Chapitre 3 - Première partie

Par la fenêtre entrouverte, Elmande pouvait entendre le pas régulier des groupes de soldats qui patrouillaient dans l'enceinte du château et dans les rues d'Horenfort. Ce bruit répétitif lui apportait un peu de répit, un vague sentiment de sécurité. Les renforts avaient commencé à affluer peu de temps après le départ du convoi, et déjà la présence renforcée de soldats partout dans la ville semblait rétablir le calme. Les rixes se faisaient plus rares. Aucune attaque inquiétante ne lui avait été rapportée depuis celle du château. Mais peut-être n'était-ce qu'un bref répit, le temps pour les assaillants de s'organiser afin de contourner les nouvelles forces de l'ordre...

La Duchesse s'éloigna de la fenêtre. Lorsqu'elle se tourna vers le miroir pour réajuster sa coiffure, elle s'efforça de ne pas prêter attention à ses traits tirés et aux cernes profondes qui soulignaient ses yeux. Il lui semblait que de nouvelles rides s'étaient creusées sur la peau brune de son visage. Voilà plusieurs nuits qu'elle avait toutes les peines du monde à trouver le sommeil. 

Durant le jour, elle avait suffisamment de travail et de préoccupations pour berner son esprit, le détourner de la souffrance. Mais la nuit, l'absence de Briam et de leur fille emplissait le silence. Le vide dans son lit et dans son cœur la malmenait. Elle ne pouvait alors rien faire d'autre qu'accepter la douleur et attendre avidement le retour du jour et des distractions, aussi difficiles soient-elles.

Elle avala sans faim la moitié d'un gâteau aux pommes trempé dans une tasse tiède de thé noir épicé. Sa suivante, ces derniers jours plus que jamais, avait toujours la délicate attention de demander aux cuisines d'égayer ses plats et ses boissons en y incorporant quelques épices importées de Sessen. Leur arôme délicat et réconfortant était bien la seule chose qui l'incitait à manger. L'appétit, tout comme le sommeil, se faisait rare. 

Elle terminait de s'essuyer les doigts lorsqu'on frappa à sa porte.

– Qui est là ?

– Le lieutenant Kelen demande audience, Madame la Duchesse, lui répondit la voix timide d'un jeune page.

– Bien. Qu'il me rejoigne dans le cabinet du Duc.

Elmande jeta un dernier coup d'œil à son miroir avant de quitter ses appartements. Depuis qu'elle était seule à Horenfort, elle préférait recevoir les rapports des officiers dans le cabinet privé de son époux, délaissant l'austérité de la salle du conseil. Elle ne prêtait aucune attention au malaise que cela occasionnait chez ses interlocuteurs. Le souvenir du Duc qui flottait dans la pièce la réconfortait.

Elle arriva devant la porte en même temps que le lieutenant. Dès qu'il l'aperçut, il se mit au garde-à-vous, et répondit à son « Bonjour, lieutenant » par un solennel hochement de tête, le « Mes hommages, Madame la Duchesse » d'usage, et un claquement de talons. Il obéissait à la lettre aux directives du protocole et Elmande en soupira de lassitude.

– Repos, lieutenant Kelen, ordonna-t-elle. Je suis trop fatiguée pour les manières militaires.

– Bien, Madame.

– Du nouveau, lieutenant ? s'enquit-elle en ouvrant la porte du cabinet.

Elle maintint le battant d'une main et l'incita à entrer de l'autre, avec un geste de la tête qui l'invitait à prendre place sur un siège. À l'évidence, Kelen n'était pas encore habitué aux manières familières de la Duchesse. Il lui lança un bref regard décontenancé et elle le rassura d'un sourire.

– Du nouveau, oui, Madame, répondit le lieutenant en s'exécutant d'une démarche hésitante. Au sujet de l'identité de l'assassin de feu Monsieur le Duc.

Elmande haussa un sourcil intrigué.

L'homme qui avait péri la veille dans les geôles du château était demeuré un véritable mystère jusque-là. Personne ne le reconnaissait, personne n'était capable de poser un nom sur ce visage hâve. Et comme il était resté désespérément muet durant les quelques jours de son emprisonnement, on ignorait toujours son identité. 

Sa façon-même de mourir avait été difficile à cerner ; on l'avait retrouvé mort asphyxié, et les physiciens d'Horenfort, malgré leurs examens, n'avaient pu en déterminer la cause. Contre tout attente, il aurait semblé que l'homme avait cessé de respirer de son propre chef. Les savants s'accordaient à dire que c'était impossible, néanmoins Elmande n'en était pas convaincue ; depuis que cet homme avait été libéré de l'être des ténèbres qui avait pris possession de lui, il n'avait ni mangé, ni bu, ni parlé. Son souffle était la seule chose qui le maintenait encore en vie, et la Duchesse n'était pas surprise que sa volonté de respirer ait fini par le quitter également.

Un frisson la parcourut en songeant à cet homme dont l'âme semblait avoir déserté le corps en même temps que l'être noir. C'était un destin qu'elle ne souhaitait à personne. Pas même à celui qui avait volé la vie de son époux.

– La piste du tatouage a donc été fructueuse ? demanda-t-elle en reportant son attention sur le lieutenant.

– Absolument, Madame. Maître Icari, l'artiste tatoueur, s'est montré coopératif. Il nous a révélé tout ce que nous voulions savoir.

La veille, en examinant le cadavre de l'assassin, le physicien avait découvert sur sa poitrine, juste au niveau du cœur, une petite spirale tatouée.

Le tatouage était un art nouveau dans les Montsombres. Cette pratique avait été pendant des décennies, voire des siècles, l'apanage du Duché des Lacs-Blancs. Tradition ancestrale dans ce coin du Royaume, elle était utilisée pour distinguer les marins explorateurs de la Haute Mer du Sud et chasseurs de baleine. Le tatouage était pour eux une marque de courage et de grands exploits, une décoration que l'on arborait fièrement. Depuis quelques années, cette pratique s'était étendue dans les autres duchés. Il n'y avait pas plus de deux saisons qu'un premier et unique artiste tatoueur s'était installé à Horenfort.

Kelen était allé le cueillir devant sa boutique dès les premières lueurs de l'aube.

– Icari se souvient parfaitement avoir réalisé ce tatouage, rapporta le lieutenant. Ce n'était pas la première fois qu'on lui demandait de peindre un symbole religieux, loin de là, mais cette spirale c'était une première.

– Le symbole de l'Esprit du Vent et des Tempêtes, murmura Elmande Le plus colérique et imprévisible des Esprits. On peut dire que c'est de bon ton...

– En effet, Madame.

– Vous a-t-il dévoilé son nom ?

– Absolument. Il l'a retrouvé dans son registre sans aucun problème. Il s'agit de Petir Meillonce. Un homme d'une trentaine d'années qui n'avait pas grande réputation. Il passait beaucoup de temps à la taverne. Bagarreur, solitaire, sans ambition...

– Je vois. Un homme qui n'a rien à perdre, en somme. Une recrue de choix pour les Serviteurs.

– Un homme facile à sacrifier, renchérit Kelen.

– Vous avez pu interroger son entourage, lieutenant ?

– Pas encore. Je tenais à venir vous apprendre le nom de l'assassin de votre époux avant de poursuivre.

Elmande baissa le regard vers les mains qu'elle avait croisées sur ses genoux. Elle s'aperçut qu'elle les avait crispées et s'efforça de détendre ses articulations.

Petir Meillonce. Elle avait cru que mettre un nom sur le visage anonyme qui avait égorgé son époux lui causerait une vive émotion, quelle qu'elle soit. Un sursaut de haine, un élan de dégoût, un vain désir de vengeance. Ou peut-être au contraire un semblant de satisfaction. Mais rien de tout cela. Ce nom n'était rien, cet homme n'était rien. Et surtout, cela ne changeait rien. Elle soupira.

– Je vous remercie d'avoir pris le temps de me tenir informée, lieutenant.

– Je vous en prie, Madame. C'est le moins que je puisse faire.

– Pensez-vous que l'entourage de cet homme pourra nous rapprocher de la secte ?

– Nous l'espérons, Madame. À ce sujet, Icari nous a donné une autre information capitale. Le jour où il s'est fait tatouer, Petir était accompagné par ce qui semblait être un ami. Ou en tout cas, un compagnon de beuverie. Ambroise Vary, l'apprenti forgeron de Maître Guimbert.

Elmande marque un temps d'arrêt. Ce nom ne lui était pas inconnu. Il lui fallut cependant quelques instants pour se remémorer où elle l'avait déjà entendu ; Lopaï l'avait mentionné lors d'un rapport. C'était le jeune homme qui s'était lié d'amitié avec Sami Parr, le garçon qu'il faisait surveiller, et qui avait paru suspect aux yeux du capitaine. Il n'avait malheureusement pas eu le temps d'approfondir ses recherches et de confirmer ses soupçons. La Duchesse fronça les sourcils en demandant :

– Est-il sûr de l'avoir reconnu ?

– Absolument certain. Ce garçon faisait déjà partie de ses clients, il s'était fait tatouer une empreinte de patte d'ours sur le dos il y a trois mois. Icari m'a semblé complètement sûr de lui, Madame. J'irai moi-même chez le forgeron dès que je serai sorti d'ici afin de questionner le jeune Vary, conclut le lieutenant.

– Bien, apprécia la Duchesse. Espérons qu'il se montrera aussi coopératif que son tatoueur.

– J'en doute, Madame. Mais nous saurons nous montrer persuasifs.

Elmande acquiesça d'un signe de tête.

Le lieutenant se releva et se fendit d'un salut formel, lui lança un regard hésitant lorsqu'il se remémora son commentaire sur les manières militaires, puis se hâta de quitter la pièce.

Elmande l'imita sans se presser et referma la porte du cabinet avec délicatesse. À pas lents, elle s'engagea dans le couloir, pensive. Par deux fois, le nom de cet Ambroise Vary s'était imposé au cours de leurs investigations. Cela ne pouvait être une simple coïncidence. Ce garçon serait peut-être l'élément qui les mènerait vers les Serviteurs, peut-être détenait-elle enfin le nom de l'un des ces adorateurs aliénés et sanguinaires. 

Une violence froide parcourut ses veines à l'idée de se retrouver face à lui. Elle inspira doucement, s'obligeant à demeurer patiente et maîtresse d'elle-même. Rien ne lui indiquait encore que ce jeune homme serait si facile à attraper. Peut-être même faisait-il partie des dizaines d'anonymes qui avaient péri dans les attaques du Divinaire et du château. 

Identifier les corps n'avait pas été une mince affaire. La plupart des assaillants, hommes et femmes de tout âge issus du petit peuple d'Horenfort, leur étaient inconnus. Une masse de figures anonymes dont l'identité se perdait dans la foule compacte que formait, aux yeux des dirigeants, la population des grandes cités. Aucune famille ne les avait réclamés, n'avait cherché à savoir si les dépouilles correspondaient à des proches disparus. La peur et la honte avaient laissé ces inconnus brûler sur les bûchers funéraires, sans cérémonie, sans prière, et sans adieu.

Quant aux quelques prisonniers, ils s'étaient tous murés dans un silence qu'aucune menace, aucun coup ne parvenait à briser. L'enquête pour découvrir qui se cachait derrière les foulards rouges avait ainsi piétiné durant de trop nombreux jours. Ces deux premiers noms représentaient pour Elmande une nouvelle lueur d'espoir. Pourtant elle rongeait son frein ; elle était plus qu'impatiente de découvrir qui était à l'origine de cette idéologie absurde et avait commandité l'assassinat de Briam. Elle avait parfaitement conscience que des êtres ténébreux avaient probablement exacerbé les émotions et les desseins déjà trop sombres de ces fanatiques, mais elle n'en avait cure. Elle veillerait personnellement à ce que ces hommes poussent leur dernier souffle devant son regard triomphant.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top