Chapitre 9 - Première Partie
Dans la douce atmosphère du petit matin, le camp commençait à s'agiter. Les chevaux étaient pansés, le feu ravivé pour faire bouillir de l'eau, on harnachait les mules et chacun rempaquetait ses affaires. Une routine quotidienne devenue familière qui marquait le commencement d'une nouvelle journée de voyage.
Énith s'était réveillée un peu avant le lever du soleil et faisait partie des premiers levés. Elle s'affairait à replier sa petite tente avec l'aide d'Amèle, dont le regard inquiet ne la quittait pas. La jeune fille lui décocha un sourire pour la rassurer mais n'eut droit en retour qu'à une moue sceptique. Elle le savait, elle n'avait pas bonne mine. Ses yeux encore bouffis trahissaient les larmes qu'elle avait laissées couler la veille et lui donnaient un air épuisé. Pourtant, elle avait bien dormi et se sentait, ce matin-là, légèrement revigorée.
Le soir précédent, Meben et elle s'étaient installés près du feu et avaient laissé leurs compagnons rejoindre leurs couchages, profitant d'un moment de solitude. Depuis qu'ils avaient quitté Sorre, ils passaient de longues heures à discuter de ce qui s'était produit à Horenfort en l'absence de Meben. Énith prenait soin de n'omettre aucun détail, lui narrant avec précision leurs recherches, la découverte des Valacturiens dans les manuscrits, ses inquiétudes sur l'origine de celui-ci, le moment où ils avaient appris l'existence des Serviteurs, leurs deux expéditions au Marais et leur vaine tentative pour refermer la Porte.
Et finalement, la veille, alors qu'ils avaient jusque-là soigneusement évité le sujet, elle avait enfin réussi à s'épancher sur l'attaque du château et la mort de son père. Revivre cette matinée d'horreur s'était révélé tout autant éprouvant que libérateur. Elle n'avait pas pu contenir son émotion et son récit avait maintes fois été entrecoupé de sanglots incontrôlés. Meben avait eu la délicatesse de ne pas faire de commentaire, de la laisser parler sans intervenir, de la laisser pleurer sans chercher à l'arrêter. Il avait compris que les larmes étaient parfois les bienvenues et, dans ce cas-là, un exutoire nécessaire. Délaissant une bonne fois pour toutes les dernières traces de pudeur protocolaire qui demeuraient entre eux, il s'était assis tout près d'elle, avait entouré ses épaules de son bras et lui avait offert le réconfort de son étreinte.
Énith s'était laissé aller contre lui pour pleurer, soulagée de pouvoir laisser libre cours aux émotions qu'elle peinait à refouler jusque-là. La présence de son ami était une véritable bouffée d'oxygène, un appui libérateur. Ainsi, après avoir tant pleuré et tant parlé, elle avait dormi d'un sommeil de plomb. Malgré sa figure marquée par le chagrin, elle se sentait libérée d'un poids et déterminée.
Une fois la tente repliée, elle remercia la cuisinière pour son aide et se tourna vers le feu de camp. Meben était penché au-dessus de la marmite et se servait une tasse de thé. Se sentant observé, il se tourna vers elle et ils s'adressèrent un sourire entendu, sans avoir besoin d'échanger le moindre mot.
— Mademoiselle Énith ?
La voix chaude de Mordan la tira de ses pensées. Elle se tourna vers lui tandis qu'il s'approchait et se frotta rapidement les yeux, espérant vainement atténuer le gonflement de ses paupières.
— Avez-vous besoin de mon aide pour monter à cheval aujourd'hui ? interrogea-t-il. Votre épaule a l'air de moins vous faire souffrir.
Énith massa machinalement le haut de son bras gauche, enfin libéré de son écharpe. L'immobilisation de son épaule semblait avoir porté ses fruits ; la douleur se faisait de plus en plus discrète, ponctuelle, et elle parvenait à bouger presque comme avant.
— Oui ça va beaucoup mieux, je n'ai presque plus mal, répondit-elle avec un sourire.
— J'en suis ravi.
— Cela dit, je préfèrerais quand même que vous m'aidiez encore sur les prochains jours. Je préfère prendre mes précautions et éviter des mouvements qui pourraient raviver la blessure.
— Bien sûr Mademoiselle, comptez sur moi !
Elle l'encouragea d'un signe de la main à marcher près d'elle jusqu'à leurs montures. Le soldat lui lançait des regards en coin et affichait une expression inquiète. Elle le rassura encore :
— Ne vous inquiétez pas Mordan, je vous assure que je reste très prudente. Je n'aurais pas défait mon écharpe si je n'étais pas certaine que mon épaule pouvait le supporter.
— Bien sûr. Je n'en doute pas. Mais... vous... enfin, en-dehors de votre épaule, Mademoiselle, est-ce que vous allez bien ?
Il accrocha son regard. La sollicitude si sincère qu'Énith lut dans ses yeux la déstabilisa et lui fit rater un battement de cœur. Elle sentit ses joues s'empourprer lorsqu'elle comprit que le soldat faisait allusion aux traces du chagrin qui marquaient son visage.
— Je vais bien Mordan, je vous remercie. Je sais que je n'en ai pas l'air, ajouta-t-elle en frottant ses yeux bouffis. Mais rassurez-vous, ce matin je me sens bien... Ou mieux, en tout cas.
— J'en suis heureux, Mademoiselle.
Elle émit en petit rire en ajoutant :
— Entre vous et Amèle qui me dévisage depuis que je me suis levée, je commence à penser que j'ai vraiment une tête à faire peur !
— Oh, je ne me permettrais pas d'aller jusque-là Mademoiselle. Vous avez juste la tête de quelqu'un... qui a l'air d'avoir beaucoup pleuré.
— C'est le cas, je ne vous le cache pas. Mais les larmes étaient libératrices.
Ils se turent en approchant des chevaux que l'on terminait de seller. Kiaris accueillit sa cavalière avec un petit hennissement joyeux et pencha la tête, cherchant du bout de ses naseaux soyeux une caresse familière. Énith ne se fit pas prier.
Autour d'eux, leurs compagnons terminaient de plier le camp et commençaient à rejoindre leurs montures respectives. Le regard d'Énith croisa brièvement celui du Sage Talmir, fatigué, qui observait sa jument avec une moue résignée. Alors que Mordan lui proposait déjà l'appui de ses mains pour l'aider à se hisser en selle, elle posa une main délicate sur son épaule pour arrêter son geste et se dirigea vers le Sage. À son approche, celui-ci s'empressa de se composer une expression amène.
— Mademoiselle Énith, bonjour !
— Bonjour Talmir. Comment allez-vous ce matin ?
— Aussi bien que possible, Mademoiselle.
— Comment supportez-vous le voyage ?
Le Sage lui sourit tristement, sans chercher à cacher sa lassitude.
— Oh je ne vais pas vous mentir, ce n'est pas une partie de plaisir. Mon corps n'est pas habitué à être ainsi malmené. Heureusement que j'ai une solide compagne pour m'aider à endurer.
Il franchit les quelques pas qui le séparaient de sa jument pour lui flatter l'encolure et grimaça, ne pouvant cacher qu'il boitait légèrement.
— Vous vous êtes fait mal ? s'inquiéta Énith.
— Rien de bien méchant, rassurez-vous. J'ai dû me pincer quelque chose.
— Cela ne va pas rendre le reste du voyage plus agréable...
— Ne vous inquiétez pas pour moi, Mademoiselle. Je vais m'en remettre.
— Nous devons arriver à Areix ce soir ou demain, annonça-t-elle. Le capitaine et moi envisagions déjà de faire de nouveau une halte dans une auberge. Cela me parait maintenant indispensable. Nous essaierons de trouver un médecin et nous arrêterons le temps qu'il faudra.
Talmir afficha une mine soulagée et s'apprêtait à lui répondre lorsqu'il une voix tonitruante lui coupa la parole :
— Vous plaisantez j'espère ?
Énith sursauta et se retourna pour faire face à Johol, déjà perché sur son étalon, qui les toisait avec un regard agacé.
— Vous croyez vraiment que nous avons le temps de nous arrêter plusieurs jours pour soigner les petits maux de chacun ? Le temps nous est compté !
— Nous sommes pressés en effet, répondit Énith en conservant son calme. Mais nous devons aussi prendre soin les uns des autres. La route est encore longue, nous ne pouvons pas prendre le risque de laisser s'installer des blessures qui...
— Il serait surtout judicieux de ne pas nous encombrer de personnes incapables d'endurer les rigueurs d'un tel voyage !
Johol ne faisait aucun effort pour contenir son mépris ou son insolence. Il s'adressait à la jeune Duchesse sans user des formules de politesse d'usage, haussait le ton et lui coupait la parole. Une marque d'irrespect intolérable qu'elle ne pouvait ignorer. Elle croisa les bras pour empêcher ses mains de trembler et affermit sa voix en lui rétorquant :
— Veuillez ne pas me couper la parole, Johol. Dois-je vous rappeler à qui vous vous adressez ?
— Votre rang ne vous empêche pas de prendre de mauvaises décisions. Il faut bien que quelqu'un vous rappelle l'urgence de notre mission !
— Je n'ai pas besoin de vous pour m'en souvenir. Cette impertinence n'est pas tolérable, Johol ! Je suis responsable de ce convoi, de cette mission, je prends les décisions qui me semblent juste, avec les conseils de mon capitaine. Tâchez de garder cela en tête.
Avec son éternel rictus dédaigneux, le chef religieux siffla :
— Merci pour ce douloureux rappel. Je m'en serais bien passé.
Le visage d'Énith se crispa et ses mâchoires commencèrent à trembler. La haine qui émanait de cet énergumène lui était insupportable. Qu'avait-elle donc fait pour qu'il la juge si durement, pour qu'il la croit incapable de mener cette mission à bien ? Elle se sentit flancher devant ce regard implacable et fut tentée de ne rien répondre, de le laisser avoir le dernier mot pour se réfugier dans un silence plus confortable. Derrière elle, le bruit d'un cliquetis d'armure lui fit comprendre que Mordan s'était rapproché. Du coin de l'œil, elle le vit se placer à sa droite, le regard braqué sur Johol dans une attitude protectrice. Sa présence rassurante lui redonna le courage nécessaire. Sans lever la voix, soutenant le regard froid du prêtre, elle affirma :
— Je ne tolèrerai plus votre manque de respect, Johol. Tant que vous ferez partie de ce convoi, je vous demande – non, je vous ordonne, de ne plus contredire mes décisions de cette façon. Vous êtes libre de me conseiller, mais le dernier mot me reviendra toujours.
Johol fronça les sourcils mais elle ne lui laissa pas le temps de rétorquer.
— En revanche, si vous êtes si pressé, libre à vous de caracoler en tête et de ne pas nous attendre. Je ne vous retiens pas.
Sur ces mots elle lui tourna le dos, sans observer l'effet que ces dernières paroles avaient eu sur son interlocuteur. Elle expira doucement pour calmer le tremblement de ses jambes, puisant de la force dans la présence de Mordan qui la suivait toujours. Elle lui jeta un regard en coin et surprit le sourire, discret mais fier, qui illuminait son visage.
Ils venaient tout juste de s'engager sur la route lorsque Meben poussa sa monture pour la rattraper. Il lança un œil en arrière pour s'assurer que Johol ne les entendrait pas et s'exclama :
— Eh bien, quelle scène ! C'était assez satisfaisant à observer, je ne te le cache pas !
— Je m'en serais bien passée pourtant, soupira-t-elle.
— Je m'en doute bien mais tu m'as épaté ! Tu l'as bien mouché le petit prêtre !
Énith éclata de rire.
— « Le petit prêtre », répéta-t-elle. Voilà un surnom qui t'attirerait bien des foudres !
— Ça m'est bien égal. Même s'il est un prêtre de ma religion, je ne leur accorde pas une dévotion aveugle... Surtout pas à celui-là !
— Je ne comprends pas quel est son problème. Il me prend pour une incapable, une gamine ! C'est insupportable.
Meben ne répondit pas tout de suite, ne comprenant que trop bien le sentiment qui étreignait son amie. Ils étaient tous deux à un âge où l'on attendait d'eux un comportement d'adulte responsable, tout en dénigrant leurs actions et leurs paroles souvent jugées trop puériles.
— Je déteste quand on nous prend pour des gamins, pesta-t-il en abandonnant son hilarité.
— Douloureux souvenir de ton très cher oncle ?
— Exactement. Je suis bien content de ne plus l'avoir dans mes pattes celui-là.
— Dommage que Johol vienne prendre le relais dans le rôle du donneur de leçon insupportable et imbu de lui-même.
— Je ne te le fais pas dire.
Le silence s'installa entre eux quelques instants. Énith gardait l'air pensif, préoccupé. Meben devinait que le mépris de Johol dirigé contre elle la bouleversait plus qu'elle ne voulait le laisser paraitre. Il n'enviait pas sa position ; elle devait lui tenir tête, asseoir son autorité face aux soldats qui pouvaient être tentés de la remettre en question, s'affirmer alors qu'elle n'avait jamais été confrontée à une telle situation. Il ne doutait pas un seul instant qu'elle était capable de le faire, mais il sentait les doutes de la jeune fille comme une aura angoissante qui planait autour d'elle. Il avait envie de l'aider.
— Veux-tu que j'essaie d'établir une... relation avec lui ? proposa-t-il. En tant que fidèle du Culte, je peux essayer de me rapprocher de lui, d'entamer la conversation sur un sujet religieux, chercher ses conseils... Avoir un allié dans le camp ennemi pourrait être utile.
— Tu as vraiment envie de te jeter comme ça dans la gueule du loup ?
— Pas tellement, non, répondit-il en riant. Mais si ça peut t'aider à comprendre le bonhomme... Je veux bien me sacrifier !
Énith le regardait avec un sourire reconnaissant, ce qui finit de le décider.
— On ne perd rien à essayer de l'amadouer, trancha-t-il.
— Ce n'est pas une mauvaise idée.
Meben hocha la tête d'un air entendu pour sceller la conversation, ravi de pouvoir se montrer utile. Il jeta un nouveau coup d'œil en arrière pour essayer d'apercevoir le chef religieux, mais ce fut le regard du soldat Mordan qu'il croisa. Ils échangèrent un demi-sourire poli. En se retournant vers Énith, il lui murmura :
— En tout cas, il y en a un qui était prêt à lui sauter à la gorge, au petit prêtre !
Énith lui lança un regard interrogateur.
— Ton garde du corps attitré évidemment, poursuivit-il en s'esclaffant. Tu n'as pas vu son regard ? Clairement il n'apprécie pas qu'on parle comme ça à sa protégée...
Son amie ne répondit pas tout de suite mais le rouge qui avait envahi ses joues ne lui échappa pas. Elle se retenait de sourire et paraissait légèrement gênée. Finalement, dans un souffle, elle répondit :
— Il ne fait que son travail.
— Hmm, il le prend très à cœur, on ne peut pas dire le contraire.
Elle fronça les sourcils en redressant le visage vers lui.
— C'est son rôle. Et il le remplit à la perfection.
Légèrement décontenancé par ce ton sérieux, Meben garda le silence. Était-elle agacée qu'il se permette de rire de l'attitude de son précieux soldat ? Pourtant la façon qu'il avait de la suivre partout était particulièrement risible. Il la couvait comme s'il la prenait pour une petite chose fragile et l'enveloppait constamment d'un regard surprotecteur qui avait le don de lui hérisser le poil. Ce soldat ne la connaissait clairement pas suffisamment bien s'il pensait qu'elle avait besoin d'être maternée à ce point. Pourtant, alors qu'il pensait qu'Énith s'agacerait d'un tel comportement, elle avait l'air de s'en satisfaire, voire de l'apprécier.
Il haussa imperceptiblement les épaules pour chasser ces pensées qui lui étaient désagréables, sans s'attarder sur l'inconfortable pointe dans son cœur qu'elles avaient provoquée.
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