ADN non recensé, martela Colibri en trottinant dans les couloirs impersonnels de la morgue. Seul la partie supérieure du tronc a été retrouvée par un SDF, près du métro Picpus. Mâchoire arrachée, peau presque complètement écorchée et brûlures au quatrième degré consécutives à l'écorchement.

Sophie Colibri est une femme minuscule, je l'ai déjà spécifié, mais malgré sa taille, elle sera toujours la première à recevoir les avances des jeunes hommes en boîte de nuit. Elle est très jeune, brillante, énergique – pour ne pas dire hyperactive – et a un visage de rêve, lorsqu'elle ôte ses énormes lunettes, mais elle s'est habituée à vivre seule. Son seul souci reste son absence totale de tact et de délicatesse. Ceci explique sans doute cela. 

- J'espère que vous n'avez pas mangé trop de sushis, dans l'avion, grogna Jayvart.

- Vous vous êtes inquiété de savoir où je me trouvais, commissaire ? Je suis touché.

Jayvart grogna à nouveau. Je suppose sans prendre de risque inouï que cet homme me voue une haine profonde.

- Les analyses des rares traces de contenu gastrique carbonisé sont revenues il y a deux heures, elles n'ont – bien sûr... – rien donné, soupira Colibri.

- Vous avez pensé à regarder dans...

- ... sa bouche ? Heath, tu n'écoutes rien, la mâchoire a été arrachée. C'est encore pire que The Grudge ! Et cette fois, notre Ichiko n'a pas laissé la maxillaire sur place.

- C'est un film d'horreur japonais, m'a glissé Jayvart d'un ton mielleux.

Le commissaire sait une chose à mon sujet : ma culture générale en terme d'art moderne est particulièrement bancale. Et il ne laisse pas passer une occasion pour le souligner. 

- Attention les yeux... fit Colibri en faisant glisser son badge sur le détecteur afin d'ouvrir la porte de son laboratoire.

Instinctivement, Jayvart et moi levâmes la main pour nous couvrir le nez. L'odeur de porc grillé et de pourriture était particulièrement infecte et il n'y avait que le docteur Colibri pour ne pas s'en trouver incommodée. Le buste qui avait tant intrigué le médecin-légiste se trouvait sur une table en métal, entouré d'une batterie d'instruments médicaux. Colibri s'assit sur un immense tabouret et alluma la lampe de petite chirurgie, éclairant le demi-cadavre.  

- Je n'ai pas réussi à déterminer la cause de la mort, ajouta-t-elle d'un ton quasi-dépressif et en agitant un manche de scalpel au-dessus du corps calciné. Mais toutes les lésions que vous pouvez voir là ont été faites post-mortem. Enfin... fit en tapotant l'extrémité du manche de scalpel contre son nez. Je crois.

- D'autres particularités ? demandai-je alors.

- En fait...

Sophie Colibri avait le défaut de tous les génies : elle aimait faire durer le suspense. Réserver les meilleures découvertes pour la fin. Ses yeux vert pétillèrent et elle nous adressa, à Jayvart et à moi, un sourire presque condescendant.

- Vous voyez, ça ?

Elle indiquait une suture grossièrement réalisée, au niveau du sternum.

- Comme d'habitude, après les présentations d'usage, j'ai ouvert cette personne. Et... attendez, ça charge...

Elle avait allumé un écran tactile absolument hors-de-prix qui indiquait l'insupportable « buffering ».

-Merde, le code, jura Colibri, sans doute rendue furieuse par le délai supplémentaire que la haute technologie imposait à ses révélations extraordinaires.

- Et moi qui croyais que la marque du péché originel était la meilleure qui fût au monde, me moquai-je gentiment. Que la haute technologie nous sauverait tous du chaos et des démons du...

- Heath, mets-la en veilleuse.

Vous ai-je déjà dit que Sophie Colibri peut être un véritable mâtin lorsqu'elle est mal lunée ? Jayvart ricana et les photographies du médecin-légiste finirent par s'afficher.

- Voilà. Là, tu vois ? Enfin, vous aussi, Jayvart, vous pouvez regarder, si ça vous chante. Tu vois, Heath ? Ici, là, et lààààà...

Elle faisait défiler les images rapidement, et j'avoue que je fus incapable de remarquer quoi que ce fût dans ce magma de chair carbonisée.

- Mais qu'est-ce qu'il faut voir ! finit par pester Jayvart. Bon sang, Colibri, vous êtes bonne pour le jardin d'enfants !

- Sans relever le caractère particulièrement blessant de vos propos, commissaire, je vais de ce pas éclairer la lanterne de mon cher Heath. Et si vous alliez nous faire du café ?

Jayvart et Colibri échangèrent un regard mortel. Pourquoi le médecin et moi nous encombrions de cet imbécile, me demanderiez-vous ? Justement parce qu'il est loin de l'être. Il est seulement grossier, insultant, misogyne...

- Je ne vois pas pourquoi j'irai faire le café. Ce n'est pas moi, le chômeur roumain, ici, grogna-t-il.

Et profondément raciste. Néanmoins surpris, je levai un sourcil et déglutis :

- Tiens, j'étais resté avec l'idée que vous m'imaginiez Anglais.

- Colibri vous porte aux nues et vous mettez votre nez là où vous ne devriez pas. J'ai fait mes recherches.

- Ah ! Elles auraient abouti, cette fois ?

- Pourquoi est-ce que vous vous faites appeler Heath, d'ailleurs, ce n'est même pas...

- Il s'agit du diminutif de « Heathcliff ». Par ailleurs, je n'ai jamais demandé à porter ce...

- Bon, tout le monde s'en fout, de ma découverte extraordinaire ? râla alors la voix de Colibri.

Jayvart m'adressa un rictus moqueur, sans doute ravi de son petit effet de manche.

- Non, allez-y, Colibri, soupirai-je.

- Merci. Alors, là, vous voyez, on peut suivre l'artère pulmonaire. Lààààà... Hop, ici, un peu... Et bim ! Disparue ! Coupée au couteau. Et devinez ce qu'il y a au bout de l'artère pulmonaire ?

J'avais compris. Je fronçai les sourcils, sentant mon rythme cardiaque accélérer. Et ça, c'était tout sauf positif. Heureusement, ce brave Jayvart était là pour faire redescendre la pression :

- Un poumon ?

Colibri papillonna des yeux et riva sur moi un regard désespéré.

- Vous ne souffrez pas trop, commissaire ? demanda-t-elle. Ce manque d'intelligence... ce doit être rudement douloureux.

Jayvart a grogné.

- Vous devriez peut-être vous faire euthanasier, nous sommes dans un cas évident de souffrance morale.

- Vous m'en voulez encore pour le jardin d'enfants ?

- Un peu.

- D'accord, je le retire, finit par soupirer le commissaire. Je vous en supplie, j'ai dû aller chercher votre Roumain, là, et je suis crevé, je veux me coucher.

- Des excuses seraient appropriées, insista Colibri.

Jayvart ne répondit que par un grognement. Jamais je n'ai entendu Jayvart s'excuser. Ou alors au tarot. Et encore. 

- Passons, fit la jeune femme en levant les yeux au ciel. Ce qu'il y a au bout de l'artère pulmonaire et qu'on ne voit pas sur la photo, commissaire, c'est le cœur de notre chère victime.

- Le cœur. Et où l'avez-vous mis, encore ? grommela Jayvart.

- Jayvart, je crois que je vais devoir insister pour le café.

- Colibri !

- Le cœur n'était pas présent à l'ouverture. Au vu des lésions, il y a bien eu hémorragie lors de la rupture – ou plutôt la coupure – des artères et veines le reliant au reste du système circulatoire. Ce qui signifie que la victime était vivante lors de sa cardectomie. Ou qu'elle venait d'être tuée.

- Donc nous avons un fétichiste des cœurs en liberté à Picpus ? a grogné Jayvart.

Je vous avoue que je n'étais pas loin de me dire la même chose.  

- Comme c'est joliment tourné, commissaire ! s'est moquée Colibri. Le fétichiste des cœurs. Vous pourriez en faire le titre d'un livre, si vous saviez écrire. Mais non. Enfin, si, mais ce n'est pas le plus préoccupant. Ce qui m'ennuie le plus, moi, c'est que le cœur a été sorti du corps. Et que je n'ai pas vu une seule trace d'ouverture sur le corps, avant que je n'en pratique une moi-même.

Il y eut un instant de silence. Jayvart marmonna :

- Ce n'est pas possible. Le cœur a été extrait, c'est forcément passé quelque part.

- Par la gorge, n'est-ce pas ? murmurai-je alors.

- Idéal ! Heath, c'est pour ça que tu ne pouvais pas rester dans ta fichue île ! s'exclama Colibri d'un ton ravi. Oui ! Au début, j'avais simplement classé l'absence de mâchoire dans la même case que les brûlures et l'écorchement : le meurtrier ne veut pas que l'on détermine l'identité de sa victime ! Ça reste vrai, bien sûr, mais il aurait suffit de lui arracher les dents, ce qui demande en fait moins de temps, si vous voulez tout savoir.

Peut-être que Colibri n'a jamais trouvé chaussure à son pied à cause de sa façon d'appréhender la vie, tout compte fait...

- Personne ne peut faire passer un cœur par là ! grogna le commissaire Jayvart.

- Bien sûr que si ! J'ai même pu relever des traces de latex fondu sur la trachée, là, à ce niveau : le type qui a fait ça est un grand malade ! C'est idéal.

- Colibri, faites-vous soigner... Heath, si vous vous sentez mal, ne vomissez pas sur mes chaussures, elles sont neuves.

- Tu fais une crise, Heath ?

- Ça va passer, répondis-je simplement. C'est le décalage horaire.

- C'est ça, ricana Jayvart.

J'ignore pourquoi, mais une inflexion dans son ton de voix me hérissa le poil, si vous me passez l'expression. La réalité était que je savais ce qui était arrivé à la demi-personne qui se trouvait sur la table de dissection. Et que la constatation – évidente – m'avait tant saisi que j'étais passé à deux doigts de la crise de cataplexie...

*

Merci d'être passés :-)

J'espère que ça vous a plu, n'hésitez pas à commenter si ce n'est pas le cas (ou si ça l'est, d'ailleurs !)

Par contre, comme les options de la fiction bugguent : est-ce que je suis bien en catégorie "langue française" ?

Merci !

Sea

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top