VINGT-SIX | Barbie et Zellie attendent le bus

Zelda était convaincue qu'on pouvait résumer sa vie à trois mots (verbe, déterminant, nom) : attendre le bus. C'était peut-être légèrement exagéré mais elle avait vraiment cette impression de passer son temps à attendre que le transport daigne arriver et l'amène au lycée ou bien chez elle – inutile de préciser qu'elle préférait la deuxième option. N'ayant pas la chance d'avoir des amis qui habitaient dans le même coin qu'elle, elle devait se contenter de lancer de la musique dans ses écouteurs pour faire passer le temps. Ne vous détrompez pas, Zelda adorait la musique et elle passait le plus temps à en écouter (normal puisque, rappelez-vous, sa vie se résume à attendre le bus). Encore un point en commun avec son frère. En parlant de lui, pourquoi n'était-il pas là, lui ? Pour le coup ils habitaient vraiment tout près, pour ne pas dire au même endroit. La plupart du temps, les deux jumeaux ne finissaient pas en même temps les cours. Et même quand c'était le cas, cela ne voulait pas dire qu'ils se parlaient obligatoirement. C'était déjà suffisant de se voir tout le temps, 24h/24h et tous les jours de l'année. A la différence des autres fratries, leur statut de jumeaux, si l'on pouvait le dire ainsi, avait comme conséquence que les deux enfants Powell étaient toujours – ou presque – en présence l'un de l'autre. Parce qu'ils avaient exactement le même âge, la même expérience, ils se retrouvaient toujours dans le même niveau, pour quelque activité que ce soit. Même s'ils s'adoraient, cette proximité permanente pouvait s'avérer fatigante à la longue. Ils avaient vite compris que pour pouvoir se supporter, surtout avec des caractères si différents, il était nécessaire de ne pas interagir dès que l'occasion se présentait, et plutôt de préférer rester loin parfois. Ainsi, lorsqu'il s'agissait d'attendre le bus, chacun finissait plutôt par s'évader dans son propre monde musical.

Toujours était-il qu'en cette fin d'après-midi-là, Zelda était bien partie pour ne pas déroger à la règle. Ecouteurs dans une main et pouce prêt à appuyer sur un morceau de l'autre, elle était véritablement à une seconde de poursuivre dans sa routine quand elle avisa la chevelure blonde d'Abbie. Zelda n'était pas obsessive au point d'associer automatiquement le blond à l'autre lycéenne (ou peut-être un peu mais chut) mais il fallait bien avouer que cette couleur n'était pas tant partagée que ça dans leur établissement, surtout avec un tel éclat. Difficile de croire que c'était naturel tellement ils étaient nacrés – et pourtant c'était bien le cas.

Petite chose à savoir sur Zelda, son autre passion dans la vie (après la musique, les animes et faire chier les gens) c'était d'observer les autres, les analyser, les détailler. Pas forcément les juger, juste les regarder, imaginer leurs pensées et leurs préoccupations. L'une des conséquences de cette observation minutieuse était que, effectivement, elle remarquait et retenait souvent les chevelures. Surtout lorsqu'elles sortaient de l'ordinaire.

Pour revenir à la situation présente, donc, Zelda remarqua qu'Abbie attendait elle aussi le bus, comme d'habitude. Et comme d'habitude Zelda aurait pu tout à fait l'ignorer. Cependant elle repensa aux paroles de Raleigh quelques nuits plus tôt, quand elle avait promis d'être plus aimable. Plus sympathique. Quoi de plus sympathique que de faire la conversation à quelqu'un qui a l'air de s'emmerder ? Et puis, l'adolescente trouvait Abbie plutôt marrante, surtout quand elle se faisait taquiner (par Zelda de préférence).
Elle se laissa donc tomber sur le banc à côté de sa nouvelle victi- pardon, d'Abbie, faisant sursauter celle-ci. Comprenant qui était la personne s'installant à côté d'elle, la lycéenne écarquilla les yeux. Puis elle se rappela qu'elle s'était promis de ne plus se laisser intimider par la jumelle de son ami, ce qui était en réalité bien plus facile à dire qu'à faire, elle s'en rendait compte à présent. Quand elle eut fini de ranger son portable et ses écouteurs – le plus lentement du monde puisqu'elle sentait l'autre l'épier avec appréhension et c'était extrêmement jouissif de son point de vue – Zelda se tourna vers Abbie.

-Y a une question que j'ai toujours voulu te poser Barbie. Tes cheveux, ils sont naturellement lisses ou c'est le résultat d'un travail minutieux ?

Autant dire qu'Abbie était perdue. Complètement. Que Zelda déroge à son habitude en venant s'assoir à ses côté et qui plus est lui parler, c'était déjà déroutant. Mais qu'elle lui parle de ses cheveux, c'était inconcevable. Elle est droguée ou quoi ?

-Heu... non c'est naturel. Enfin juste un coup de brosse pour les nœuds et c'est bon.

-Je trouve ça fascinant, presque surréaliste. Et vexant. Horriblement vexant. Les miens sont loin d'être aussi ordonnés, même en les y forçant.

-Désolée ?

-C'est pas toi qui as écrit mon génome non ? Alors t'excuses pas, ça va m'énerver encore plus.

Bon en réalité Zelda n'était pas vraiment énervée. Un peu envieuse, comme toutes les personnes qui ont des cheveux bordéliques, mais plutôt détendue. Abbie retint de justesse une nouvelle excuse, pestant intérieurement contre cette capacité qu'avait l'autre adolescente à l'intimider au point de s'excuser pour tout, presque d'être née. Et puis merde pourquoi est-ce qu'elle venait lui parler d'un truc aussi idiot ?
Après avoir joué nerveusement avec ses doigts et malmené ses lèvres du bout des dents, Abbie finit par rompre le silence.

-T'es venue me parler que pour une histoire de cheveux ?

Le mélange de curiosité et de méfiance, teinté d'une pointe de reproche, tira un rictus amusé à Zelda. Ah ce qu'elle adorait embêter cette fille...

-Pourquoi ? Tu trouves que ce n'est pas une raison valable ? Je n'ai le droit de discuter avec toi que sur des sujets importants ? On peut parler de la politique étrangère de notre cher pays si tu préfères.

-C'est pas ce que je voulais dire, grommela Abbie. En plus tu penses sûrement que j'y connais rien en politique.

-Aurais-je tort ?

-Non. J'y connais vraiment rien. Mais tu vois c'est ça que je voulais dire : quand tu viens me parler c'est pour me descendre. Alors oui, je m'étonne que cette fois il soit juste question de mes cheveux.

-Jusqu'à maintenant mon but était de mettre les choses au clair, parce que je connais bien le genre de personnes avec qui tu traines et j'ai supposé que tu en faisais aussi partie. Peut-être était-ce une erreur, j'en suis pas encore cent pourcent convaincue cela dit. Maintenant écoute : puisque le but de ma vie est apparemment de plaisir à mon idiot de frère, j'ai décidé qu'on allait enterrer la hache de guerre toutes les deux. Donc oui, je compte arrêter de « te descendre » comme tu dis, sauf si tu me donnes une raison de changer d'avis. Et encore oui, je suis juste venue te parler cheveux. Satisfaite ?

La tirade laissa Abbie sans voix, se contentant de la regarder avec confusion. Premièrement, Zelda venait-elle juste d'avouer qu'elle s'était (peut-être) trompée ? Deuxièmement, devait-elle comprendre que Raleigh était intervenu en sa faveur ? Troisièmement, était-ce vraiment la fin l'animosité de Zelda à son égard ? Après tout, quand on n'aime pas quelqu'un ce n'est pas l'intervention d'un tiers qui nous fait changer d'avis. Enfin si Zelda pouvait cacher un peu mieux son antipathie ça lui convenait très bien aussi.
Réalisant que celle-ci attendait visiblement une réponse, Abbie rassembla ses pensées pour revenir dans le moment présent. Une telle annonce avait tout de même du mal à passer.

-Heu... oui ? Tant mieux je suppose ?

-T'as l'air vachement ravie à cette idée, releva-t-elle sarcastique. Peut-être que tu préférais nôtre relation d'avant ?

-Non ! répliqua Abbie instantanément. C'est super, vraiment ! Je m'y attendais pas, c'est tout...

Zelda la fixa un instant, de son regard sombre qui donnait l'impression qu'elle pouvait s'infiltrer dans votre tête et connaître tout ce qu'il s'y trouvait. Autant dire que c'était un regard qui avait le don de mettre l'adolescente mal à l'aise, même si, pour une fois, il n'était pas jugeur, juste d'une curiosité impérieuse. Zelda finit par soupirer.

-Ok, pour prouver ma bonne volonté je vais te dire l'un de mes secrets.

Si elles avaient pu, les oreilles d'Abbie se seraient dressées toute droites sur son crâne. Mais, même sans une réaction aussi explicite, l'autre lycéenne put constater que sa proposition avait fait mouche. Il n'y avait qu'à voir la manière dont elle s'était légèrement redressée et la vitesse à laquelle ses yeux s'étaient plantés dans les siens. Zelda retint un nouveau sourire amusé et se pencha vers elle.

-Je déteste le gratin de courgette, souffla-t-elle lorsqu'elle ne fut plus qu'à quelques centimètres du visage de l'autre.

Et la réaction d'Abbie ne put que ravir Zelda. Voir l'attente se transformer en une moue déçue, quel spectacle.

-C'est pas un secret ça, se plaignit-elle.

Avec n'importe quelle autre personne elle se serait sûrement exclamée mais pas avec Zelda, ça non. Ce n'est pas parce qu'elle affirmait vouloir enterrer la hache de guerre qu'Abbie se sentait à l'aise. Elle avait, et aurait sûrement toujours, l'impression que l'autre pouvait l'écraser à mains nues si elle le voulait. De plus l'adolescente avait l'habitude des gens aux tendances dominatrices, Rebecca par exemple ou encore Zach, et elle savait qu'il valait mieux faire attention avec la façon dont on exprime son désaccord. Zelda, dans un style très différent bien sûr, semblait également faire partie de ce genre de personnes.
Elle me tuerait si elle savait que je viens de la comparer à eux.

-Ça fait quand même des années que je laisse croire à ma mère que j'aime son gratin, sa spécialité comme elle dit, répondit Zelda. J'ai jamais eu le courage de lui dire que je détestais ça, surtout que Ray et mon père ont l'air d'adorer. Donc c'est quand même un petit secret.

Le haussement de sourcils d'Abbie lui fit comprendre qu'elle n'était pas convaincue.

-D'accord d'accord, qu'est-ce que tu voudrais savoir alors ?

Excellente question. Abbie se détourna pour observer l'autre côté de la rue, cherchant là-bas l'inspiration pour trouver une question. Une bonne question. Il y avait tant et à la fois si peu qu'elle souhaitait demander. En fait, elle ne savait pas grand-chose de Zelda. Durant tous ces mois d'amitié avec Raleigh, elle avait toujours évité de parler de sa sœur. Même quand celle-ci n'était pas présente, sa simple mention donnait à Abbie des frissons. Pourquoi une réaction aussi excessive vis-à-vis de quelqu'un qui lui avait simplement exposé sa vision des choses, certes d'une manière légèrement agressive ? Sûrement parce que ce sont les gens qui nous confrontent avec nous-mêmes, qui cernent immédiatement qui l'ont est qui sont les plus effrayants. Les plus dérangeants. Parce que Zelda, sa présence ou sa simple mention, renvoie Abbie à la partie la plus sombre d'elle-même, celle qu'elle aimerait oublier, celle qui lui fait honte mais qu'elle devrait embrasser pour enfin être en paix. Parce que Zelda a vu clairement qui était Abbie, ou du moins qui elle aurait pu être si elle n'avait pas passé ce pacte. Quelqu'un qui se laisse entraîner dans les actions les plus affreuses pour ne pas être exclue d'un groupe et, pire, quelqu'un qui ne réalise même pas l'aspect horrible des actions en question. Mais maintenant Abbie en a conscience, et cette conscience de sa propre noirceur a été associée à Zelda. Alors que la conscience de ce qu'il y a de meilleur en elle a été associée à Raleigh. Pour Abbie, les jumeaux représentent les deux facettes d'elle-même, dans une vision simplifiée qui réduirait sa personnalité à seulement deux aspects, ce qui est discutable.

Un claquement sec de portière la fit sortir en sursaut de sa concentration. Elle avisa une voiture qui repartait, sûrement après avoir récupéré un lycéen. Et une question lui vint en tête. Ce n'était pas vraiment un secret mais tant pis.

-Est-ce que...

Elle hésita, cherchant la meilleure manière de le formuler. Zelda, qui avait déjà attendu plusieurs minutes patiemment, ne la pressa pas non plus.

-Est-ce que ça t'arrive de faire des cauchemars... ou bien d'avoir peur parfois, au lycée, dans la rue... à cause de ce qu'il s'est passé ?

Malgré le grand soin que l'adolescente avait pris pour ne pas révéler explicitement à quoi elle faisait référence, Zelda comprit. Comment ne pouvait-elle pas ? L'incident avec David n'était pas du genre à s'oublier facilement.
Elle laissa sa tête reposer contre l'abri bus et ferma les yeux.

-Bien sûr. Surtout quand il y a du monde. Je ne peux pas m'empêcher de me dire que, si ça se trouve, quelqu'un a un flingue planqué sous son t-shirt. Ou bien qu'un taré peut débarquer avec une arme à tout moment. Et qu'on peut se faire tirer dessus sans avoir le temps de réaliser ce qu'il se passe. Ça me rend dingue, surtout que n'importe qui peut en détenir une légalement. En ce moment j'ai même du mal à supporter de voir un pistolet à la télé. Lors du premier film d'action que j'ai vu après ce jour-là j'ai failli faire une crise de panique.

-Tu as réussi à la contrôler ?

-Pas vraiment, j'ai plutôt réussi à me calmer avant qu'elle ne se déclenche vraiment. Enfin je suppose, j'ai jamais fait de crise de panique avant. J'ai commencé à avoir du mal à respirer et j'ai revu un David fou devant nous avec son flingue. Je me suis barrée en courant pour aller m'exploser les tympans avec une musique qui me calme d'habitude. Comme ça n'a pas duré très longtemps j'ai supposé que j'avais évité la crise. Ça t'es arrivée ?

Abbie hocha lentement la tête mais Zelda comprit qu'elle n'avait aucune envie d'en parler alors elle n'insista pas et les deux lycéennes se perdirent dans une contemplation silencieuse du ciel.

J'ai beaucoup de choses à vous dire cette fois. D'abord, jusqu'à maintenant j'ai toujours publié un nouveau chapitre lorsque le suivant était prêt. C'est pas vraiment le cas cette fois mais j'ai quand même pris la décision de sortir un nouveau chapitre. D'abord parce que le suivant est presque fini, ensuite parce que ça fait très longtemps que j'ai rien sorti, et enfin parce que nous sommes dans une période particulière. Si vous vous souvenez, j'avais pris la décision de parler dans le chapitre 8 du traitement des afro-américains par la police (d'une manière quand même assez soft), et dans la note de fin je vous citais des noms d'afro-américains tués par la police ces dernières années avant de conclure par les mots "black lives matter". C'était il y a deux ans. Regardez où nous en sommes aujourd'hui, juin 2020. Tant de noms qui se sont rajoutés à la liste depuis. Comme tout le monde j'espère que la situation va changer mais je ne peux m'empêcher de douter. Peu de temps après la mort de Georges Floyd, Rayshard Brooks a été tué à Atlanta par la police. Alors que quelques jours plus tôt des villes étaient en flammes justement à cause de ce genre de pratiques. Et c'est loin d'être la première fois qu'il y a des émeutes violentes à ce sujet. Alors est-ce que cette fois ça va vraiment changer ? Je ne sais pas.
Hier j'ai regardé (enfin) le film "The hate u give" et j'ai réalisé beaucoup de choses sur la réalité de la vie des afro-américains aux Etats-Unis. Une réalité sur laquelle je n'ai peut-être pas assez insisté. J'essaierai de l'intégrer dans la suite. Ça va me briser le cœur de mettre Ian et Darius dans un tel état de peur mais la réalité est là : un homme noir a trois fois plus de chance d'être tué dans un contrôle de police qu'un homme blanc. Sans parler de la discrimination et des remarques racistes de tous les jours.

Bref, passons aux autres remarques que je voulais faire concernant ce chapitre en particulier. Je n'ai jamais fait de crise de panique de ma vie (enfin j'ai un doute mais on va dire que non) donc je me suis basée sur les quelques témoignages que j'ai déjà croisé/description qu'il y a dans d'autres bouquins. Je l'ai incluse malgré mon ignorance car, pour moi, ce genre de crise pourrait être une conséquence d'une expérience aussi traumatique qu'avoir été menacé avec une arme à feu. Si ce que j'ai décrit ne colle pas n'hésitez pas à me le dire. 

Autre chose. Je suis encore partie en live vers la fin quand j'ai développé l'idée qu'Abbie a associé Zelda à la partie d'elle-même dont elle a honte, justement parce que c'est Zelda qui la lui a envoyé en pleine face (lors de leur fameuse conversation en attendant le bus, déjà). J'espère que vous avez compris mon idée parce que je me suis un poil emportée. Le problème de publier les chapitres au fur et à mesure que je les écris c'est que du coup je pars dans des délires très tard dans l'histoire alors que la réflexion aurait sûrement due avoir lieu plus tôt. Mais en même temps publier sur wattpad me motive pour arriver jusqu'au bout de l'histoire et pas m'interrompre en plein milieu. BREF. Désolée pour cette si longue note de fin de chapitre.

J'espère que c'est la dernière fois que j'aurais à l'écrire ici, black lives matter, all lives matter.

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