DOUZE | Abbie se les pèle
Au grand désespoir d'Abbie, la température n'était pas remontée depuis le week-end ; il semblait même à la lycéenne en manque de soleil qu'elle avait plutôt chutée, encore. Alors elle attendait le bus en tremblant, seuls ses yeux dépassant entre son écharpe et son bonnet, les mains enfouies au fin fond de ses poches. Abbie détestait l'hiver et avait une opinion de l'automne guère meilleure ; le printemps passait encore. Avide de chaleur, sa saison préférée était incontestablement l'été. Elle en rêvait, abritée du vent glacial par les parois de l'arrêt de bus. En fermant les yeux elle pouvait presque voir la mer turquoise s'étirant devant elle, le sable chaud entre ses orteils. Mais cette délicieuse hallucination ne dura pas, bien vite balayée par une nouvelle rafale des plus désagréables. Abbie pesta à voix haute, implorant l'hiver de se finir dès maintenant pour laisser place à son opposé.
-Pourquoi ça ne m'étonne même pas, lança une voix narquoise quelque part à sa gauche.
L'adolescent sursauta ; elle pensait être toute seule sous cet arrêt. Pourtant, l'épaule appuyée contre la paroi, Zelda la fixait mi-narquoise mi-agacée. Abbie arqua un sourcil pour lui faire part de son interrogation. Elle se méfiait bien trop pour la questionner à voix haute.
-Que tu adores l'été et détestes l'hiver, ça ne m'étonne pas. C'est une opinion ultra répandue donc, forcément, tu en es.
Abbie fit tout ce qu'elle put pour ne pas se sentir touchée par ses paroles, peine perdue : elle était vexée et une Abbie vexée n'avait plus peur de grand-chose.
-Et toi puisque t'es si géniale c'est quoi ta saison préférée ?
-Oh elle est vexée, comme c'est mignon. Je n'ai jamais dit que j'étais géniale, j'évite juste de suivre aveuglément les opinions les plus courantes. Quant à ma saison préférée... et bien j'hésite entre l'automne et l'hiver. La première a ce côté mystérieux, cette ambiance spéciale et ces couleurs magnifiques. La seconde c'est le temps des gros pulls, des feux de cheminées et des chocolats chauds. J'adore les deux, elles stimulent mon imagination.
Et en effet, alors qu'elle décrivait rapidement pourquoi elle les aimait, les yeux de Zelda s'étaient perdus dans un univers qui n'appartenait qu'à elle, bien loin de cet arrêt de bus livré aux quatre vents. Là, dans cette rêverie subite, cette tendance à laisser son esprit vagabonder, Abbie reconnut un bout de Raleigh. C'est sûrement pour cela qu'elle se détendit un peu ; la jumelle n'était peut-être pas si différente de l'hurluberlu qui distrayait ses journées.
-Ça se défend, concéda Abbie, mais je préfère quand même la chaleur étouffante d'une journée d'été, les chants des cigales le jour et des grillons la nuit.
Zelda haussa simplement les épaules, elle ne comptait changer les goûts de l'autre de toute façon. Elle n'avait juste pas pu résister face à cette occasion de pouvoir embêter ce cliché vivant. Celui-ci semblait d'ailleurs sur le point de lui poser une question, ce qui la surprit, même si elle n'en laissa rien paraître. Depuis quand Barbie avait assez de cran pour lui faire la conversation ?
-Et... c'est quoi la préférée de...
-Raleigh ? termina Zelda en devinant qu'elle ne finirait sûrement jamais sa phrase.
Abbie acquiesça sans oser la regarder dans les yeux et rata donc le sourire amusé aux touches attendries de Zelda.
-Toute, répondit celle-ci. « Chaque saison à son lot de belles choses qui lui est propre et surpasse ses désagréments, c'est pourquoi j'attends chacune avec impatience et me trouve toujours ravi quand elles reviennent » ou un truc du genre.
-Oui, approuva Abbie à mi-voix, c'est clairement quelque chose qu'il pourrait dire.
-Je voix que tu commences à t'habituer à sa personnalité.
-Et toi tu n'arrives pas à digérer la mienne.
Tant pis, maintenant qu'elle était lancée, Abbie continuait. Zelda ne l'avait toujours pas poussée sous une voiture, c'était bon signe non ? Puisqu'elle en avait l'occasion, elle n'allait pas se gêner pour ses beaux yeux. Elle ne devait plus s'écraser, c'était l'une des conditions à sa réussite.
-On peut dire que j'ai du mal effectivement, dit calmement Zelda.
-Pourquoi ? Je t'ai rien fait non ? On se connaissait même pas avant que tu débarques la dernière fois.
-Si tu m'avais fait quelque chose, on ne serait pas là à discuter tranquillement ça tu peux me croire. De un, tu es si prévisible que s'en est affligeant ; de deux, tu es du genre à suivre peu importe les circonstances : tu te moqueras si l'on se moque, tu harcèleras si l'on harcèle, tu riras si l'on rit... pour après dire que ce n'étais pas toi, que l'on t'a forcé. Bref la reine des menteuses et des hypocrites. De trois, tes prétendus amis valent pas mieux que toi, certains sont même pires et faut avoir un sacré pet au casque pour les fréquenter. Ça te va ou je continue ?
Soudainement, Abbie détestait Zelda. Elle aurait adoré pouvoir la traiter à son tour de menteuse, lui prouver qu'elle valait bien mieux que tout ça. Sauf que si elle était si énervée, si elle se sentait si touchée, c'était bien parce que l'autre avait raison. Elle l'avait complètement percée à jour et révélée crûment, et putain ce que ça faisait mal de se prendre tous ses défauts en pleine gueule et sans ménagement. Abbie ne savait pas quoi répondre à cela mais, en même temps, elle voulait se défendre.
-N'es-t-on défini que par nos fréquentations ? demanda-t-elle d'une voix monotone.
-Pas que mais en partie. Je veux bien croire que Raleigh contrebalance le reste de tes potes mais pour moi être dans la bande de Zach, ce putain d'enfoiré d'harceleur de merde qui se croit tout permis, ça te supprime direct l'accès au paradis.
A sa décharge, Abbie n'appréciait pas spécialement Zach. C'était par la force des choses que son groupe et le sien n'avait fait plus qu'un, Rebecca sortant avec son meilleur pote. Mais elle savait ce que Zelda rétorquerait si elle lui disait à voix haute : « Et alors ? Tu aurais pu dire à tes amis que ça ne te plaisait pas, faire forcing pour ne pas passer tout ton temps avec sa bande à lui. Si ce sont vraiment tes amis, ils auraient compris. »
Abbie imaginait bien Zelda faire une scène à sa place. Sauf qu'elle n'était pas comme elle, elle n'avait pas le cran de faire face à son groupe. Et si elle était rejetée, mise à l'écart ?
S'en suivit un long silence au cours duquel Abbie essayait de digérer les critiques en se répétant que ce n'était pas nouveau, que tout cela elle en avait conscience depuis un certain temps maintenant, le tout sous le regard accusateur de Zelda.
-Vouloir... essayer de changer, est-ce que ça fera de moi une meilleure personne ? soufla l'adolescente.
Elle se sentait au bord des larmes et s'en voulait pour ça ; elle ne devait pas pleurer, elle aurait l'air encore plus stupide qu'elle ne l'était déjà. Elle ne savait dire si l'accablement l'avait anesthésiée du froid ou, au contraire, si ça n'avait fait que l'amplifier.
-J'en sais rien j'suis pas curé, soupira Zelda, mais j'imagine que c'est mieux que rien.
Abbie sentit son cœur battre un peu plus fort. Il y avait donc encore un espoir pour elle ? Si ses efforts payaient, elle pourrait garder la tête haute, trouver quoi répondre aux critiques, ne même plus les sentir ?
Zelda décroisa ses bras et monta sans un regard en arrière dans le bus qui venait de s'arrêter. Abbie s'y engouffra quelques instants après, les yeux rivés au sol. Une fois assise, elle sortit son portable de la poche de son manteau, les mains tremblantes. L'habitude la conduisit en un temps record sur sa conversation préférée ces derniers temps.
« Tu crois vraiment que je peux changer ? » écrivit-elle à la va vite, ce n'était que grâce à son correcteur que la phrase ressemblait à quelque chose.
« Bien sûr, tu as déjà commencé ! »
Elle ne put retenir un faible sourire, son cœur se réchauffant légèrement. Décidément, il avait un don pour la faire se sentir mieux, même involontairement.
« Pourquoi tu me demandes ça ? » demanda Raleigh dans la seconde qui suivit.
« Juste un petit moment de doute, rien de grave »
Tu parles.
A l'autre bout du bus, Zelda fut tirée de sa rêverie par la vibration de son téléphone. A vrai dire, elle se doutait déjà de ce dont il s'agissait. Son jumeau n'ignorait pas qu'elle prenait le même bus que son associée le mardi soir et, sous ses airs d'idiot bienheureux, il était du genre perspicace. La lycéenne décolla donc son front de la fenêtre froide, laissant sa musique en route, et déverrouilla l'écran.
« Qu'est-ce que tu lui as dit ?! » lut-elle.
Bon, apparemment Barbie n'était pas une si grosse balance que ça, un bon point pour elle. Mais il finirait bien par la cuisiner et, étant impossible de résister à Raleigh, elle lui avouerait tout. D'une manière ou d'une autre, il finirait par savoir et, dans tous les scénarios possibles, Zelda se ferait engueuler à la fin. Maintenant, il ne lui restait plus qu'à décider si elle lui donnait un coup de pouce ou si elle le laissait patauger tout seul.
« Tu me remercieras plus tard pour avoir fait le sale boulot à ta place. » répondit-elle.
« Ça ne répond pas à ma question. »
Mais c'est qu'il s'accroche le bougre.
« Ce qu'il fallait pour la remuer. Si tu veux vraiment savoir t'as qu'à l'appeler, ça te fera une occasion en plus pour lui parler. Et puis j'ai la flemme. »
« Tu m'énerves. »
« C'est toujours un plaisir. »
Zelda savait parfaitement qu'elle avait joué le rôle de la méchante sur ce coup-là, même si elle avait du mal à saisir pourquoi puisque, après tout, elle n'avait dit que la vérité. Ce n'était pas les regrets qui allaient l'étouffer, ça c'était sûr. Et puis Barbie s'en remettrait vite, surtout si Raleigh la consolait. En fait, elle devrait plutôt la remercier pour ce – voire ces – câlin gratos qu'elle lui avait fait gagner. Son frère lui était redevable aussi dans l'histoire : lui, gentil comme il était, n'aurait jamais osé lui dire ses quatre vérités en face alors que c'était clairement ce qu'il manquait à Abbie pour avancer. Quand elle avait appris le rôle de Raleigh dans le pacte et les obstacles qui freinaient le changement de son associée, il lui était tout de suite apparu que la seule solution était de la motiver d'une manière un peu rude. Quand elle lui avait adressée la parole tout à l'heure, Zelda n'avait pas spécialement prévu de remplir son rôle à ce moment-là. C'était au fil de leur conversation qu'elle avait saisi l'occasion. Le plus tôt serait le mieux de toute façon.
J'ai écrit ce chapitre en 1h30-2h, ce qui est extrêmement rapide pour moi (je ne suis pas du tout efficace malheureusement). Ce serait bien si ces envolées d'inspiration arrivaient plus souvent.
Récemment j'ai lu A silent voice (le manga) et j'ai eu de grands moments de pétage de câble que je vous raconterai dans le commentaire de fin du prochain chapitre puisque je m'en suis un peu servi dans l'histoire. Vous comprendrez sûrement mieux la rudesse de Zelda.
J'aime bien ce chapitre, allez savoir pourquoi, même si l'ambiance entre le début et la fin subit une chute drastique.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top