Chapitre 8 - Deuxième Partie
Après le dîner, alors que les conversations autour des Montsombres allaient toujours bon train, Léonor prétexta un mal de crâne persistant pour se retirer dans le calme de sa petite roulotte – non sans provoquer chez Nino une mine exagérément attristée.
Après délibération, la troupe était finalement tombée d'accord ; ils poursuivraient leur route jusqu'à Areix comme prévu, avant de bifurquer vers le Sud pour rejoindre les Lacs Blancs. Ils laisseraient alors les montagnes derrière eux en même temps que Léonor, qui poursuivrait son chemin seule. Elle espérait déjà les retrouver au détour d'une route, un jour, lorsque tout ceci serait terminé.
D'un coup de pied, elle se défit de ses chaussures et s'allongea sur le lit. À peine eut-elle émis une pensée en direction de Lasthyr qu'elle fut envahie par les sensations délicates de la Valacturienne.
— Bonjour Léonor.
— Bonjour Lasthyr. Excuse-moi de t'avoir repoussée toute la journée. J'ai encore du mal à partager une conversation mentale avec toi tout en continuant mes activités. Du coup, ce n'est pas très discret.
— Je comprends, ne t'en fais pas. Cela prend du temps de maîtriser une capacité comme celle-ci. Tu t'en sors très bien.
Lasthyr se trouvait actuellement entourée des siens dans une pièce immense, surmontée d'un dôme colossal d'une matière semblable à du verre, qui permettait à l'irréelle et éclatante lumière bleue du jour d'envahir la salle. En son centre, une fontaine faisait joyeusement danser et cascader plusieurs jets d'une eau limpide, dans un ballet aquatique aussi agréable pour les yeux que les oreilles. Autour d'elle était disposée une longue table circulaire jonchée de plats colorés et de carafes rutilantes. Les Valacturiens allaient et venaient librement, se servaient à manger et à boire avant d'aller s'installer confortablement sur la multitude de tapis et coussins qui recouvraient le sol. Le tout dans une ambiance douce et feutrée, animée par les tranquilles conversations des Valacturiens et les tintements des verres que l'on remplissait.
Léonor était tout autant fascinée que déroutée. À ses yeux, ces créatures se ressemblaient toutes. Elle ne parvenait qu'à grand-peine à distinguer quelques différences entre eux, et n'était même pas certaine de pouvoir reconnaître les hommes des femmes. Pour ne rien faciliter, tous portaient des tenues similaires, de longues robes aux tons brillants, mouvantes comme de l'eau sur leurs corps éthérés.
Lasthyr lui laissa quelques minutes pour observer ce qui l'entourait.
— C'est la première fois que je vois autant de Valacturiens d'un coup. Vous êtes tous à la fois si beaux, et si semblables !
— Pour vos yeux humains, oui, il est vrai que nous sommes plutôt similaires.
— Parce qu'il y a des choses que vos yeux Valacturiens voient que je ne vois pas ?
— Disons... que nous ne voyons pas qu'avec les yeux.
Encore une particularité de ces créatures que Léonor avait du mal à comprendre mais elle ne posa pas davantage de questions.
— As-tu réussi à entrer en contact avec les Innimys ? questionna Lasthyr.
— Pas encore, mais je crois que je ne suis pas loin. J'ai fait une nouvelle tentative l'autre soir, et il m'a semblé que j'arrivais à frôler la conscience de l'un d'eux.
— Il n'a pas répondu à ton appel ?
— Je crois qu'il n'en a pas eu le temps. Il l'a senti, j'en suis sûre, mais je n'ai pas réussi à maintenir le lien plus longtemps. Peut-être que la prochaine fois il s'y attendra et qu'il m'aidera à finaliser le contact.
— C'est possible, en effet.
Léonor commençait déjà à fatiguer. Il lui était très difficile de se concentrer car, contrairement à elle, Lasthyr n'avait aucun mal à combiner télépathie et conversation réelle. Elle s'entretenait avec quelques-uns de ses semblables de vive voix en même temps qu'avec Léonor en esprit. Celle-ci avait le plus grand mal à ne pas se laisser distraire par les mots qui sortaient de la bouche de Lasthyr, en plus de ceux qui résonnaient sous son crâne. À croire que les Valacturiens étaient capable de scinder leur conscience en deux.
Lasthyr comprit rapidement son désarroi et ne tarda pas à s'excuser auprès de ses comparses pour s'isoler à son tour.
— C'est mieux ainsi ? s'enquit-elle après avoir passé une immense porte de verre.
— Oui, je te remercie. Alors, de quoi voulais-tu me parler ? Seulement des Innimys ?
— Non, je souhaitais te parler de mes recherches sur ton père.
Le cœur de Léonor fit un bond dans sa poitrine. Elle se redressa nerveusement sur sa couche, n'osant pas laisser libre court au flot de questions qui menaçait de sortir de sa bouche et de son esprit.
Depuis son départ de L'Arbrelle, elle n'avait pas osé relancer la Valacturienne au sujet de son père. Elle savait que si Lasthyr ne lui disait rien, c'est qu'il n'y avait rien à dire.
— J'ai peur de ne pas avoir grand-chose à te révéler, et j'en suis désolée, s'excusa celle-ci. Je n'ai pas tari d'efforts, mais mes semblables sont extrêmement réticents à parler des humains et de nos connexions avec eux.
Léonor tenta de ne pas se laisser envahir par la déception.
— Tu leur as parlé de notre connexion, à toi et moi ? De nos conversations ?
— Oui.
— Mais je croyais que ton peuple détestait le mien.
— Ils ne vous détestent pas, non. Ils... ne souhaitent pas renouer le contact, voilà tout.
— Ils ne doivent pas voir d'un très bon œil ta relation avec moi, du coup.
— Non, effectivement. Beaucoup la désapprouvent et m'encouragent à y mettre un terme. Mais le choix me revient, et ils le respectent, malgré tout.
— Bon... Tant mieux. Je ne voudrais pas te créer d'ennuis.
— Ce n'est pas le cas.
— Tu as donc pu librement poser des questions à propos de mon père ?
— Oui. Mais sans grand succès. Tous m'assurent encore et encore qu'aucun Valacturien n'a été en contact avec un humain depuis la fermeture des Portes. Aucun avant moi.
— Mais c'est faux. Quelqu'un était en contact avec mon père.
— En effet.
— Alors, quelqu'un te ment ?
— C'est peu probable. Les Valacturiens ne mentent pas. Il est plus plausible que je n'ai pas encore interrogé la bonne personne. Mais le bruit de ma recherche s'est répandu bien au-delà de ma cité. J'espère que bientôt, quelqu'un viendra à moi pour me donner des réponses.
— Sauf si celui qui était en contact avec mon père ne tient pas à ce que cela se sache.
— Je ne vois pas pourquoi. Même si certains ne l'approuvent pas, il ne risque rien à le dévoiler.
— Même si c'est lui qui l'a tué ?
— Les Valacturiens ne tuent pas.
— Jamais, aucun ?
— Non.
— Alors... Peut-être que celui que tu cherches est mort de causes naturelles sur ces quinze dernières années.
— Ce n'est pas possible non plus. Je ne crois pas qu'il y ait eu de départ ces dernières années.
Léonor marqua un temps d'arrêt, agacée encore une fois de ne pas comprendre de quoi parlait son interlocutrice. Aucun départ ? Qu'est-ce que ça voulait dire ?
— Nous ne mourons pas à proprement parler, expliqua Lasthyr qui devait avoir senti son incompréhension. Nous ne fonctionnons pas comme les humains. Nos âmes choisissent de s'incarner dans nos corps et de vivre à Valacturie pour une durée indéterminée. Seules les âmes très anciennes peuvent faire ce choix. Et lorsque nous sentons que nous avons fait notre temps ici, nous repartons. Délibérément.
— Vous vous désincarnez par choix ?
— Exactement.
— Votre monde est si étrange... On ne peut donc pas vous tuer ?
— Si, on le pourrait. Nous ne sommes pas invincibles. Mais nous ne tuons pas. Jamais.
— Et comme tu le disais, personne ne s'est désincarné dans ces quinze dernières années ?
— Non, pas à ma connaissance. Chaque départ est annoncé et célébré aux quatre coins du monde. C'est un événement rare, il n'aurait pas pu passer inaperçu.
— Vous devez être surpeuplés, si personne ne se décide à partir...
— Non, les arrivées ne sont pas aussi rares que les départs, mais elles ne sont pas non plus courantes.
— Depuis combien de temps es-tu incarnée ?
— 1451 ans, en temps humain.
Léonor en resta bouche bée.
— En temps humain ? répéta-t-elle.
— Oui, nous n'avons pas la même notion du temps que vous.
— Décidément... Moi qui pensais que la plus grande différence entre nos mondes était l'absence d'animaux... Je n'avais pas...
Léonor interrompit d'elle-même sa pensée. Elle venait de réaliser quelque chose d'important.
— Attends un peu... Ça veut dire que tu étais déjà là quand les Portes ont été fermées ? Quand les humains ont été bannis ?
— Oui. J'étais là. Comme la plupart d'entre-nous.
— Tu as pris part à cette décision ?
— Oui. Nous étions unanimes.
Léonor était estomaquée. Pas une seule seconde elle ne l'avait envisagé. Elle pensait que pour Lasthyr, tout comme pour elle-même, la punition infligée à l'humanité appartenait à un passé lointain, à leurs ancêtres, à des générations si anciennes qu'on ne connaissait plus que vaguement les noms des Rois de l'époque. Mais Lasthyr était là. Cette histoire faisait partie de sa vie, de ses souvenirs. Elle n'en revenait pas, et se sentait partagée entre l'envie de laisser la colère la gagner et l'intense fascination que Lasthyr lui inspirait.
— Ne te mets pas en colère après moi, je t'en prie, implora celle-ci. Je ne cherchais pas à te le cacher, je n'ai juste pas réalisé que tu l'ignorais. C'était d'une telle évidence pour moi...
— Je n'ai pas envie de me mettre en colère. Et je dois dire que ça explique pas mal de choses.
— Comme quoi ?
— La culpabilité que je ressens en toi.
— Oui... C'est vrai qu'aujourd'hui je me sens coupable du sort de l'humanité. Et je regrette notre décision, même si à l'époque elle paraissait sage.
— Si tu étais présente... Peut-être qu'au moins tu peux m'expliquer ? Me raconter ce qu'il s'est passé exactement ? Tout cela est encore très flou pour moi.
— Oui, bien sûr. Je te dirai tout ce que tu veux savoir.
— Parfait. Mais pas ce soir. Notre échange a été long, j'ai du mal à rester concentrée.
— Oui, je perçois ta fatigue. Ton esprit tente de s'échapper. Repose-toi.
— Demain soir ?
— Demain soir.
****
Il faisait nuit noire. La lumière du petit croissant de lune qui trônait haut dans le ciel peinait à transpercer le feuillage dense de la forêt. L'obscurité était totale. Dans sa petite roulotte, loin de s'en inquiéter, Léonor dormait à poings fermés. Les efforts que lui demandait la télépathie l'épuisaient toujours, et elle s'était endormie comme une masse, encore habillée, tout de suite après avoir quitté l'esprit de Lasthyr.
Tout était calme au-dehors. Rien ne venait troubler son sommeil paisible.
Soudain, le bois de sa vieille roulotte craqua, lui faisant ouvrir un œil endormi. Un bruit de pas ? Le bois qui jouait à cause de l'humidité ? Elle n'eut pas le temps de s'en inquiéter davantage car subitement, une obscurité plus profonde encore l'écrasa, la plaquant contre sa couche, la faisant suffoquer. Elle ne pouvait plus respirer. Il lui fallut une demi-seconde pour comprendre ce qui se passait ; quelqu'un maintenait un oreiller sur son visage. Quelqu'un essayait de l'étouffer.
Prise de panique, cherchant désespérément l'air que ses poumons réclamaient douloureusement, elle se débattit de toutes ses forces, frappant de ses bras frêles le corps de l'inconnu qui se tenait au-dessus d'elle. Ses poings cognaient aussi fort que possible, mais son agresseur ne bronchait pas. Parfaitement immobile, il maintenait son emprise avec une force redoutable. Le corps de Léonor se tordait dans tous les sens, cherchant désespérément à se libérer. Une terreur sans précédent s'empara d'elle.
Non, non, pas comme ça ! Non !
Ses mains cherchaient tout autour d'elle quelque chose à agripper, quelque chose qui pourrait blesser son adversaire. Mais en vain. Elle se rappela le couteau de poche qu'Anix avait laissé traîner sur la table sous la petite fenêtre.
Trop loin.
Elle ne tiendrait pas longtemps. Dans un sursaut d'espoir, ou peut-être juste pour ne pas mourir seule, son esprit appela :
— LASTHYR !
La Valacturienne ne se fit pas attendre. Elle pénétra non seulement son esprit, mais également son corps tout entier, avec une puissance insoupçonnée. Léonor sentit son énergie se déployer sous chacune des pores de sa peau, comme une onde claire et fraîche qui se faufile partout, sans s'inquiéter des obstacles.
Elle cessa de réfléchir et laissa Lasthyr guider ses gestes, commander à son corps. Sa main se tendit en direction de la table et fut secouée d'un tremblement bref qui lui picota la peau. Immédiatement, le couteau se retrouva dans sa main, et dans un dernier sursaut d'adrénaline, les doigts de Léonor se serrèrent autour de l'arme. Elle frappa. De toutes les forces qui lui restaient. La lame s'enfonça dans la chair et le sang ruissela sur sa peau, chaud et poisseux.
Aussitôt le poids de l'oreiller sur son visage s'allégea et l'instant d'après, Léonor entendit le corps de son agresseur s'affaler lourdement sur le sol. Elle fit voler le coussin et inspira une grosse bouffée d'air. Ses poumons étaient en feu. Elle se redressa, toussa bruyamment, passa une main tremblante sur sa gorge comme si par ce geste elle pouvait aider son corps à se rappeler comment respirer.
De l'air, de l'air, de l'air...
Lasthyr était partie. Elle n'avait sûrement pas pu supporter plus longtemps le combat qu'avait mené le corps de Léonor pour rester en vie.
Dans un état second, entre le soulagement intense et la terreur, elle jeta un œil au pied de son lit. Sur le sol, elle pouvait à peine distinguer le corps de celui qui avait cherché à la tuer. Sa masse sombre restait immobile. Tremblante, Léonor se pencha un peu plus et avança une main. Ses doigts rencontrèrent une tignasse de cheveux aux boucles épaisses.
Non...
Ses mains tâtèrent le corps étendu afin de percevoir ce que ses yeux ne pouvaient distinguer dans la pénombre. Elles parcoururent le corps longiligne de son assaillant, les bracelets de métal qui ornaient ses bras, son pantalon retroussé, jusqu'à ses pieds nus.
— Nino...
Le nom de son ami se perdit dans un souffle. Nino.
Son couteau l'avait frappé à la gorge. Il était mort. Elle se mit à trembler de façon incontrôlée, et une terrible envie de hurler lui monta à la gorge.
Nino... Non... Nino, pourquoi ?
Elle ne devait pas rester là. Elle l'avait tué. Il fallait partir, vite, s'enfuir, et ne pas laisser de trace. Avec des gestes pressés et automatiques, elle récupéra son barda, boucla son baluchon, enjamba le corps sans vie du jeune homme et ouvrit la porte.
Un silence angoissantrégnait sur le camp. Elle se faufila entre les ombres des roulottes, plusrapide et discrète qu'un chat en fuite, et disparut dans la nuit.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top