Chapitre 5 - Deuxième partie
Le soleil avait amorcé sa descente derrière les montagnes lorsque Meben et sa maigre escorte arrivèrent en vue des premières maisons, petites bicoques aux toits d'ardoise à l'aspect branlant qui semblaient se raccrocher farouchement au flanc de la montagne. Un tapis de nuages grisâtres avait recouvert le ciel depuis le milieu de l'après-midi, annonciateur d'une soirée plus fraîche et d'une nuit pluvieuse.
Meben n'était pas mécontent d'avoir atteint Sorre ; il n'était pas du genre douillet, pour autant une nuit à la belle étoile sous des trombes d'eau ne l'enchantait pas.
Sorre était telle qu'ils l'avaient laissée à l'aller. Une petite ville aux rues étroites et tortueuses, dont les bâtisses paraissaient aussi grises que les humeurs des habitants. Peu souriants et avares en paroles, ils observaient les voyageurs d'un œil méfiant, comme s'ils s'attendaient à tout instant que de nouveaux conflits éclatent. Ce soir-là pourtant, les rues restaient d'un calme presque angoissant.
Meben afficha un sourire amène en saluant d'un hochement de tête une bonne femme un rien ratatinée qui balayait devant sa porte. Il n'eut pour seule réponse qu'un froncement de sourcils sur un visage fermé, ce qui le fit glousser sous cape.
– Vous rappelez vous où se trouvait l'auberge dans laquelle nous nous sommes arrêtés la dernière fois ? demanda-t-il sans se retourner aux deux soldats qui lui collaient le train.
– À la sortie de la ville il me semble, mon Seigneur.
– Parfait, allons y.
Ils traversèrent la ville sans prêter attention aux regards en coin, et sans échanger un mot de plus. Les soldats Nagü et Jasion qu'il avait choisis pour l'escorter jusqu'à Horenfort, d'ordinaire de nature joviale et volontaire, ne faisaient pas de grands efforts pour dissimuler leur aversion envers les Montsombres. À croire que l'affèterie de son oncle avait fini par déteindre sur ses hommes... Ces deux-là auraient de toute évidence préféré retrouver au plus vite le raffinement de la vie à la Demi-Lune. Meben cependant n'avait que faire de leurs états d'âme, tant qu'ils obéissaient et coopéraient.
L'auberge de Sorre apparut enfin au détour d'une rue. Plus imposante que les autres habitations de la ville, elle s'élevait sur trois étages, et les nombreuses fenêtres éclairées ramenaient un peu de vie dans cette bourgade morose. D'autant plus que ce soir-là, à la grande surprise du jeune homme, l'établissement semblait plein. Des bruits de sabots et des hennissements trahissaient la présence de nombreux chevaux dans l'écurie qui jouxtait la bâtisse principale, et quelques domestiques étaient affairés à transporter des bagages à l'intérieur de l'auberge.
– Pff tu vas voir que ça va être complet, grogna dans sa barbe le soldat Jasion à l'attention de son acolyte.
Meben ne releva pas. Il héla le gérant de l'auberge qui venait d'apparaître sur le pas de la porte.
– Bonsoir aubergiste ! Vous resterait-il une chambre ou deux pour nous ? Je vois que vous avez l'air déjà bien affairés.
L'homme le lorgna de haut en bas, sans répondre immédiatement. Son visage rond strié de rides affichait un certain embarras, voire une inquiétude diffuse. Il croisa les bras, sembla chercher ses mots. Finalement, son regard se posa sur l'écusson gravé sur la selle de la monture de Meben et s'illumina de surprise. Il leva ses sourcils broussailleux en s'exclamant :
– Le jeune seigneur des Lacs-Blancs ! Je vous pensais déjà rentré dans vos confins ! Que nous vaut le plaisir de cette nouvelle visite ?
– J'ai changé d'avis, je retourne à Horenfort, expliqua Meben. Cela dit, ça ne répond pas à ma question ; vous reste-t-il de la place ?
– Eh bien ma foi...
Il fut interrompu par un cliquetis d'acier et des bruits de pas lourds. Dans l'ombre du couloir juste derrière lui, une silhouette s'approchait, visiblement armée de pied en cap. La lumière du soir ne tarda pas à révéler l'homme qui s'avançait, faisant luire le plastron de son armure et réhaussant le vert sombre de sa longue cape. Il ne fallut pas longtemps à Meben pour reconnaître dans cet uniforme les couleurs de la garde d'Horenfort. Et ce visage à la peau d'ébène, grave et marqué de fatigue, c'était celui du capitaine Lopaï, qui le dévisageait dans le dos de l'aubergiste.
Meben ne put contenir sa surprise et s'écria :
– Ça alors, Capitaine...? Si je m'attendais... Que faites-vous ici ?
L'aubergiste s'écarta pour laisser sa place à Lopaï, et lui murmura au passage :
– Je croyais que la discrétion était de mise ? Je m'apprêtais à renvoyer le jeune homme, pour tout vous dire.
– Ce ne sera pas nécessaire. Meben des Lacs Blancs est un ami d'Horenfort.
Meben lui sourit avec reconnaissance, mais le visage de Lopaï conserva sa gravité. Il jeta un coup d'œil rapide et expert dans la rue et sans ajouter un mot, invita le jeune homme à entrer d'un signe de tête. Meben sauta à terre, confia sa monture à ses soldats et s'engouffra dans le couloir sombre.
L'auberge n'était pas très animée. S'il n'avait pas surpris la présence des nombreux chevaux à l'écurie, Meben aurait eu du mal à croire que la plupart des chambres étaient occupées ; la salle de réfectoire était vide, et les étages silencieux. Seule l'odeur alléchante de la viande qui cuisait à la broche laissait deviner la présence discrète de clients.
– Je devine que vous êtes là incognito ? avança le jeune homme.
– En effet. Nous ne tenons pas à ce que notre présence s'ébruite dans la ville. Chaque membre de la délégation est tenu de rester confiné dans sa chambre autant que possible.
– La délégation ?
Sa question resta en suspens, se perdant dans les sons feutrés de l'auberge, et Meben n'osa pas insister. Il se contenta de suivre le capitaine.
– Pourquoi retournez-vous à Horenfort ? l'interrogea celui-ci sans ambages.
Il l'avait conduit dans un salon qui, à en croire l'odeur, faisait habituellement office de fumoir, mais qui demeurait aussi désert que les autres pièces. Les fauteuils en damas n'étaient plus tout jeunes et portaient sur eux les traces du passage d'anciens clients. Les assises usées et trouées n'invitaient guère à la détente, et Meben préféra imiter son interlocuteur en restant debout.
Légèrement pris de court, il répondit avec sincérité :
– J'ai appris la mort de votre Duc alors que mon oncle et moi avions atteint la frontière du duché. J'ai immédiatement regretté mon départ. Je le regrettais déjà, à vrai dire. Vous l'avez dit vous-même, je suis un ami d'Horenfort, j'aurais dû rester avec les quelques soldats qui me servaient d'escorte pour vous prêter main-forte.
Il lui rapporta sa conversation animée avec son oncle et la mission qu'il lui avait confiée. Le capitaine, stoïque, le laissait parler sans l'interrompre, et semblait réfléchir en même temps qu'il l'écoutait. Doutait-il de sa sincérité ?
Une fois son monologue terminé, Meben fut tenté de lui poser à son tour bon nombre de questions. Que faisait il là ? Qui l'accompagnait ? Où allait-il ? Comment allait Énith ? Quelle était la situation à Horenfort ?
Il rongea son frein, laissant la possibilité au capitaine de lui dévoiler tout cela de lui-même.
– Ce témoignage d'amitié envers notre duché est tout à votre honneur, mon Seigneur. Et vue la situation dans laquelle nous nous trouvons, toute aide est précieuse. Vous êtes le bienvenu ici. Et vous le serez à Horenfort, si vous décidez de poursuivre votre route jusque là-bas.
– Pourquoi n'irais-je pas jusqu'au bout ? s'étonna Meben.
– Il se peut que vous changiez d'avis lorsque vous aurez appris que nous faisons route jusqu'à la Capitale, pour une mission de la plus haute importance.
Lopaï marqua un temps d'arrêt, son regard scrutateur plongé dans les yeux du jeune homme, guettant sa réaction alors qu'il poursuivait :
– Et la jeune duchesse est avec nous.
– Quoi ? s'écria Meben. Énith est ici ?
Les yeux écarquillés de surprise, Meben s'était avancé de quelques pas empressés vers le capitaine à cette annonce, ne pouvant réfréner plus longtemps l'impatience qui le tenaillait. Il ne comprenait décidément rien à ce qui se tramait et avait la claire impression que la situation à Horenfort avait évolué bien plus vite qu'il ne l'avait cru. Il se persuada lui-même que c'était sa curiosité qui faisait cogner son cœur un peu plus fort contre sa poitrine, et non la présence d'Énith.
Mais la lueur qui s'était allumée dans le regard du capitaine témoignait de l'opinion de ce dernier face à sa vive réaction au nom de la jeune duchesse. Il devrait se montrer plus prudent s'il ne voulait pas entretenir de fausses rumeurs à leur sujet.
Fort heureusement, Lopaï eut la délicatesse de ne pas faire de commentaire, et se contenta d'inviter le jeune homme à s'assoir sur l'un des sièges usés.
– Si vous le permettez mon Seigneur, je vais tout vous expliquer.
***
Installée aussi confortablement que possible sur l'édredon râpeux du lit, Énith étendit son bras valide au-dessus de sa tête et poussa un soupir de soulagement. Pour la première fois depuis le début de ce voyage, elle se sentait propre et fraîche. Le bain que lui avait fait préparer Amèle l'avait débarrassée de la crasse et de l'abattement de ces derniers jours.
Une fois la baignoire remplie, elle avait aimablement congédié sa suivante temporaire pour profiter de ce moment de tranquillité, sans écouter les protestations de cette dernière qui ne la pensait pas capable de s'en sortir seule avec son épaule blessée. Mais Énith préférait largement prendre le temps de se débrouiller par elle-même que subir les froncements de sourcils et soupirs impatients de la cuisinière. Et finalement, avec des gestes lents et précautionneux, elle avait réussi à se déshabiller et se glisser dans la baignoire sans mettre à mal son épaule meurtrie.
Elle avait longuement laissé l'eau détendre chaque recoin de son corps endolori, jusqu'à en avoir les doigts tout fripés, puis s'était enveloppée dans une robe légère et estivale. La jupe de lin, qui contrastait joliment avec le brun de sa peau, était spécialement conçue pour le voyage et plus courte que celles qu'elle portait habituellement, s'arrêtant bien au-dessus de la cheville. Elle n'avait mis ni corset ni chaussures et se délectait d'une douce sensation de liberté. À quoi bon s'habiller de façon plus décente ? Elle n'avait de toute façon pas l'intention de sortir de sa chambre.
Étendue sur le lit, elle n'avait même pas pris la peine d'extraire les parchemins de sa besace. Elle n'avait pas la tête à la traduction, actuellement. Les yeux rivés au plafond, ses pieds nus jouant avec les coutures de l'édredon, elle laissait ses pensées divaguer, rejouant dans sa tête le déroulement de la journée.
Après sa conversation avec le capitaine, leur décision de faire un arrêt à Sorre avait été accueilli avec enthousiasme par le reste du convoi. Seul Johol était resté de marbre. Était-il courroucé de ne pas avoir été consulté ? Elle n'en avait pas la moindre idée. Elle s'en moquait, en réalité. Il pouvait bien penser ce qu'il voulait, elle n'avait pas à répondre de lui. Lopaï avait parfaitement raison sur ce point et avait bien fait de le lui rappeler. Elle était la future Duchesse d'Horenfort. Elle détenait l'autorité. Aussi difficile que ce fût pour elle, elle devait embrasser ce rôle et cesser de se laisser intimider par ce Johol de malheur. Encore fallait-il qu'elle trouve le cran de s'affirmer face à lui.
Le reste de l'après-midi s'était révélée étonnamment agréable, car le silence accablant des jours précédents s'était enfin rompu. Elle avait invité le soldat Mordan à chevaucher près d'elle, estimant que la mission que lui avait confiée le capitaine méritait bien qu'ils fassent plus ample connaissance. Le jeune homme avait paru soulagé que Lopaï ait levé le secret sur sa fonction nouvelle.
– Je craignais que ma présence permanente dans votre dos ne finisse par vous agacer, lui avait-il confié avec un sourire.
– Absolument pas. En réalité, vu les circonstances, je l'ai trouvée plutôt rassurante.
– Tant mieux, Mademoiselle. C'est que j'ai bien fait mon travail.
– Vous avez intégré la garde d'Horenfort il y a longtemps ?
– Seulement trois ans, Mademoiselle. Aussitôt après avoir terminé mes classes.
Il avait donc environ vingt ans. Elle ne s'était pas trompée en ne le pensant pas beaucoup plus âgé qu'elle.
– Le capitaine semble vous tenir en grande estime et vous faire particulièrement confiance, avait-elle ajouté. Pour une jeune recrue, c'est assez remarquable, vous avez probablement fait quelque chose de particulier pour vous distinguer.
– Rien de plus que ce pour quoi on me paye, Mademoiselle. Défendre et protéger Horenfort.
Énith s'était doutée qu'il y avait derrière cette réponse une humilité sincère qui l'empêchait de trop s'étendre sur ses faits d'armes. Mais elle était curieuse et s'était promis de questionner le capitaine à ce sujet, lorsque l'occasion se présenterait.
Mordan et elle avaient ainsi conversé un long moment, et la jeune fille en avait presque oublié ses courbatures et sa fatigue. Le soldat était originaire d'un petit village dans les environs de Morla, une ville de taille moyenne au sud des Montsombres, plus isolée encore et difficile d'accès qu'Horenfort. Il avait grandi dans une famille de bergers, avait choisi la voie martiale à quatorze ans et avait laissé derrière lui la vie pastorale, ainsi que sa famille, pour aller faire ses classes. Il n'avait jamais quitté les montagnes.
– Je suis impatient de découvrir le reste de notre royaume ! avait-il alors lancé avec enthousiasme.
Mais son sourire exalté s'était immédiatement fané, et il avait jeté un regard inquiet à la jeune duchesse.
– Je vous demande pardon, Mademoiselle. C'est très indélicat de ma part d'être heureux de partir à l'aventure, vu ce qui nous arrive... Et ce qui est arrivé à votre père. Je suis désolé.
– Je vous en prie, Mordan, ne vous excusez pas. Si vous trouvez une raison de ressentir de la joie dans toutes ces horreurs, faites-moi plaisir, ne la refoulez pas. La joie nous est vitale, aujourd'hui plus que jamais.
– Vous parlez aussi sagement que votre père, Mademoiselle. Et vous ? Y a-t-il quelque chose qui vous procure encore un peu de joie ?
Elle avait hésité quelques secondes puis, sans trop oser soutenir le regard du soldat, avait finalement répondu dans un murmure :
– Oui... Le compliment que vous venez de me faire.
Toujours allongée sur son lit, Énith s'attarda sur le souvenir du sourire qu'ils avaient échangé à ce moment-là. Pour la première fois depuis l'assassinat de son père, il lui semblait retrouver un semblant d'apaisement. Un sentiment doux et réconfortant qui s'efforçait de se frayer une place entre la colère, le chagrin et l'angoisse, et auquel elle se raccrochait de toutes ses forces.
Elle fut soudain tirée de ses pensées par des coups précipités à la porte de sa chambre. Sûrement Amèle qui m'apporte le dîner, pensa-t-elle. Affamée, elle sauta sur ses pieds et se précipita pour lui ouvrir.
Mais à la place de la mine revêche de la cuisinière, ce furent une tignasse de feu et un sourire constellé de taches de rousseur qu'elle trouva derrière la porte.
– Meben ! s'exclama-t-elle. Qu'est-ce que...
– J'ai entendu dire que tu partais sauver le monde, railla-t-il avec un sourire en coin. Et comme je ne pense pas qu'une « greluche qui ne sait rien faire de ses dix doigts » soit capable de s'en sortir toute seule, je viens te proposer un coup de main.
Énith éclata de rire, autant à cause du clin d'œil à leur toute première conversation, qu'à celle des expressions éberluées de Lopaï et Mordan derrière lui, probablement offusqués de le voir s'adresser à leur jeune duchesse en ces termes.
– Si j'arrive à te faire rire malgré les circonstances, c'est que je ne serai pas tout à fait inutile, ajouta Meben avec une mine satisfaite.
Et sans réfléchir, Énith lui sauta au cou pour le serrer contre elle. Elle était si heureuse de le revoir, et de s'apercevoir qu'elle était encore capable de rire de cette façon.
Ce n'est que devant le toussotement évocateur de son capitaine qu'elle se rappela la bienséance... et sa tenue légère. Elle s'écarta en hâte, bafouilla une excuse inaudible devant un Meben au visage cramoisi.
– Je, euh... Si tu permets, je vais... finir de m'habiller et... je te retrouve en bas pour dîner ? Tu me raconteras comment tu as atterri ici.
– Parfait. Je t'attends.
Énith referma la porte, tâchant de ne pas laisser la gêne et la honte prendre le pas sur la joie de revoir son ami. La solitude et la détresse qu'elle avait éprouvées le matin-même lui semblaient déjà loin ; ce soir-là, grâce aux trois hommes qui se tenaient derrière sa porte, elle ne se sentait plus seule.
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