2. Ruben.
VALENTINA.
Le quartier Roma Norte rassemble de nombreux restaurants, bars et terrasses animées. Les lumières des derniers établissements ouverts illuminent la rue sur mon passage. Je croise mes bras sous ma poitrine pour resserrer ma veste contre moi, puis jette un coup d'œil à ma montre.
Presque 2 heures du matin.
C'est tard... Trop tard. À cette heure, la ville devient déserte, silencieuse et sombre.
— Mademoiselle ! m'interpelle une voix masculine depuis le trottoir d'en face.
Mon cœur rate un battement.
Merde !
Un groupe d'hommes, occupés à fumer et jouer aux cartes sur le banc de l'arrêt de bus, m'observe avec attention. Je presse mes lèvres pour tenter de calmer le tremblement intérieur qui me saisit. Je ne les intéresse probablement pas tant que ça, leur attention se dirige davantage sur la route. Vu leur allure, je dirais que ce sont des guetteurs, ceux qui alertent les dealers en cas de passage d'une voiture de police.
J'évite leur regard et ne réponds rien.
— Mademoiselle !
Seigneur !
Bon, je dois simplement tourner à gauche à la prochaine intersection. J'accélère le pas quand une voiture bifurque devant moi, ce qui incite les hommes à siffler pour donner l'alerte. Je ne vois pas ce qui leur fait penser que le conducteur – un individu en chemise à fleurs qui mordille un cure-dents – est un flic, mais s'il détourne leur attention, je prends !
Sans m'attarder, je tourne rapidement au coin de la rue, presque essoufflée par ma marche rapide, et remarque immédiatement l'enseigne « Casa Ramba » en néon rouge qui éclaire la rue d'une lumière crue. Une musique dansante s'échappe de l'établissement lorsqu'une jeune fille pousse la porte. Elle a l'air ivre et se tient au bras d'un homme qui a sans doute le double de son âge.
Je m'arrête devant eux, les yeux légèrement écarquillés.
— J'peux t'aider ?
Je me retourne vers la voix grave qui vient de m'interpeller.
Assis sur un tabouret, un videur très musclé croise les paumes sur ses cuisses et me dévisage d'un œil sceptique. Son costume me paraît le compresser un peu trop, mais je ne pense pas que ce soit le moment opportun pour le lui faire remarquer.
— Euh... oui, bonsoir, réponds-je nerveusement. Est-ce que Paloma est là ?
— Et tu es ?
— Sa cousine, Valentina. Elle finit son service dans quelques minutes, normalement.
À ma grande surprise, je crois voir ses traits s'adoucir. Il tend le bras et pousse la porte d'entrée derrière lui. D'un geste du menton, il m'invite à marcher vers l'intérieur.
Dès que je m'avance, le ton est donné. Entre la lumière rouge, la musique branchée qui fait vibrer mon cœur et les jeunes au milieu de la piste qui dansent sensuellement, je sais que je viens de pénétrer dans un monde inconnu.
Le Casa Ramba n'est pas un bar, mais une boîte de nuit.
Je fronce les sourcils, à mesure que j'emmagasine de nouvelles informations. Il y a trop d'alcool, mais ce n'est pas ce qui m'interpelle le plus. Non loin de moi, une fille, la poitrine découverte, accompagnée de son groupe d'amis, aligne une poudre blanche sur la table en verre devant eux avec sa carte bancaire. Ensuite, tous sortent un billet qu'ils enroulent, puis ils sniffent le produit avant de s'écrouler en riant sur le canapé.
Une sourde panique soulève mon estomac.
Paloma ? Est-ce que tu es encore ici ?
J'intercepte la serveuse qui passe devant moi en l'attrapant par le bras, ce qui me vaut un regard noir terrifiant. Honnêtement, je comprends sa réaction, mais je n'ai pas vraiment d'autre option.
— Tu sais où je peux trouver Paloma ? hurlé-je pour couvrir la musique assourdissante.
La serveuse pointe du doigt le premier étage, puis se dégage de ma poigne et repart vers le bar. En levant les yeux en l'air, je découvre un espace privé où les gens, assis sur des banquettes confortables, ont une vue privilégiée sur la piste de danse.
Je m'avance, tremblante, vers l'escalier en colimaçon caché près de l'entrée, mais ma progression est rapidement interrompue par un nouveau vigile qui se place devant moi, il lève sa paume entre nous, m'intimant de m'arrêter.
La seule chose qui me vient à l'esprit, c'est :
— Je suis avec Paloma.
Il me sonde du regard pendant quelques secondes interminables, puis finalement, une sorte de sourire malsain étire ses lèvres avant qu'il me laisse passer, sans un mot.
Si son attitude me surprend, je ne vais pas perdre de temps à poser des questions. Je m'engage vers les premières marches et me fais immédiatement happer par une fumée épaisse à l'odeur forte de tabac. Des danseuses, presque dénudées, circulent entre des hommes qui discutent tout en laissant leurs mains se balader sur elles. C'est ainsi que j'aperçois leurs tatouages : des scorpions noirs.
Ces types appartiennent au cartel des Cruz.
Mes yeux passent d'un visage à l'autre. Certains boivent et se droguent, tandis que d'autres sont absorbés par les danseuses qui se déhanchent pour eux.
Est-ce que Paloma est l'une de ses filles ? Elle nous a pourtant dit qu'elle travaille ici en tant que serveuse... Elle nous l'a juré, à Tía, à Abuelita et à moi.
Les regards commencent à se retourner sur mon chemin. Je prie pour ne pas découvrir Paloma dans une position obscène, mais mon cœur se glace quand je reconnais une chevelure blonde, teinte par ma tante, sur la dernière banquette. Même sans lumière, je sais à qui appartient cette tache de naissance en bas du dos.
Paloma.
Assise sur les cuisses d'un homme aux cheveux auburn, ma cousine danse sensuellement contre ses hanches au rythme de la musique. Il fait glisser ses paumes sur son corps et l'incite à enlever les derniers bouts de tissu qui camouflent encore ses parties les plus intimes. Lorsqu'il incline la tête sur le côté pour embrasser son cou, ses yeux noirs se plantent dans les miens. Un frisson désagréable parcourt mon dos. Cet homme est dangereux. Je le sais rien qu'à sa façon de me dévisager, et surtout, grâce à cette rage qui se dégage de lui.
Mes jambes flageolantes me permettent tout de même de faire les quelques pas qui me séparent du couple. Alors, doucement, je tends la main et la pose sur l'épaule de ma cousine :
— Pa... Paloma...
Lorsqu'elle se retourne vers moi, je peux voir ses traits se décomposer. Son visage passe du plaisir qui a fait rougir ses joues à une panique qui écarquille ses yeux.
— Valentina ? s'écrie-t-elle en relevant son soutien-gorge. Mais, que... Qu'est-ce que tu fais ici ?
Elle se retourne vers l'homme qui fronce les sourcils, puis revient à moi.
— Putain Paloma, c'est quoi ce délire ? se plaint-il, les mains toujours posées sur ses fesses.
Ma cousine fait un geste maladroit de la main, comme si elle voulait m'expliquer ce qui se passe, mais les mots ne suivent pas. Elle se détache un peu de l'homme aux cheveux auburn, et je comprends qu'elle hésite à s'éloigner de lui. Je ne suis pas sûre de savoir ce que je ressens en la voyant aussi soumise. J'ai juste un peu mal au ventre et une sensation d'oppression dans la poitrine. Un mélange entre la trahison et la peur...
— Qu'est-ce que toi, tu fais ici ? Qu'est-ce que tu fais, Paloma ? demandé-je, désespérée.
— Ce n'est vraiment pas ce que tu crois !
Finalement, elle décide de se redresser et remonte son uniforme de travail sur ses épaules afin de cacher ses atouts. Je croise le regard furieux de l'homme, visiblement aussi perplexe que moi devant l'attitude de ma cousine pendant qu'elle s'extirpe de son étreinte.
— Eh, c'est qui celle-là, putain ? intervient-il en me désignant d'un geste du menton.
— Ruben, c'est...
Ruben ? Un éclair de compréhension me glace quand je remarque le scorpion à l'encre noire qui se faufile derrière sa nuque. Bordel !
— Vas-y, casse-toi, Paloma, j'en ai fini avec toi.
— Tu es sérieux, là ? articule-t-elle, presque dépitée. Ruben, arrête, j'en ai juste pour quelques minutes...
— Je m'en bats les couilles ! crache-t-il en se levant à son tour. Tu penses que j'ai le temps pour ça ? Allez, rentre chez toi et ne reviens pas.
Sa haute stature nous oblige à relever la tête, ce qui lui donne une aura encore plus menaçante quand il nous désigne d'un geste brusque la sortie.
— Je suis désolée, Ruben. Dis pas ça...
Je hausse les sourcils, choquée. Paloma me semble sincèrement blessée par son attitude, comme s'il était pour elle plus qu'un simple client. Pourtant, devant son silence inflexible, elle ne s'éternise pas. Elle baisse les yeux, récupère sa pochette, et me tire précipitamment le long du couloir de l'étage privatisé.
Je voudrais dire quelque chose, mais ce n'est pas le moment, pas alors que cet homme froid suit notre sortie d'un regard noir, pas alors que nous passons devant des canapés sur lesquels sont installés des criminels tous plus dangereux les uns que les autres, pas alors que les videurs nous observent en fronçant les sourcils, pas alors que Paloma tremble de peur et presse le pas pour nous faire sortir de cet établissement au plus vite.
La brise fraîche de l'extérieur me fait l'effet d'une gifle sur ma peau. Nous voilà seules dans un silence tendu, enfin coupées de la musique assourdissante qui a réussi à me refiler un sacré mal au crâne. C'est soit ça, soit le fait d'avoir vu ma cousine se trémousser à moitié nue sur un psychopathe violent... Là, tout de suite, je n'ai qu'une envie : déverser sur elle mon incompréhension.
Néanmoins, mon instinct de survie passe en premier et je préfère fuir cet endroit au plus vite.
— Où est-ce que tu es garée ? demandé-je.
— Juste devant la cabine téléphonique.
Elle me jette à peine un regard noir et me tourne froidement le dos, tout en finissant de boutonner son uniforme de « serveuse ». Alors que ses hauts talons qui foulent le trottoir résonnent dans la rue, je note que le groupe de guetteurs n'est plus en place à l'arrêt de bus. Toutefois, la nuit me paraît toujours aussi menaçante.
En quelques minutes, nous atteignons sa voiture – enfin, celle de tía Carmen –, que Paloma ouvre d'un rapide geste de la main. À peine sommes-nous entrées qu'elle allume la radio locale et la musique grésille dans l'habitacle. Elle me fait donc ainsi comprendre qu'elle ne veut pas me parler.
Est-ce que tía Carmen et elle ont des dettes plus importantes que ce qu'elles ont dit à Abuelita ? Est-ce que Paloma pense aider sa famille en se mêlant à l'un des cartels les plus dangereux de Mexico ? Est-ce qu'elle est sous la menace de ce Ruben ?
Au bout d'une quinzaine de minutes dans un silence gênant, je ne peux plus me contenir. Je tente tout de même de me calmer, car je ne veux pas m'énerver sans connaître toute l'histoire, mais je coupe la musique d'un geste sec.
— Tu peux m'expliquer ?
Paloma mord l'intérieur de sa bouche en évitant soigneusement de me regarder.
— Paloma, si tu crois pouvoir éviter de...
— Ce n'est pas du tout ce que tu crois, me coupe-t-elle, sèchement.
J'attends un instant, mais elle n'ajoute rien, ce qui met ma patience à rude épreuve.
— Qu'est-ce que je dois croire alors ? J'aimerais bien que tu m'expliques, parce que je suis complètement perdue.
Elle soupire en se massant le front.
— Tu ne pourrais pas comprendre, tu es trop... Enfin, voilà.
Je suis « trop » ? Alors que je fronce les sourcils, elle expire bruyamment, comme si me parler était la pire épreuve de sa vie.
— Peut-être que si tu prenais la peine de m'expliquer, je comprendrais, répliqué-je, légèrement vexée.
— Ça va, arrête ! Je sais très bien ce que tu penses de moi en ce moment. Écoute, la soirée a déjà été assez difficile et subir tes jugements est bien la dernière chose dont j'ai envie.
— Mais je ne te juge pas, je veux juste comprendre. Ruben, c'est un membre du cartel des Cruz, non ? J'ai reconnu les tatouages de scorpion, Paloma ! Pourquoi tu nous as menti ?
— Je l'aime ! Ça te va ?
Mon cœur rate un battement.
— Je suis amoureuse de lui, insiste-t-elle. Et je me voyais mal t'avouer un truc pareil, alors qu'on sait, toi et moi, que tu ne supportes pas ces gens-là.
— Amoureuse, soufflé-je, la voix étranglée par la confusion.
Une vague de frissons me soulève l'estomac.
Aimer quoi ? Qui ? Ruben ? Impossible !
Je reste en état de choc pendant plusieurs longues minutes. Le regard noisette de Paloma alterne entre moi et la route, mais je ne réagis plus. Elle m'a cloué le bec.
— Paloma... On veut fuir cette misère, non ? On se l'est promis, argué-je en montrant la route jonchée de débris. On... On va finir ce foutu master d'architecture avec les meilleures notes, et on va s'expatrier aux États-Unis. C'est ça, le plan, tu te souviens ? T'as même dit que... Tu m'as dit qu'une fois installée là-bas, tu prendrais un chien. C'est toujours ce qu'on va faire, hein ?
Elle ne répond rien. Son visage se couvre d'un voile de tristesse alors qu'elle serre les dents. Mes mots la touchent, j'en suis sûre, mais il y a quelque chose qui l'empêche d'adhérer à ce rêve qu'on a fait toutes les deux.
— On veut fuir la drogue ? On veut fuir Tepito et ses hommes violents, non ? Voilà pourquoi on ne se mêle pas aux affaires des cartels !
Paloma réagit enfin. Elle détourne les yeux de la route pour plonger brièvement ses iris dans les miennes. Ce que j'y vois contraste brutalement avec l'image que j'ai de Paloma dans mon esprit. Si insouciante. Toujours partante pour rire, faire les quatre cents coups ou se rendre à une fête organisée par n'importe quel étudiant avec qui elle se serait liée d'amitié le jour même.
Même tía Carmen ne peut pas la retenir. J'ai toujours eu l'impression que la joie de vivre de ma cousine était inépuisable, malgré toutes les responsabilités qu'elle a dû endosser depuis son adolescence. Comme moi, elle travaille depuis ses quatorze ans et assume plus de tâches que les étudiants de notre âge.
Mais aujourd'hui, je décèle une autre maturité que je n'avais pas soupçonnée chez elle. Ce n'est pas la Paloma insouciante que je connais. En la voyant sur les cuisses de ce Ruben, j'ai eu le sentiment qu'elle s'était avouée vaincue par les rues impitoyables de Tepito.
Le message est clair : nous ne sortirons jamais de cet enfer. Alors, après tout, pourquoi ne pas danser avec le diable si c'est le seul moyen de traverser les flammes ?
— Écoute, Valentina, articule-t-elle lentement, ça m'est tombé dessus comme ça. Je ne contrôle rien. Je savais que ça te mettrait en rogne, alors oui, je l'ai caché. Comme tu as pu le voir, Ruben n'est pas...
— Je t'en prie, ne me dis pas que tu es amoureuse de ce psychopathe. Ne redis jamais une chose pareille, par pitié !
— Valentina...
— Non, ne dis rien. Ne dis rien, répété-je dans un murmure en appuyant mon bras contre ma portière, lui tournant le dos.
Le reste du trajet se fait dans un silence pesant. J'ai la gorge nouée et je commence déjà à culpabiliser. J'y suis peut-être allée un peu fort, seulement... Une chose est sûre, lui, il ne l'aime pas du tout.
Une fois arrivée devant mon bâtiment, je glisse rapidement mon sac sur mon épaule, mais juste avant de claquer la portière, je me baisse vers ma cousine :
— On ne doit pas abandonner les cours. Dans deux ans, on pourra faire notre master aux États-Unis. On pourra aller n'importe où avec nos notes et tu le sais. Je ne dirai rien à Tía et Abuelita pour ton travail, mais ce Ruben, il va détruire ta vie. Crois-moi sur parole !
Sur ces mots, je claque la portière de la voiture.
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