5. L'avenue Victoria-Ote.
VALENTINA.
La lampe torche de mon téléphone me pique les yeux à cause de l'obscurité de ma chambre.
Les cloches de l'église viennent de sonner 1 heure du matin, mais ça fait bien longtemps que je suis prête.
Mon cœur bat violemment la chamade dans ma poitrine, au point que j'ai l'impression qu'il va en sortir. J'ai déjà enfilé ma veste en cuir, un jean et un T-shirt noir. Même si j'ai bien trop serré ma queue-de-cheval haute, je n'ai ni l'envie, ni le courage de la desserrer.
Je me sens comme une étrangère dans mon propre corps.
J'arrive à peine à croire ce que je m'apprête à faire. Pourtant, c'est bien moi qui enjambe ma fenêtre et fais le mur, tout ça pour être sûre de ne pas réveiller Abuelita. En un mouvement, je me glisse à l'extérieur. L'instant d'après, je me retrouve face à Paloma qui m'attendait devant son immeuble.
C'est bien ma cousine que j'ai en face de moi, mais quelque chose sur son visage me paraît profondément changé. Son expression me glace le sang pendant quelques secondes. Ses traits sont durs, ses lèvres pincées, et le pire, ce sont ses yeux. Ils me paraissent froids, teintés d'un mélange d'effroi et de détermination.
Comme si elle connaissait déjà les conséquences de cette décision...
— Valentina, commence-t-elle, doucement.
Mon corps se tend.
— J'ai eu peur que tu ne viennes pas.
Je ne réponds pas. Après tout, elle ne m'a pas vraiment laissé le choix.
D'aussi loin que je me souvienne, il n'y a rien qu'elle et moi n'ayons pas fait ensemble. Elle m'a toujours défendue envers et contre tout. Elle s'est même battue contre un grand de notre quartier quand j'avais huit ans parce qu'il m'avait tiré les cheveux. Et elle l'a massacré !
En fait, sa réflexion m'irrite plus qu'autre chose. Elle sait que peu importe ce qu'elle m'aurait demandé, je serais venue quoi qu'il arrive, non ?
On remonte la rue jusqu'à la voiture de tía Carmen, et alors qu'on ouvre les portières, je demande :
— Alors... Où a lieu le rendez-vous ?
— À Tres Estrellas, sur l'avenue Victoria-Ote, il y a une sorte de zone industrielle.
— Qu'est-ce qu'il va se passer là-bas ? On suit quel plan ? On fait quoi ?
Paloma s'installe derrière le volant pendant que je boucle ma ceinture. Elle démarre tout en m'expliquant :
— Je te l'ai dit : à 2 heures du matin, le camion sera sans surveillance avec les clés sur le contact. Ruben a mis ce plan en place pour que le livreur ne se rende pas compte qu'il le remet à un membre d'un cartel ennemi. C'est donc l'opportunité parfaite pour qu'on prenne le véhicule.
Un frisson glacial me saisit après ce discours aussi synthétique que précis. Je n'arrive pas à me faire à son ton.
— Et puis quoi ? Qu'est-ce qu'on ferait d'un camion, au juste ?
— Calme-toi, Valentina. Il ne nous arrivera rien si on suit le plan.
Je ne sais pas si elle y croit elle-même, et plus on avance, moins j'ai espoir d'y arriver.
— Je laisserai ma voiture à cinq cents mètres du lieu de rendez-vous. Ça sera simple.
— Simple ? Déjà, comment tu en sais autant ? Qui c'est, d'ailleurs, ce cartel ennemi avec qui est ton Ruben ? Parce que si ce n'est pas ce Preto qui nous tue, ce sera sûrement eux ! Tu me fais vraiment peur !
— Je te l'ai dit, on a tout entendu, Sofia et moi, et...
— Sofia, elle s'est pris une balle dans la tête, Paloma !
Ma remarque cinglante me vaut un regard noir, teinté de peine.
Je regrette instantanément mes paroles et préfère, prudemment, fermer ma bouche pour le reste du trajet.
Pourtant, à chaque kilomètre parcouru, je me maudis pour avoir accepté cette escapade folle.
Lorsque Paloma éteint les phares et ralentit près d'une station-service déserte, je suis prête à ouvrir la portière pour fuir en courant.
D'ailleurs, le regard furtif qu'elle me lance me fait bien comprendre qu'il est temps de descendre et de continuer à pied.
D'habitude, à Mexico, le soir, il ne fait pas si frais que ça, mais étrangement, je trouve que la température a drastiquement baissé. Ça expliquerait pourquoi je tremble autant.
Je suis ma cousine et tente de réchauffer mon corps en frictionnant mes bras.
— C'est par là, me signale-t-elle en jetant des regards prudents autour de nous.
À mesure que nous avançons le long de l'avenue Victoria-Ote, l'air se charge d'une odeur d'huile et de métal. Paloma guide nos pas avec assurance, si bien qu'on dirait qu'elle connaît le chemin par cœur. L'obscurité dans la rue est presque totale, jusqu'à ce que je repère à quelques mètres de nous, de l'autre côté du trottoir, une lumière jaunâtre qui éclaire un petit hangar ouvert. Comme prévu, une camionnette blanche attend là, en plein milieu du local, les phares encore allumés.
Pile à l'heure.
La cadence de mon cœur se décuple d'un coup mais soudain, je sens sur mon bras une pression qui me tire vers le bas. Mes genoux cognent le sol sec. Je tourne la tête vers Paloma qui nous cache derrière un tronc d'arbre.
— Surtout, ne fais aucun bruit, m'ordonne-t-elle en me tirant derrière elle.
L'estomac retourné, je tente de rester stable en relevant légèrement la tête.
Peut-être qu'il s'agit d'un énorme piège à rats...
Peut-être qu'à la minute où nous poserons un pied dans ce foutu hangar, il sera trop tard ! Ma conscience me hurle de faire marche arrière.
— Paloma, imploré-je.
— Tais-toi, tu vas nous faire repérer !
— Paloma, je ne le sens pas du tout. OK, ça suffit on devrait y aller ! Il faut qu'on se barre !
Je tire sur sa manche, mais elle refuse de bouger.
— On trouvera une autre solution, je te le promets, tenté-je de la raisonner. J'irai le voir, moi, ce Preto. J'irai lui parler, mais ce camion, c'est la mort assurée. Partons, s'il te plaît !
— Fais-moi confiance. Pour une fois...
Ses yeux noisette se plantent dans les miens. Je sais qu'elle veut faire appel à notre lien. Seulement, ce que je lis au fond de ses prunelles me tord les entrailles. Ce n'est pas ma cousine, ça.
Qui est cette femme froide, méthodique et détachée ?
— Allez, on y va !
Elle se lève et instinctivement, je fais de même. Guidée par l'adrénaline, je ne réfléchis plus. La peur fait simplement tambouriner mon cœur dans ma poitrine, alors que nous courrons à en perdre haleine vers ce camion blanc.
Nous nous précipitons dans la gueule du loup.
Soudain, j'aperçois un homme traverser le hangar. J'ai un mouvement de recul, tout de suite arrêté par ma cousine qui me tire le bras afin que je n'arrête pas ma course.
— Putain, c'est mort ! Paloma ! Il y a un homme dans ce hangar ! m'écrié-je.
— On doit le faire.
Sur ces mots, ma cousine soulève son long T-shirt, me laissant découvrir une arme à feu coincée dans la ceinture de son jean.
J'écarquille les yeux, mais je n'ai pas le temps de manifester ma surprise que nous arrivons devant l'homme du hangar.
Lui aussi paraît surpris de nous voir. Il n'y a donc que Paloma qui avait prévu cette rencontre. Le cerveau en ébullition, je tente tout de même de l'analyser rapidement : taille moyenne, sourcils épais et noirs avec un look plus que banal pour un dealer, soit veste en cuir et cigarette coincée entre les lèvres.
— Eh bien, qui voilà ? murmure-t-il, presque amusé.
Son rire narquois perce le silence.
Bon, on ne l'impressionne pas. Moi en revanche, je suis tétanisée ! Ma déglutition se coince dans ma gorge, surtout lorsque Paloma le vise de son arme.
— Qu'est-ce que tu cherches à faire, Paloma ? demande-t-il avec ironie, même s'il a légèrement blanchi devant le canon de l'arme.
Mon regard jongle entre les deux. Rien qu'à la haine qui anime ma cousine, je sais qu'elle le connaît. Par ailleurs, je devine aussi que ce n'est pas la première fois qu'elle porte une arme. Combien d'autres secrets a-t-elle en stock ?
— Je le savais, commence-t-il dans un rire étouffé. Je savais bien que t'étais qu'une grosse pute !
Une détonation écartèle le silence de ce hangar.
Je m'entends crier un « Paloma » en tournant précipitamment la tête vers elle, avant de comprendre qu'elle n'encourt pas de danger. Non, ma cousine vient de presser la détente, sans trembler, visant des barils derrière le dealer.
Je recule d'un pas, sous le choc.
— J'ai pas envie de te buter ce soir, Marcus. Je prends cette cargaison et on en reste là.
Je secoue lentement la tête, l'estomac au bord des lèvres. Putain, qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui lui prend ?
— Tu as retrouvé ton courage, petite Paloma ? continue, Marcus, loin d'être effrayé. Ils sont où, les gros sanglots que tu as servis à Ruben ? Tu veux dire que j'aurais dû te buter cette nuit, comme j'ai buté ta petite copine, Sofia ?
Je fronce les sourcils.
Non, selon Paloma, c'est Ruben qui a tué Sofia. Pourtant, l'émotion déchirante qui traverse ma cousine me prouve que ce Marcus relate ce qu'il s'est réellement passé cette nuit. Je n'ai pas le temps de réfléchir à ce que ça implique que ce Marcus profite de la réaction de Paloma pour braquer son arme sur elle en retour.
C'est un véritable cauchemar !
— Casse-toi ! crache Paloma.
Personne ne bouge. Il faut dire que je mets un certain temps à comprendre que ma cousine s'adresse à moi. J'ai du mal à décrocher mes yeux des deux armes qui se font face, mais lorsqu'elle répète son injonction, je finis par me tourner complètement vers elle.
— Qu... Quoi ?
Froide, calculatrice, elle articule sans me voir, toujours concentrée sur ce Marcus :
— Prends ce putain de camion et planque-toi le plus loin possible d'ici. Surtout, ne dis à personne où tu l'as mis. Jamais.
— Arrête, Pal...
— Valentina, barre-toi ! Allez, casse-toi, vite ! Je vais me débrouiller.
Je ne saurai peut-être jamais si j'aurais pu obéir à ma cousine, car Marcus est à portée de voix et il réagit plus rapidement. Il se tourne légèrement pour braquer son arme sur moi et plonge son regard empli d'une perversité cruelle dans le mien. Je sens le plaisir qu'il prend à me voir trembler, je sais qu'il trépigne à l'idée de nous abattre toutes les deux ici. Comme il l'a fait hier avec Sofia...
Incapable de faire le moindre mouvement, je ne peux que ressentir l'air qui ne passe plus dans mes poumons compressés par la terreur. Mon souffle se coupe alors qu'une angoisse que je n'avais jusque-là jamais ressentie s'infiltre dans mes veines.
— Paloma... Petite pute de Paloma, s'amuse-t-il, un sourire narquois collé aux lèvres. Qui je bute en premier ? Elle ou toi ?
Je vais mourir ici, tel un vulgaire dommage collatéral que la drogue engendre dans son sillage. L'image de ce canon noir rivé sur moi s'imprime dans mon esprit, gravée à jamais.
La seconde qui suit, il presse la détente.
Je hurle d'effroi et me recroqueville sur moi-même, mes bras devant mon visage.
— Valentina ! Casse-toi avec le camion ! hurle Paloma.
Une douleur lancinante me brûle l'oreille. Je sens un liquide chaud glisser le long de ma mâchoire et descendre jusqu'à mon cou... Pourtant, je peux encore bouger, pour peu que je parvienne à surmonter cette tétanie.
Lentement, comme si chacun de mes mouvements était ralenti par la peur et le choc, je porte une main tremblante à mon lobe. Le contact de mes doigts contre cette texture chaude et gluante me fait frémir. C'est du sang. Mon sang. Marcus m'a effleuré l'oreille...
Un centimètre de plus, et cette balle m'aurait traversé le visage. Mon cœur tambourine si fort que je peux le sentir jusque dans ma gorge, mon ventre, mes tempes.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Quand nos vies ont-elles basculé dans ce cauchemar ?
— Valentina !
Je reviens violemment sur terre. À quelques mètres, Marcus, la main en sang, gémit de douleur et se réfugie derrière un amas de foin. Paloma a réussi non seulement à le toucher, mais également à lui faire lâcher son arme. Elle nous a offert un répit court, suffisant pour nous mettre à l'abri. Elle appuie sur mon bras pour me faire réagir et nous emmène derrière le camion.
— ... dégager. Moi, je vais gérer. Ce bâtard risque encore de te tirer dessus. Tu comprends ? Bouge, putain !
Je cligne des yeux pour reprendre mes esprits. Paloma pose ses mains sur mes joues pour capter mon attention et alors que nos yeux se rencontrent, j'ai l'impression de voir son visage pour la dernière fois.
— Viens avec moi, m'écrié-je, désespérée. Je t'en prie !
— Impossible. Ce fils de pute ne doit pas s'en sortir. Ne t'en fais pas pour moi. Toi, tu t'en vas avec la cargaison, moi, je te rattraperai.
Inconsciemment – ou lâchement –, je choisis de la croire. Mes jambes qui, jusque-là, avaient refusé de bouger, me portent enfin. Je me précipite vers la portière de ce camion que j'ouvre brusquement et grimpe jusqu'à m'installer derrière le volant.
Merde, j'ai déjà du mal avec la petite voiture d'Abuelita, alors comment gérer ce mastodonte ? Je ne conduis que rarement parce que ça a tendance à m'angoisser et là, mon taux de stress a bien gagné son paroxysme !
Alors que je m'efforce d'atteindre les pédales, un nouvel échange de balles éclate dans le hangar. Mes paumes tremblantes pressées contre mes oreilles, je m'aplatis contre les sièges du camion en me recroquevillant sur moi-même. Des gémissements de terreurs m'échappent, alors que des larmes viennent mouiller mes joues.
Soudain, un tambourinement sur la vitre conducteur me tire de ma terreur. Je n'entends pas ce que Paloma me dit, mais ses gestes désespérés sont très clairs : elle m'ordonne de partir immédiatement.
J'aurais aimé être plus courageuse, sortir de l'habitacle et lui venir en aide. Pourtant, tout ce que je peux faire, c'est obéir, plonger une dernière fois mon regard dans ses yeux noisette et espérer qu'elle tiendra sa promesse. On se retrouvera... et elle m'expliquera tout ce qu'elle m'a caché jusque-là.
Malgré ma peur et mes angoisses, je démarre et opère une marche arrière effrénée et maladroite. Je dois me pencher sur le côté lorsque Marcus se met à tirer sur le camion. Les échanges de balles ne s'arrêtent pas jusqu'à ce que je rejoigne l'avenue Victoria-Ote.
Je conduis mal, mais à toute vitesse et guidée par les phares, je progresse le long de cette route et m'éloigne de ce cauchemar. Soudain, un klaxon me fait hurler. Je dévie ma trajectoire de justesse et évite une petite citadine rouge sur laquelle je fonçais sans m'en rendre compte.
Le moteur rugit, et moi je fuis. Chaque kilomètre parcouru me sépare un peu plus de ma cousine.
J'ai abandonné Paloma.
♣︎
Cinquante-trois km/h. Pas plus.
J'ai dû me faire klaxonner une dizaine de fois, mais pas question d'accélérer. La route, plongée dans l'obscurité, s'allonge à l'infini devant moi alors que mes larmes me brouillent la vue. Mes mains ne cessent de trembler et étranglent le guidon.
Je suis hantée par l'idée d'avoir laissé Paloma derrière moi, ce qui ne m'aide pas à me concentrer sur la conduite de cet engin de malheur. En baissant les yeux sur le tableau de bord, je constate qu'il est presque 4 heures du matin. Et pour couronner le tout, ma queue-de-cheval, toujours trop serrée, me donne une migraine si intense qu'elle alourdit mes paupières. Le choc de cette soirée m'a pris toute mon énergie. Et une partie de mon innocence aussi...
À chaque fois que je cligne des yeux, je dois fournir un effort surhumain pour les rouvrir et lutter contre la fatigue qui menace de m'emporter. Parfois, je me rends compte que je ne vois rien pendant quelques secondes, avant que ma vue s'éclaircisse.
Ne t'endors pas, Valentina.
Pas maintenant...
Pas maintenant...
Je cligne des yeux une seconde.
Soudain, un klaxon déchire le silence et m'extirpe de mon état de somnolence.
Le hurlement qui m'échappe me fait mal à la gorge. J'ai dérivé à contresens ! Par réflexe, je braque le volant à droite, mais l'angle est trop serré. Le camion percute violemment la glissière de sécurité, puis s'enfonce rapidement à travers une route sinueuse.
Je tente d'enfoncer mon pied dans la pédale de frein, mais la pente est trop abrupte, et je sens bien que j'ai perdu tout contrôle.
En quelques secondes, je suis catapultée dans un chaos infernal.
Prise au piège de secousses puissantes, je dois m'accrocher au volant jusqu'à ce que le monde autour de moi se retourne. Ma ceinture me compresse brutalement contre mon siège, puis l'airbag se libère sur moi dans un choc tellement douloureux qu'il me coupe le souffle instantanément.
Les tremblements de l'habitacle ont cessé. Je crois que le camion a terminé sa chute dans un fossé. Ma vision est brouillée, des étoiles dansent devant mes yeux et une douleur aiguë irradie mon bras.
Les larmes glissent sur mes joues, non seulement à cause de la douleur physique, mais aussi parce que je prends conscience de ce qui vient d'arriver.
Le choc de l'accident et la douleur dans mon corps me clouent sur place. Je sens mon cœur tambouriner jusque dans ma gorge et tout ce que je veux, c'est sortir de ce camion. Ma main tremblante s'étend vers la boucle de ma ceinture, mais je suis incapable de résister à la lourdeur de mes paupières.
C'est trop pour moi. Je sens mes forces m'abandonner. Mes yeux se ferment malgré moi.
♣︎
Hi guys !
Avant dernier chapitre avant la parution de Valentina le 9 octobre ! Je suis autant excitée que stressée 😩 !
À très bientôt !
xo, Azra !
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