Chapitre 6
Les cordes des guitares chantaient sous les doigts des musiciens, les archets glissaient sur les violons, les tambourins résonnaient joyeusement dans les airs, et les voix des musiciens se mêlaient à la mélodie de la plus belle des façons. Léonor observait la troupe qui s'adonnait à l'une de ses habituelles sessions musicales improvisées, le sourire jusqu'aux oreilles. Leur bonne humeur était contagieuse, et leur envie de jouer de la musique plus encore. N'y tenant plus, la jeune fille saisit sa petite harpe et s'accorda du mieux qu'elle le put à cette mélodie qui lui était inconnue. Nino l'encouragea d'un clin d'œil complice, et le rire de la jeune fille rejoignit le sien lorsqu'il lâcha son tambourin pour saisir sa main et la faire tournoyer.
Dans cette atmosphère si légère et joyeuse qu'elle en était presque enivrante, Léonor se surprit à baisser sa garde pour de bon.
Lors de la première soirée passée en leur compagnie sur les berges de la rivière, Léonor avait eu le plus grand mal à se détendre. Elle était restée à l'affût, tous ses sens en alerte, observant chacun des artistes avec circonspection. Ils étaient une quinzaine au total sans compter les cinq ou six enfants qui leur couraient toujours dans les pattes. De tous âges et de toutes origines, ils formaient un groupe soudé et avaient accueilli Léonor avec une grande simplicité, comme s'ils la connaissaient depuis toujours. Ils l'avaient installée parmi eux avec un surprenant mélange de chaleur, de courtoisie et d'indifférence. Nino ne lui avait pas menti ; ils n'avaient que faire de savoir d'où elle venait ou ce qu'elle cachait. Tant qu'elle mettait à contribution ses talents de musicienne, et de cuisinière à ses heures perdues, elle était la bienvenue.
Lorsqu'elle comprit qu'ils se dirigeaient vers Areix, elle hésita un moment avant d'accepter de les suivre, encore incertaine de la confiance qu'elle pouvait leur accorder. Mais l'éventualité de voyager à cheval ou en roulotte était séduisante, lui permettant d'avancer un peu plus vite et surtout de moins se fatiguer. Il ne servait à rien d'arriver à Horenfort sur les rotules... Elle avait donc accepté, après s'être efforcée de faire taire l'angoisse sourde qui tonnait dans sa poitrine. Avec un succès tout relatif...
Durant les jours suivants, elle n'avait cessé de prendre mille précautions, ne mangeant jamais rien avant d'avoir été certaine que d'autres avaient pioché dans le même plat juste avant elle, refusant systématiquement les coupes d'eau qu'on lui proposait. Elle préférait boire à sa propre gourde, qu'elle remplissait toujours elle-même et dont elle ne se séparait jamais. La peur d'être de nouveau empoisonnée ne la quittait pas. Elle avait conscience que Nino s'était aperçu de son manège. Mais il n'avait jamais fait le moindre commentaire ou posé la moindre question.
Ainsi au bout de trois jours de voyage en leur compagnie, Léonor commençait à se sentir en confiance. Et cette énième partie de musique improvisée faisait doucement tomber ses dernières barrières. Parmi cette troupe d'artistes, elle se sentait à sa place et comptait bien en profiter tant que ce serait possible.
Lorsque les dernières notes des violons se turent, tous les musiciens s'applaudirent avec profusion. Léonor les imita et fit mine de retourner s'asseoir avec les autres lorsque Rosie, une chanteuse au visage tanné et creusé de rides récentes, l'interpella :
– Ah, enfin tu te joins à nous Lévie ! Ravie de découvrir un peu de ton talent !
– Difficile de résister, répondit la jeune fille. Votre énergie est pour le moins communicative.
– J'espère bien que tu ne vas pas t'arrêter en si bon chemin, ajouta Nino en passant un bras autour de ses épaules. On a à peine entendu le son de ta jolie voix !
Le visage du jeune homme était si proche du sien que lorsqu'elle se tourna vers lui, elle sentit son souffle chaud courir sur sa joue. Sans se laisser troubler par son regard pétillant, elle lui décocha un sourire en levant les sourcils.
– C'est une façon de me demander de vous jouer quelque chose ?
– Tu m'as parfaitement compris !
– Oh oui Lévie allez, renchérit Borik, un robuste cracheur de feu au visage tatoué. Montre-nous ce que tu sais faire !
– D'accord, d'accord, répondit la jeune fille. Je me plie à votre volonté !
Elle se dégagea doucement de l'étreinte de Nino et empoigna sa petite harpe. Elle prit place au sol assise en tailleur et cala l'instrument entre ses doigts. Mais elle avait à peine égrainé les premières notes d'une chanson populaire qui faisait toujours son petit effet dans les tavernes que Rosie l'arrêta :
– Ah non, tu peux certainement faire mieux que ces refrains que tout le monde connait !
– Ah ? Eh bien... Je ne sais pas. Qu'est-ce que vous voulez entendre ?
– Tu ne composes pas ?
– Si... Un peu.
– Alors fais-nous écouter une de tes chansons !
Léonor se figea. Les sourires encourageants de ses compagnons ne lui laissaient pas tellement le choix, mais elle rechignait à faire de nouveau entendre ses propres compositions. Elle s'était promis qu'elle ne chanterait plus jamais la chanson sur ses rêves. Pourtant, c'était la seule qui lui venait à l'esprit en cet instant. Elle se racla la gorge, poussa un soupir résigné et posa les doigts sur son instrument.
« Un bout de nuit, un morceau de rêve,
Qui me poursuit sans repos ni trêve,
Et vient se glisser dans mes chansons,
Il y a sûrement une bonne raison...
Nuit après nuit je m'éclipse et m'envole
Vers un monde inconnu aux couleurs un peu folles
Un soleil aussi bleu que l'océan,
Et des feuilles d'un rouge éclatant... »
Elle s'interrompit une petite seconde, lorsqu'elle sentit la présence de Lasthyr se faire une place discrète dans son esprit. L'être vert voulait écouter sa chanson. Esquissant un sourire, Léonor ferma les yeux et la laissa entrer. Aussitôt une part d'elle se retrouva à Valacturie, au pied des immenses bâtisses dont les reflets ondoyaient sous la lumière, insaisissables. Elle poursuivit :
« Un morceau de rêve, un bout de nuit,
Qui me transporte un peu plus loin chaque soir,
Vers cet être étrange dans le miroir,
Dont les yeux dorés toujours me sourient.
Une peau d'un vert irréel
Une lumière qui irradie,
Une beauté qui m'éblouit
Mais où suis-je ? Est-ce bien réel ? »
Autour d'elle, tous faisaient silence. Étaient-ils fascinés ou perplexes ? Elle n'en savait rien mais n'ouvrit pas les yeux pour le savoir. Elle s'enveloppa tout entière de la présence de la Valacturienne, et laissa sa musique résonner en elles. Les mots de sa chanson glissaient comme du velours, chauds et doux, tandis qu'elle dévorait du regard ce monde qui la fascinait tant. Pour la première fois, elle fut heureuse d'avoir composé un air pour lui.
« Je ne suis plus tout à fait moi, je ne suis pas tout à fait elle,
Sa douce voix résonne de plus belle,
Et s'infiltre en moi avec tendresse.
Elle me parle, elle me cherche, mais qui est-ce ?
Suis-je encore moi ou suis-je déjà elle ? »
Les dernières notes de la chanson s'échappèrent de sa petite harpe, les derniers vers moururent sur sa bouche. Elle se tut. Lasthyr se retira discrètement de son esprit après lui avoir soufflé « merci ». Elle rouvrit les yeux.
Face à elle, contrairement à ce qu'elle aurait imaginé, les visages étaient souriants, transportés, presque émus. Ils n'applaudirent pas, mais soupirèrent, comme si on venait de les sortir d'un doux rêve. Nino dit à voix basse :
– C'était très beau, Lévie ! Très inattendu, mais tu as une voix magnifique. Et un univers envoûtant !
– Tu es habitée quand tu chantes petite, ajouta Borik. Ça ne fait aucun doute !
– Bravo Lévie, la félicita Rosie. Tu nous as fait voyager dans ton monde. Merci.
Léonor accueillit ces compliments avec émotion mais ne sut pas trouver les mots pour exprimer sa gratitude. Elle se sentait encore à moitié à Valacturie et n'arrivait plus à prononcer un seul mot. Elle se releva en silence, se contentant de sourire à la ronde en rejoignant Nino qui lui tendait déjà un verre de vin sucré.
Juste après le souper, Léonor prétexta une fatigue harassante pour se retirer de bonne heure. Elle souhaitait s'isoler dans le calme de sa petite roulotte pour s'exercer à la télépathie.
Anix, une jeune acrobate aux longs cheveux blonds, lui avait cédé sa couchette, trop heureuse de profiter de l'occasion pour passer ses nuits avec Basile, son binôme et amant. Quant à sa petite sœur de dix ans, qui partageait habituellement sa roulotte, c'était une enfant timide et un peu sauvage. N'appréciant que peu la cohabitation avec une étrangère, elle préférait se trouver un coin tranquille dans la douceur de la nuit, près des chevaux ou des braises mourantes du feu. Personne ne disait rien, on la laissait faire comme bon lui semblait, chacun pouvant jouir ici d'une totale liberté. Léonor s'en trouvait un peu gênée, mais on l'avait rassurée ; ce n'était pas la première fois que la fillette choisissait de dormir à la belle étoile.
Ainsi, Léonor se retrouvait bien souvent seule pour la nuit dans cette jolie roulotte un rien cabossée, dont l'intérieur était agréablement décoré de tentures et breloques bariolées. La jeune fille s'était immédiatement sentie comme chez elle dans cet habitacle chaleureux.
Elle se défit de ses chaussures et s'installa confortablement sur le lit, le dos bien calé contre d'épais coussins. Elle se laissa un instant bercer par les bruits du camp qui résonnaient au-dehors, les rires et les voix d'enfants, les verres qui s'entrechoquent et le crépitement du feu. Le calme se faisait peu à peu dans son esprit. Elle ferma les yeux.
Le souvenir que Lasthyr avait partagé avec elle était succinct, mais elle s'efforça de se remémorer ce qu'elle y avait vu. Ces grands yeux noirs et légèrement vitreux, tout particulièrement. Ce regard brillant dans lequel se réfléchissaient la lumière et les visages de ses compagnons. Les Innimys.
Léonor se focalisa sur ce mot, sur ce nom, et sur ces yeux noirs. Elle abaissa les frontières de son esprit, comme elle le faisait lorsqu'elle établissait le lien avec Lasthyr.
Les Innimys.
Elle tendit son esprit, mais malgré tous ses efforts, eut la sensation d'hurler dans le vide. De tâtonner dans le néant. Elle inspira, souffla doucement, ne voulant pas baisser les bras tout de suite.
Les Innimys. Je vous appelle.
Elle essaya d'avancer un peu plus loin dans le noir béant, ignorant la sensation effrayante de s'enfoncer dans un monde vide et obscur. Les bruits épars du campement se firent plus distants. Plus étouffés. Elle s'éloignait, mais sans savoir où aller. Sa main s'agrippa soudain à la couverture râpeuse sous ses jambes, pour rappeler à sa conscience qu'elle avait un corps, un repère auquel se raccrocher. Elle avait peur de se perdre. Elle souffla une nouvelle fois.
Les Innimys. M'entendez-vous ?
Elle eut soudain l'impression d'accélérer, comme si dans les méandres de l'obscurité son esprit était appelé quelque part, attiré comme un papillon vers la flamme. Elle perdait le contrôle, et la peur lui tordit le ventre et lui souleva le cœur. Ses yeux s'ouvrirent soudain, mais elle n'eut que le temps d'apercevoir un groupe de petits êtres aux grand yeux noirs devant elle, et de sentir une pointe d'étonnement dans l'esprit de celui qui tentait de lui répondre. Ne pouvant résister au sursaut de sa conscience pour reprendre le contrôle, elle s'arracha de l'esprit de l'Innimy et retrouva son propre corps. Ses paupières s'ouvrirent et elle se redressa d'un bond, comme lorsqu'elle se réveillait en sursaut d'un mauvais rêve. Son souffle était court, mais elle se sentait galvanisée.
– J'ai réussi, souffla-t-elle.
Enfin, presque.
Mais c'était un bon début. Pour une première fois, elle était plutôt fière d'elle. La visualisation l'avait bien aidée, et cet être aux grands yeux noirs savait désormais que quelqu'un cherchait à le contacter. La prochaine fois, elle maîtriserait mieux les sursauts de sa conscience et réussirait à lui parler. Elle en était certaine.
Elle se laissa retomber sur l'oreiller, épuisée. Ce petit jeu n'était pas de tout repos. Elle envisagea quelques instants de contacter Lasthyr pour lui faire part de son demi-succès, mais renonça. Le sommeil l'appelait.
Elle se serait endormie en un rien de temps si quelques coups frappés contre la porte de sa roulotte ne l'avaient pas faite sursauter. Elle se frotta les yeux, se remit sur pieds en grognant et alla ouvrir. Planté sur le pas de la porte, une bouteille de liqueur à la main, Nino lui adressait son éternel regard pétillant. Mais son grand sourire se fana légèrement lorsqu'il posa les yeux sur elle.
– Ah, fit-il. Je croyais que ta fatigue n'était qu'un prétexte pour t'échapper du boucan. Mais tu as l'air... enfin... Je t'ai réveillée ?
– Presque. Je m'endormais.
Visiblement déçu, le jeune homme laissa retomber son bras et sa bouteille le long de son corps.
– Oh ! Excuse-moi.
– C'est rien Nino, ne t'en fais pas. Tu voulais qu'on partage un verre ?
– Un verre, oui. Et peut-être un peu plus que ça...
Devant sa mine faussement innocente, Léonor pouffa. Ces derniers jours, Nino n'avait pas caché son ambition de séduire la jeune fille, à grand renfort d'humour taquin et de sourires charmeurs. Ses avances n'avaient pas été des plus subtiles, mais Léonor avait l'habitude de ne pas s'embarrasser de minauderies en matière de séduction. Il y avait bien longtemps que personne n'avait partagé le lit de la musicienne, et elle devait bien avouer que ce garçon lui plaisait bien.
– Tu préfères que je m'en aille ? lui demanda-t-il.
– Hmm... Non, allez, entre ! En espérant qu'un seul verre de cet alcool infâme ne finira pas de m'achever.
– Tu oses critiquer mon précieux breuvage ? Celui que je fabrique moi-même à la sueur de mon front ?
– Justement, Nino ! Tu devrais peut-être réserver tes talents à l'acrobatie et laisser nos pauvres estomacs tranquilles...
Le jeune homme s'esclaffa en entrant dans la roulotte. Léonor ferma la porte derrière lui, sentant déjà une chaleur familière se répandre dans son ventre et sur ses joues. Près de la petite table, sans tenir compte des protestations de la musicienne, Nino débouchait sa précieuse bouteille. Il en versa une quantité généreuse dans deux petits verres à la propreté douteuse, puis lui en tendit un. Ils trinquèrent et burent cul-sec, sans se quitter du regard. Léonor fit la grimace.
– Hm, je maintiens ce que j'ai dit. Un véritable tord-boyaux.
– Il faut m'excuser, Lévie, lui répondit-il en se rapprochant d'elle. Je n'ai rien trouvé de mieux comme excuse pour venir te voir dans ta roulotte.
– Qui te dit que tu avais besoin d'une excuse ?
La jeune fille sentit de nouveau le souffle chaud de Nino contre son visage lorsqu'il lui répondit d'un petit rire. Le rythme de son cœur accéléra brutalement. Elle lui prit son verre des mains, le reposa sur la table près du sien et se rapprocha de lui plus encore. Sans attendre, il prit son visage entre ses doigts et l'embrassa. Elle se lova contre lui et, impatiente, l'attira vers la couchette sur laquelle ils basculèrent ensemble dans un éclat de rire.
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