Les dernières braises du petit feu de camp moururent dans un chuintement lorsque l'eau vint les étouffer. Léonor dissimula les cendres, seules traces de son passage, sous un petit tas de feuilles et de terre. Son baluchon bien calé contre son épaule, elle reprit la route.
Les premiers rayons du soleil commençaient timidement à éclairer les profondeurs de la forêt occidentale. Il était tôt, mais la jeune fille se sentait reposée et avait hâte de reprendre la route, de creuser encore la distance entre elle et l'Arbrelle.
Cette troisième nuit à la belle étoile avait été meilleure que les précédentes. Elle commençait enfin à se détendre un peu et avait réussi à dormir quelques heures paisiblement, d'un sommeil sans rêve et sans angoisse. La solitude absolue qui était la sienne depuis le début de son voyage s'avérait contre toute attente rassurante. Et si durant les premières heures elle n'avait cessé de jeter des œillades inquiètes autour d'elle de peur d'être suivie, elle était désormais confiante ; il n'y avait rien d'autre autour d'elle que les arbres, les fougères, et la multitude d'animaux petits et gros qui peuplaient la forêt. Comme à chacun de ses longs périples, elle s'était rapidement habituée aux sons familiers de la nature, dont la musique l'accompagnait comme une jolie rengaine enveloppante. Elle savait que le moindre son inhabituel la frapperait immédiatement.
La forêt occidentale, qui abritait d'impressionnants spécimens de chênes, de hêtres et de châtaigniers, faisait partie des plus denses et des moins habitées du duché des Sept-Forêts. Quelques bourgades ici et là, quelques hameaux isolés, mais aucune ville. Il n'était pas difficile d'éviter les voyageurs, peu nombreux en cette région.
Léonor voyageait sur la route principale, la seule à vrai dire, qui reliait l'Arbrelle à Areix. Elle avait envisagé de couper par la forêt, s'assurant ainsi de rester parfaitement invisible, mais l'idée était bien trop dangereuse. L'immense forêt formait un véritable dédale duquel elle aurait eu tous les malheurs du monde à ressortir vivante. Le risque de se perdre était en soi suffisamment dissuadant, mais venait s'y ajouter celui de tomber sur une bête sauvage, un loup, un ours ou un lynx des forêts, qui n'aurait fait d'elle qu'une bouchée. L'éventualité de tomber sur un voyageur susceptible de la reconnaître, plutôt mince, lui paraissait être une bien meilleure alternative.
Le soir venu, elle osait cependant s'éloigner de quelques pas de l'axe principal, et se trouver un coin dissimulé dans les buissons pour installer son petit bivouac. Elle ne s'autorisait à faire un feu qu'au petit matin pour faire bouillir l'eau de son thé, mais préférait rester dans le noir total tout le reste de la nuit, et manger froid. Le risque d'attirer les prédateurs ou les curieux s'en trouvait largement diminué. Heureusement les journées étaient longues et les nuits succinctes, lui permettant de jouir de la lueur du jour suffisamment longtemps pour que l'angoisse du noir de la nuit ne l'atteigne pas.
Lorsqu'elle posa le pied sur la grande route ce matin-là, elle se demanda si la rumeur de son départ de l'Arbrelle s'était déjà propagée dans la cité. Elle espérait bien que ses voisins la pensaient toujours en convalescence dans la petite maison de sa grand-mère. Plus le secret de son départ persisterait, plus il serait difficile pour son assassin de retrouver sa trace. Elle se sentait plutôt confiante.
Sa grand-mère avait sans le moindre doute usé de toutes sortes de subterfuges pour faire croire à sa présence, notamment auprès de Jolyne, l'une des commères les plus actives des hauteurs de l'Arbre. Le secret de son absence et ses efforts pour n'être qu'une ombre discrète sur la route lui assuraient une sécurité plutôt fiable. Et après une bonne nuit de sommeil, cette nouvelle journée de marche lui parut des plus agréables.
Le soleil qui se levait dans son dos conférait une lumière enchanteresse à cette forêt si dense, et si verte en cette saison. Elle n'aurait pas été surprise de voir des trolls et des lutins pointer le bout de leur nez sous les fougères pour la saluer. Elle sourit pour elle-même à cette pensée et se surprit à entrevoir les bribes d'une nouvelle chanson, dont les notes et les rimes s'imposaient à son esprit. La forêt l'inspirait. Et les longs voyages, elle s'en rendait compte, lui avaient manqué.
Pendant un court instant, elle songea à Lasthyr, et le désir de partager avec elle ce moment de grâce et de légèreté l'effleura. Elle refoula cette idée dans un coin de sa tête. Sa colère envers la Valacturienne était toujours vivace et elle ne voulait pas la recontacter tout de suite. Elle aurait pourtant eu des questions à lui poser mais sa fierté, pour le moment, prenait le dessus. Viendrait un moment où elle devrait la mettre de côté pour solliciter de nouveau son aide, elle ne le savait que trop bien.
Depuis son départ, Léonor avait essayé chaque soir d'entrer en contact avec d'autres créatures que les Valacturiens. Sans succès. Lasthyr lui avait dit qu'elle en était capable mais elle ne savait pas comment faire. Ory, l'Alanya, était le seul être en dehors de Lasthyr à l'avoir contactée. Mais ces guérisseurs peu doués pour la télépathie ne pourraient pas grand-chose pour venir en aide à l'humanité. Quant aux autres... Elle avait réalisé alors l'ampleur de son ignorance à leur sujet. Lasthyr n'avait fait qu'évoquer l'existence d'autres peuples. Et sans aucun nom, sans aucune information sur eux, les tentatives de contact hasardeuses de Léonor lui donnaient l'impression de pousser un cri silencieux dans une immensité impalpable. Elle n'arrivait à rien.
Mais elle grognait d'agacement à l'idée de le reconnaître devant Lasthyr.
– Elle va encore me traiter de "petite humaine" avec son air condescendant... Non merci, marmonnait-elle pour elle-même.
La jeune fille reporta son attention sur les arbres joyeusement éclairés par la lumière matinale et sortit sa petite harpe de son baluchon. Tout en marchant, elle pinçait doucement les cordes, accompagnant le pépiement des oiseaux de sa chanson naissante. Lasthyr et les Valacturiens furent aussitôt balayés de son esprit.
Mais quelques heures plus tard, alors qu'elle grignotait un morceau de bœuf séché tout en marchant, elle perçut dans un coin de sa tête l'esprit de Lasthyr qui effleurait le sien. La Valacturienne semblait sur la retenue, comme si elle souhaitait annoncer son arrivée avec déférence et courtoisie. Elle devait redouter la réaction de Léonor après sa sortie furibonde de la dernière fois... Celle-ci hésita à lui répondre, mais elle s'aperçut vite qu'elle n'avait pas le choix. Si Lasthyr pénétrait son esprit avec circonspection, la jeune musicienne comprit tout de suite qu'elle ne lui laisserait pas la possibilité de refuser la conversation. Et son niveau de maîtrise de la télépathie n'était pas encore suffisamment élevé pour contrer la volonté de la Valacturienne.
– Pour quelqu'un qui affirmait ne jamais entrer en contact avec des humains parce que c'est trop « inconfortable », je vous trouve particulièrement entreprenante avec moi, l'accueillit-elle sans autre forme de politesse.
– Il faut croire que je commence à m'habituer à l'étroitesse de ton corps.
Léonor continuait d'avancer sur la grande route de la forêt occidentale, mais son lien mental avec Valacturie rendait son pas plus hésitant. Le mélange de leurs perceptions lui paraissait désormais familier, mais c'était la première fois qu'elle tenait une conversation mentale tout en marchant. Elle n'était pas à l'abri de se laisser distraire et de se prendre un arbre en pleine face. Mais elle ne voulait pas perdre de temps. Elle garda le cap, s'efforçant de ne pas se laisser happer par la sensation de la robe fluide qui effleurait les jambes croisées de Lastyr, ou de l'assise moelleuse du sofa sur lequel elle reposait.
– Tu m'en veux encore, avança la Valacturienne.
– Hmm ...
– Tu n'es pas obligée de répondre, ce n'était pas vraiment une question. Je le sens. Ta colère crispe les muscles de ton corps et de ton visage. Et ton ego sensible et blessé vibre comme un poids dans ta poitrine.
– Mon ego sensible ? Eh bien, vous me faites déjà regretter d'avoir accepté de vous parler.
– A vrai dire je ne t'ai pas trop laissé le choix.
– Oui... Je m'en suis rendue compte.
– Où es-tu ? Je n'ai pas l'impression que tu sois dans les montagnes.
Léonor ricana malgré elle. Elle n'était partie que depuis quatre jours...
– Non en effet, je suis encore dans les Sept-Forêts.
– Tu n'avances pas vite...
– Je fais ce que je peux ! répliqua Léonor, agacée. La route est très longue jusqu'à Horenfort, il va falloir patienter un peu. Je ne peux pas aller plus vite que ça.
– Excuse-moi. J'avais oublié que les humains sont à ce point limités dans leur rapport à l'espace-temps.
La jeune fille sentit sa mâchoire se crisper un peu plus devant cette nouvelle remarque condescendante. Elle allait rétorquer mais Lasthyr la devança :
– Pourquoi ne voyages-tu pas sur l'un de vos quadrupèdes poilus qui vous servent de transport ?
Léonor marqua un temps d'arrêt. Elle hésita :
– Vous voulez dire... Un cheval ?
– Oui, voilà, un cheval. Drôle de nom.
– C'est plutôt votre façon de les décrire qui est drôle.
– C'est que nous n'avons pas ce genre de créature ici à Valacturie.
– Quel genre de créature avez-vous ?
– Des Valacturiens.
– ... Il n'y a pas d'animaux dans votre monde ? s'étonna Léonor.
– Non.
Elle réalisa alors que lors de ses visites mentales dans ce monde évanescent, elle n'en avait effectivement croisé aucun. Pas un seul oiseau dans le ciel, pas même un insecte butinant les fleurs aux couleurs étranges.
Un monde sans animaux... Voilà une idée que Léonor trouvait curieuse. Et un peu triste.
– Alors ? insista Lasthyr. Pourquoi ne voyages-tu pas à cheval ?
– Ça coûte cher, un cheval. Je n'ai pas les moyens.
Lasthyr ne répondit rien, mais la jeune fille sentait que cette réponse la laissait très perplexe. Le concept d'argent lui semblait aussi étranger que celui d'animal. Léonor aurait eu bien des questions à lui poser sur son étrange monde et son fonctionnement. Mais elle n'avait pas envie de s'engager sur ce terrain-là maintenant, d'autant plus qu'elle sentait la Valacturienne passablement exaspérée par les règles qui régissaient le monde des humains, qu'elle jugeait absurdes.
– Est-ce pour cela que vous vouliez me parler ? demanda-t-elle alors. Pour savoir si j'étais arrivée ?
– Oui.
– Quelle importance ? De toute manière, tant que je n'aurais pas trouvé le moyen de contacter les autres peuples, je ne leur serai pas franchement utile...
– Tu as déjà essayé ?
– Oui, mais je n'y arrive pas ! Je n'ai pas la moindre petite idée de comment m'y prendre. Il me semble que j'aurais besoin de savoir qui contacter, avoir un nom, quelque chose...
– Pourquoi ne m'as-tu pas demandé ?
– Je... J'étais en colère. Je n'avais pas tellement envie de vous parler.
Léonor regretta immédiatement cet aveu. Elle avait à peine prononcé ces mots qu'elle sentit comme si c'était la sienne le mépris que ressentait Lasthyr pour les basses émotions humaines.
– C'est précisément ce dont je te parlais la dernière fois, Léonor. Les humains se laissent trop contrôler par leurs émotions. Elles vous maîtrisent et obstruent complètement vos jugements. Ne crois-tu pas que l'apprentissage de ton don est plus important que ta futile colère envers moi ?
La jeune fille ne répondit pas. Elle savait au fond d'elle-même que la Valacturienne avait raison. Elle aurait dû mettre son ego de côté afin d'employer toute son énergie à tenter d'apprivoiser son don. Mais elle luttait contre cette évidence.
– Tu ne réponds rien ? demanda Lasthyr.
– Je ne sais pas tellement quoi dire. Contrôler ses émotions, ce n'est pas aussi facile que vous semblez le croire.
– Je m'en doute. Ce n'est pas évident à comprendre pour moi, mais je veux croire que tu fais de ton mieux.
– J'essaye. Seulement ça fait beaucoup à encaisser en peu de temps.
– Je sais. Et je sens bien que cela te coûte d'admettre cette faiblesse de l'humanité. Je ne peux que le comprendre. Mais une petite chose, Léonor ; si tu veux convaincre les Valacturiens que l'humanité est digne d'être sauvée, commence par nous prouver que vous êtes capables d'un peu plus de discernement que ça.
En temps normal, Léonor se serait sentie de nouveau insultée par ces propos et n'aurait pas hésité à réagir avec véhémence et envoyer paître ces créatures, avec leur jugement et leur condescendance. Mais la dernière phrase de Lasthyr avait allumé une petite lueur d'espoir dans son esprit : peut-être pouvait-elle encore convaincre Valacturie de les aider. Non sans mal, elle décida de laisser Lasthyr la guider, et de mettre de côté son « ego sensible ». Elle inspira profondément.
– Bien. Vous avez raison, Lasthyr. Je vais m'efforcer d'être moins... sanguine.
– Un terme qui enjolive bien les choses.
– Bref ! Si nous pouvions revenir au sujet qui nous intéresse... Quel conseil pouvez-vous me donner pour contacter d'autres mondes ?
– Commence par les Innimys. Ce sont de fins télépathes. Ils devraient sentir ton appel aisément.
– Seraient-ils susceptibles de nous aider ?
– J'en doute. Mais cela te permettra de travailler ton don. Et peut-être d'ouvrir d'autres canaux.
– Ont-ils une caractéristique physique particulière ? La visualisation m'aide à me concentrer.
– Je peux peut-être faire mieux que te les décrire. Arrête de marcher un instant, et concentre-toi sur mes sensations. Je vais tenter de partager un souvenir avec toi. Une image de mon dernier contact avec eux.
Léonor obéit. Elle s'écarta légèrement de la route pour prendre appui contre le tronc d'un arbre afin de s'assurer de ne pas perdre l'équilibre. Puis elle focalisa son attention sur ce que percevait Lasthyr. Le soleil bleu, légèrement voilé ce jour-là, diffusait une lumière douce et onirique. Un vent tiède transportait des odeurs inconnues jusqu'à ses narines. Son corps, toujours assis sur le sofa, n'était traversé par aucune douleur, aucune tension. Le contact du tissu contre ses jambes et de la pierre sous ses pieds était ténu, presqu'imperceptible. Tout semblait léger, évanescent, et Léonor se délecta de cette sensation de liberté, comme si on l'avait soudain délivrée d'une enveloppe trop étroite. Elle soupira d'aise.
– Je suis prête, dit-elle.
– Bien.
Pendant quelques secondes, Léonor sentit la conscience de Lasthyr se rétracter dans un coin de sa tête qui lui était inaccessible, et lui échapper. Elle tenta de toutes ses forces de maintenir le lien. Elle avait l'impression d'agiter les mains en tous sens pour tenter de rester agrippée à un fil minuscule. Et lorsque la connexion se rétablit entièrement, la jeune fille ne put saisir que brièvement les restes du souvenir que la Valacturienne était allé chercher ; l'image d'une créature de petite taille dont les yeux immenses et uniformément noirs l'impressionnèrent.
– As-tu réussi à le voir ? interrogea Lasthyr.
– Pas longtemps, mais oui. Je pense en avoir vu assez pour tenter quelque chose.
– Parfait. Tu me raconteras. Ne t'inquiète pas, les Innimys sont de nature plutôt amicale.
– D'accord. J'essaierai bientôt.
Léonor allait fermer son esprit, mais Lasthyr la retint.
– Léonor ?
– Oui ?
– Je suis heureuse que tu ne m'en veuilles plus. Et de t'avoir parlé.
– Moi aussi, admit la jeune fille.
L'esprit de la Valacturienne se retira doucement du sien, laissant Léonor seule dans sa forêt.
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