Chapitre 8 - Première Partie
— Lévie, qu'est-ce que tu fais ? C'est bien joli de rêvasser mais mes oignons ne vont pas se tailler tous seuls ! Allez !
La voix de la Mère Balafrée ramena Léonor à sa réalité.
Comme chaque soir depuis qu'elle voyageait avec la troupe d'artistes, elle avait proposé son aide pour préparer le fameux ragoût du soir mais s'était laissé distraire par Lasthyr. La Valacturienne essayait de lui parler depuis le début de l'après-midi, et sans cesse entourée ou occupée, Léonor n'avait pas réussi à trouver un seul moment de solitude pour lui répondre. De nouveau, elle refoula l'esprit de Lasthyr en s'excusant.
— Je suis désolée, je ne peux pas te parler pour l'instant. Plus tard. Je viendrai vers toi quand tout le monde sera couché.
Lasthyr heureusement accepta une nouvelle fois de se rétracter. Elle comprenait fort bien que la jeune fille ne pouvait se permettre d'attirer l'attention sur elle en public. Léonor put focaliser son attention sur les oignons et s'aperçut qu'elle était restée le couteau en l'air, complètement figée. La Mère Balafrée la dévisageait toujours, sourcils levés.
— Désolée. J'étais ailleurs.
— J'ai bien vu ! Tu es vraiment un drôle d'oiseau, ma petite. Toujours un pied sur la Lune, et souvent même les deux !
Léonor ne répondit rien et se remit au travail. La Mère Balafrée n'était pas bien méchante. Avec ses rondeurs maternelles, sa générosité brute et son caractère bien trempé, elle avait bien mérité son surnom de Mère de la petite troupe. Quant à l'épitaphe "Balafrée", elle le devait à une vilaine cicatrice qui courait sur la partie droite de son visage, depuis la tempe jusqu'à la commissure des lèvres, abîmant au passage son œil d'un bleu perçant qui ne s'ouvrait plus tout à fait. Léonor n'avait pas osé demander à qui que ce soit l'origine de cette balafre, ni la façon dont cette femme avait atterri au milieu d'une troupe d'artistes. Car en dehors de son talent derrière les fourneaux, elle ne présentait aucune sensibilité artistique. La seule fois où Léonor avait tenté de poser la question à Nino, il lui avait répondu avec son habituel sourire :
— Il faut bien que quelqu'un fasse la cuisine !
Elle comprit qu'elle n'en apprendrait pas beaucoup plus sur l'histoire de la Mère Balafrée, ni d'aucun autre des membres de la troupe. Le message était clair ; on ne te pose pas de questions sur toi, n'en pose pas sur nous. Un arrangement qui lui convenait fort bien.
À l'heure du dîner, toute la troupe se regroupait autour de la marmite fumante et odorante, pour se servir à tour de rôle. C'était toujours un instant de convivialité, une parenthèse durant laquelle chacun laissait de côté ses occupations et entraînements pour se réunir. Le dîner se trouvait toujours ponctué de rires et Léonor savourait ces moments d'insouciance, durant lesquels elle parvenait presque à oublier la menace qui pesait sur elle, et la mission qui lui incombait.
Ce soir-là pourtant, les rumeurs des événements sombres qui secouaient les montagnes s'invitèrent au dîner, à son grand désarroi. On commençait à beaucoup en entendre parler sur les routes, et l'inquiétude gagnait du terrain.
— Vous croyez que c'est vrai ce qu'on raconte ? Le Duc a été assassiné ?
— C'est bien possible. Les gens ne parlent que de ça.
— C'est quand même incroyable ! Dans l'enceinte même de son château !
— Et on sait par qui ?
— Une espèce de secte apparemment. Les conflits religieux sont violents là-bas. Plus qu'ailleurs, à ce qu'il paraît.
— Nous devrions peut-être changer d'itinéraire. Les montagnes ne sont pas sûres.
— Les bagarres religieuses ne nous regardent pas, je ne vois pas pourquoi on s'en prendrait à nous.
— Ce n'est pas tellement de ça que je parlais. Il y a d'autres rumeurs qui circulent au sujet d'Horenfort.
— On les a toutes entendues bien sûr, mais quand même ! Ça paraît gros ! Cette histoire de ténèbres ou je ne sais quoi, si vous voulez mon avis c'est du flan.
— Les gens sont tellement crédules.
— Que ce soit vrai ou faux, je suis d'accord avec Anix, on devrait éviter de prendre le risque d'y aller.
— Tu as les miquettes Borik ? Ça te va pas bien...
— Me cherche pas, Nino !
— Ça va, je plaisante !
— Alors, on fait quoi ? On continue, ou on fait demi-tour ?
Chacun y allait de son avis, dans une cacophonie teintée d'inquiétude, de peurs et de moqueries. Léonor, elle, gardait le nez dans son écuelle et se gardait bien de participer à la conversation. Elle espérait se faire oublier mais c'était sans compter sur Borik qui l'interpella :
— Qu'est-ce que t'en dis, la petite chanteuse ? T'es encore plus silencieuse que d'habitude, dis donc...
Léonor releva la tête avec une mine qui se voulait innocente. Les yeux clairs du cracheur de feu étaient remplis de curiosité.
— T'avais l'intention d'aller jusqu'à Horenfort, non ? la relança-t-il.
— Oui... Oui, c'est toujours ma destination.
— T'es pas inquiète de tout ce qu'on raconte ?
— Non. Enfin... si, mais... Ça ne change rien.
Borik leva un sourcil inquisiteur, et avec un rictus indéchiffrable lui lança :
— T'étais déjà au courant en fait. Non ?
Tous les regards se tournèrent vers elle. Son visage s'empourpra légèrement tandis qu'elle réfléchissait à toute vitesse. Devait-elle jouer les innocentes jusqu'au bout ? Dévoiler une infime partie de la vérité ? Que pouvait elle bien répondre à ça ?
Elle ouvrit la bouche sans émettre le moindre son, mais Nino vint à son secours.
— Ça suffit, Borik. On lui a promis qu'on ne lui poserait pas de question.
— De questions personnelles, je suis d'accord. Là il s'agit de la sécurité de la troupe. Si elle a des informations sur ce qui se passe dans les montagnes, ce serait une bonne idée de nous les partager. Histoire qu'on aille pas de mettre dans le pétrin comme des idiots.
— Je ne vois pas bien ce qui te fait dire que j'en ai, des informations, contesta Léonor.
Borik laissa échapper un rire bref et tonitruant.
— Tu es bonne chanteuse Lévie, mais pas bonne actrice. Le mensonge, c'est pas ton fort. Depuis le début de la conversation tu restes la tête collée à ton écuelle. Un peu plus et tu plongeais dans ton ragoût. Tu voulais te faire discrète... C'est raté.
Léonor accusa le coup. De toute évidence, elle ne pouvait se soustraire aux regards inquisiteurs braqués sur elle, ni à l'argumentaire implacable de l'homme devant elle. Même Nino, la mine désolée, ne semblait plus savoir quoi dire pour la défendre.
C'était inutile, de toute manière. Borik avait raison. Il fallait qu'elle leur livre au moins un bout de vérité, qu'elle les empêche de se perdre dans les ténèbres des montagnes. Elle leur devait bien ça. Elle reposa son écuelle au sol, se frotta les mains en soupirant et accrocha le regard de Borik.
— Très bien. Tu as raison. J'étais déjà au courant de la mort du Duc, et de ce qui se passe dans les montagnes. Je ne peux pas vous dire comment, et ça n'a pas d'importance de toute façon.
Elle se leva et balaya la troupe du regard. Tous étaient pendus à ses lèvres.
— Les rumeurs sont vraies, j'en ai bien peur. La situation à Horenfort est même pire encore que ce que vous pensez. Cette histoire de ténèbres comme vous dites, n'est pas une légende. C'est... compliqué. Je n'ai pas tout compris moi-même. Mais une chose est sûre : personne n'est en sécurité dans les montagnes actuellement. Personne. Et les événements risquent de rapidement se propager en-dehors des Montsombres. Vous devriez vous en éloigner le plus possible.
Un silence de mort accueillit sa déclaration. Certains échangeaient des œillades inquiètes, d'autres la dévisageaient, interdits. Le sourire de Nino semblait s'être définitivement évaporé, il observait Léonor comme s'il la voyait pour la première fois. Borik, le visage grave, fit un pas vers elle.
— Bien. Merci de ta franchise, Lévie.
— Je n'aurais peut-être pas dû attendre que tu me tires les vers du nez. Mais il ne m'est pas venu à l'esprit une seule seconde que vous puissiez me croire.
— On ne t'aurait pas crue, confirma Borik. C'est une certitude. Une petite chanteuse qui vient nous raconter des histoires de ténèbres et de duc assassiné... On t'aurait dit d'y aller mollo sur la picole.
Il lui décocha un sourire taquin mais ne put se départir de la gravité qui avait envahi son regard. Léonor lui rendit son sourire.
— Si maintenant vous me croyez c'est le principal. N'y allez pas. Je suis sérieuse.
— Mais toi ? intervint Nino. Pourquoi tu y vas toi, si c'est si dangereux ?
— C'est une question personnelle ça ! rétorqua-t-elle avec un clin d'oeil.
— Je sais, je sais ! Mais... tu serais plus en sécurité si tu restais avec nous. Tu devrais peut-être y penser.
Léonor lui sourit avec tendresse. Le souvenir de leur nuit partagée flottait entre eux, et si cela n'avait représenté pour elle qu'un instant frivole, réconfortant mais éphémère, elle espérait que Nino ne nourrissait pas d'autres attentes.
— Ce n'est pas l'envie qui me manque, crois-moi, répondit-elle malgré tout. Mais je n'ai pas le choix. Je dois y aller.
Nino hocha la tête, faisant tristement danser ses boucles brunes. Borik la gratifia d'une tape amicale et encourageante sur l'épaule, tandis qu'un peu plus loin, près de sa marmite encore fumante, la Mère Balafrée marmonnait :
— Un drôle d'oiseau celle-là, oui vraiment, un drôle d'oiseau...
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