Chapitre 4 - Deuxième partie

L'après-midi tirait sur sa fin lorsqu'elle vida la dernière goutte de la petite gourde qu'elle avait remplie le matin même. Une moue contrariée sur le visage, elle épongea son front en sueur du revers de sa main. Malgré la densité de la forêt et les ombres protectrices des grands chênes, Léonor n'était pas épargnée par la chaleur harassante de cette journée d'été. Le soleil implacable rendait les profondeurs de la forêt humides et étouffantes. Sa chemise de lin trempée de sueur et la bouche sèche, la jeune fille savait qu'elle devrait trouver de l'eau rapidement si elle ne voulait pas tomber d'épuisement. Elle avait marché sans interruption depuis le matin.

Heureusement, les cours d'eau pullulaient dans cette partie du duché. Une multitude de petits ruisseaux aux eaux claires couraient la forêt pour aller nourrir la Sève, le grand fleuve qui séparait la forêt occidentale de celle, plus éparse, qui s'étendait au sud. Léonor n'eut qu'à s'éloigner de la route et tendre l'oreille. Elle avança de quelques pas, guidée par le clapotis d'une eau joyeuse dont le chant à lui seul suffisait déjà à la rafraichir. 

À mesure qu'elle s'enfonçait dans la forêt, le bruit du courant se faisait plus important, et ce ne fut pas un petit ruisseau timide qui s'offrit à elle, mais une large rivière, vive et généreuse, bordée tantôt par d'immenses fougères verdoyantes, tantôt par des étendues de sable humide. Léonor laissa échapper un cri de joie. Elle s'agenouilla au bord de l'eau et plongea ses mains dans la rivière pour se désaltérer. Elle se débarrassa de son baluchon et commença à défaire les lacets de ses chaussures. Une bonne baignade s'imposait. Mais alors qu'elle faisait voler son soulier gauche sur la berge, laissant l'eau fraîche recouvrir ses pieds nus et chatouiller le bas de son pantalon, son sourire béat se figea en un rictus inquiet.

Un peu plus en aval, sur une petite plage dégagée, un groupe d'hommes et de femmes étaient occupés à établir un campement. A moitié dissimulés par l'importante végétation qui bordait la rivière, ils étaient jusque-là restés invisibles à l'œil de la jeune fille, et leurs voix rieuses avaient été camouflées par le chant de l'eau. Léonor s'accroupit à la hâte, laissant l'eau tremper ses vêtements.

L'avaient-ils remarquée ? Elle se mordit la lèvre, se maudissant intérieurement d'avoir aussi sottement baissé sa garde. Elle n'avait pas la moindre idée de qui étaient ces gens, peut-être des marchands, une famille en voyage, ou un groupe de nomades, mais elle n'en avait cure. Elle s'était promis de ne pas se faire remarquer avant d'avoir quitté les Sept-Forêts. Ce n'était pas le moment de prendre le risque de tomber sur une tête connue. Tant pis pour la baignade, elle allait déguerpir de là avant...

– Tu aurais peut-être dû penser à enlever ton pantalon avant d'aller dans l'eau. Ça va être une vraie galère pour le faire sécher, il fait tellement humide !

Elle s'immobilisa, jeta un coup d'œil derrière son épaule. Perché sur un imposant rocher, un jeune homme à la peau cuivrée et aux yeux rieurs la dévisageait. Il se tenait accroupi, ses bras nus tâchés par le soleil et ornés de bracelets de métal enlaçant ses jambes longues et fines comme des bâtons. Il appuya sa remarque par un clin d'œil taquin. Léonor n'avait toujours pas bougé. La surprise lui avait coupé le souffle quelques secondes, et elle ne sut que bafouiller :

– Je, euh... Je ne, enfin... Ce n'est pas...

Le garçon partit d'un rire joyeux, dévoilant deux rangées de dents d'un blanc éclatant. Ses cheveux bouclés en pagaille ondulèrent lorsqu'il jeta sa tête en arrière, hilare.

– On dirait une petite voleuse prise la main dans le sac !

– Je ne suis pas une voleuse ! s'indigna Léonor.

– Ah, tu as retrouvé ta langue. Je me doute bien que tu n'es pas une voleuse. Ou alors la voleuse la moins douée qu'il m'ait été donné de rencontrer.

D'un bond agile, il se propulsa hors de son rocher, atterrissant avec grâce sur ses jambes interminables. Il avait retroussé le bas de son pantalon jusqu'à mi-mollets et le sable s'enfonça légèrement sous ses pieds nus lorsqu'il s'avança. Léonor se redressa immédiatement et lui lança un regard méfiant, dont l'inconnu sembla s'amuser.

– Tu as plutôt l'air d'un petit chat effrayé et prêt à montrer les griffes. Tu essayes de fuir quelque chose ?

La jeune fille ne sut pas quoi répondre, déconcertée par cette question sans détour.

– Tu n'es pas obligée de me répondre, la rassura le garçon. Je sais reconnaître quelqu'un qui a des secrets, et dans notre famille, on n'est pas des gens curieux. On se fiche de savoir d'où tu viens, mais on n'a pas pour habitude de croiser la route de voyageurs sans leur proposer de partager un repas et un peu de compagnie.

Il s'approcha d'elle, la main tendue.

– Je m'appelle Nino. Acrobate, comédien, et musicien à mes heures perdues. On devrait bien s'entendre, ajouta-t-il en désignant d'un mouvement de tête la petite harpe de Léonor qui dépassait de sa besace. Et eux là-bas, c'est le reste de ma troupe.

– Une troupe de ... ?

– Artistes, comédiens, musiciens... Tous ceux qui savent captiver une audience ont leur place chez nous. Et tu t'appelles ?

La jeune fille accepta de serrer la main toujours tendue de Nino.

– Lé... Lévie.

– Heureux de te connaître, Lévie. Tu es seule ?

– Oui.

Le regard de Nino était empreint d'une lueur bienveillante, rassurante, et sa voix se fit plus douce lorsqu'il ajouta :

– Je suis désolé si je t'ai fait peur en te prenant par surprise.

– Ce n'est pas grave.

Léonor regagna la berge, gênée par ses vêtements trempés, et ramassa ses chaussures. Maintenant qu'elle y prêtait attention, les bruits de la joyeuse troupe qui établissait son camp lui parvenaient plus distinctement. Des rires d'enfants, des casseroles qui s'entrechoquaient, le crépitement d'un feu qu'on tentait d'allumer malgré l'humidité, des voix qui se hélaient... Et des hennissements.

Léonor se figea.

– Vous avez des chevaux ? interrogea-t-elle.

– Oui ! Des chevaux et des roulottes. Nous ne voyageons plus à pied depuis longtemps !

La jeune fille se tordit le coup pour tenter d'apercevoir les « quadrupèdes poilus » et sourit pour elle-même en se rappelant cette appellation incongrue. L'idée de rester dans les parages et de voler l'une de leur monture pendant la nuit l'effleura, mais elle se rabroua intérieurement. Elle l'avait dit au garçon ; elle n'était pas une voleuse.

– Tu as envie de te joindre à nous pour dîner ? demanda Nino.

Il l'observait toujours avec son regard rieur et brillant, et Léonor avait la sensation agaçante qu'il arrivait à lire en elle comme dans un livre ouvert.

– Je... ne suis pas sure.

– Tu n'as pas l'air de savoir si tu peux me faire confiance ou pas...

– Je ne te connais pas, répondit la jeune fille, de plus en plus décontenancée par la franchise abrupte du garçon.

– C'est vrai. Du coup je comprendrais si tu préfères rester seule. Je ne te force pas la main. Mais...

Il leva le menton et retroussa le nez, humant l'air comme un chien de chasse à l'affut.

– Tu sens ? Cette bonne odeur ?

Léonor sentit ses narines frémir sous les effluves alléchants de viande et d'herbes aromatiques qui parvenaient jusqu'à eux. Elle n'avait rien avalé d'autre que du bœuf séché depuis le début de la journée, et son estomac vide la trahit en émettant un gargouillis qui la fit rougir d'embarras. Nino retrouva instantanément son large sourire taquin.

– C'est le fameux ragoût de la Mère Balafrée. Un pur délice, expliqua-t-il.

– Je n'en doute pas.

– Tu as l'air affamée...

– Je n'ai pas mangé grand-chose, aujourd'hui, admit-elle.

– Je te promets qu'on ne te posera aucune question.

Léonor lui jeta un coup d'œil sceptique.

– Et on te trouvera sûrement des vêtements secs, ajouta-t-il avec un nouveau clin d'œil.

La jeune fille laissa un sourire timide se dessiner sur ses lèvres. Et finalement, elle acquiesça de la tête. Tout heureux, Nino lui fit signe de le suivre, d'un geste de la main enthousiaste.

Elle n'était pas franchement fière d'elle... Laisser ainsi ses bonnes résolutions au placard, dès la première rencontre sympathique ! C'était d'une imprudence sans nom.

Mais ce jeune garçon avait réussi à piquer sa curiosité, et à gagner sa confiance. Elle avait très envie de rencontrer cette troupe d'artistes - et de goûter à ce ragout qui faisait gronder son estomac vide de plus en plus fort. Son cœur lui disait qu'elle ne pouvait pas être en danger au milieu de gens... comme elle. Des musiciens. Des voyageurs. Elle savait que les artistes itinérants avaient l'habitude de se traiter ainsi lorsqu'ils se croisaient sur les routes : un accueil chaleureux, du partage, des rires, de l'entraide. De la confiance.

Tout irait bien. 

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