Chapitre 3 - Deuxième partie
Au bout du couloir, elle déboucha sur la galerie voûtée qui surplombait le grand hall. Elle s'approcha du garde-fou, laissa courir son regard en contrebas.
« Il faudra demander à Sirgil de faire refaire le sol du grand hall », songea-t-elle avec amertume.
Les traces du combat y étaient encore visibles. Malgré tous les efforts fournis pour nettoyer à grande eau le sol maculé, les dalles imprégnées de sang semblaient ne pas vouloir se défaire de ce douloureux souvenir. De larges traces noirâtres venaient encore marbrer les pierres claires.
Elmande prit soin de ne pas laisser son œil s'attarder sur l'endroit où Briam s'était effondré. Elle focalisa son attention sur les traces de sang qui zébraient les marches du grand escalier, le sang qu'elle-même avait fait couler, et y puisa un fade réconfort.
Elle ne parvenait toujours pas à comprendre comment les membres de cette secte infernale avaient pu se retourner ainsi contre leur Duc, alors qu'ils partageaient la même foi. Briam avait toujours été un fervent pratiquant de l'Anima.
Quelle folie s'était donc emparée de ces hommes ?
Les gardes qui avaient survécu à l'attaque lui avaient rapporté dès le lendemain les paroles prononcées par les assaillants, entre deux coups d'épée. Ils accusaient le Duc d'être trop laxiste, d'avoir toléré dans son duché une religion venue des ténèbres, une fausse foi qui mènerait l'humanité à sa perte. Selon leur logique tordue, il méritait donc de mourir. "Seul le sang versé peut nous laver de nos péchés", avaient-ils clamé.
Voilà ce qui avait poussé la secte à une telle violence. Un fanatisme poussé à l'extrême, mû par la peur, la haine et l'ignorance.
Elle allait quitter la galerie lorsque les bruits d'un remue-ménage dans les cuisines l'interpellèrent. Des voix se hélaient, des vociférations angoissées et des pas précipités résonnaient. Elle s'engagea dans les escaliers et s'approcha du couloir au pas de courses. Bientôt les cris indistincts se muèrent en dialogue duquel perçait un affolement général.
– Il n'a rien à faire ici ! s'exclama quelqu'un. Qu'on le conduise à l'hôpital, mais je ne veux pas de ça dans mes cuisines !
– Ne soyez pas idiote, Sybille ! Vous voyez bien qu'il est mal en point !
– Des linges propres, vite, vite ! Appuyez sur la plaie, il faut arrêter l'hémorragie !
– Faites appeler un médecin !
Elmande accéléra le pas et manqua de bousculer Sirgil qui sortait du couloir précipitamment, hagard, les mains et la tunique recouvertes de sang.
– Juste Ciel, Sirgil ! s'exclama la Duchesse avec un brusque mouvement de recul. Que se passe-t-il ?
– Oh, Madame la Duchesse, j'aurais préféré que vous ne soyez pas mêlée à cette affaire. Vous avez bien suffisamment d'ennuis comme cela.
– A qui appartient le sang sur vos mains Sirgil, répondez-moi !
La Duchesse sentait les serres d'une angoisse sourde s'enrouler autour de sa gorge. L'odeur du sang et les cris angoissés la ramenèrent brutalement une semaine en arrière, et les échos fantômes des lames qui s'entrecroisaient résonnèrent un instant à ses oreilles. Elle secoua la tête pour les faire taire, serra les mâchoires.
– C'est celui d'un jeune garçon, Madame, qui s'est présenté aux grilles du château dans un état désastreux, expliqua l'intendant. Recouvert de sang, des bleus et des plaies plein le visage. Il implorait les gardes de le laisser entrer, il tenait à peine debout... J'étais moi-même en pleine conversation avec le jardinier à ce moment-là, Madame, et je me suis dépêché d'aller à sa rencontre. J'espérais le convaincre d'aller trouver de l'aide ailleurs, de se rendre à l'hospice.
– Pourquoi l'avez-vous donc amené ici ? s'étonna Elmande.
– Il est tombé inconscient dans mes bras, Madame, je n'ai pas eu le cœur de l'abandonner sur le parvis...
– Bien sûr, bien sûr. Vous avez bien fait. Savez-vous de qui il s'agit ?
– Non, Madame, son visage est tellement abîmé que j'aurais bien du mal à le reconnaitre. Mais peut-être...
L'intendant parut hésiter un instant. Juste le temps pour la Duchesse d'afficher son regard inquisiteur le plus ferme.
– Il vous réclamait, Madame, en réalité.
– Il me réclamait ? répéta-t-elle, incrédule.
– Dans ses balbutiements, avant de tomber inconscient, je l'ai clairement entendu me supplier d'aller vous chercher. J'ai cru qu'il délirait. Mais peut-être...
Sans la moindre hésitation, Elmande s'engouffra dans le couloir menant aux cuisines. Elle croisa une première domestique, chargée d'un baquet d'eau rempli de linges détrempés et rougis par le sang. La surprise de croiser la Duchesse dans ce couloir fut telle qu'elle s'arrêta trop brutalement, secouant dangereusement l'eau souillée. Elle oublia même la révérence d'usage. Elmande réalisa qu'elle n'avait jamais mis les pieds dans cette partie du château auparavant. Elle ne savait même pas laquelle de ces portes menait aux cuisines et se serait probablement perdue dans le dédale de couloirs étroits si les cris angoissés ne l'avaient pas guidée si aisément. Ignorant les regards interloqués et les courbettes polies des quelques domestiques qui s'écartaient sur son passage, elle se présenta dans l'embrasure de la porte.
Le jeune garçon était étendu sur la table centrale, toujours inconscient. Une femme replète coiffée d'un fichu crasseux, qui devait être la nouvelle cuisinière, passait un chiffon humide sur le front ensanglanté de l'adolescent. La chemise du garçon avait été arrachée et l'un des gardes de la grande porte, un colosse aux mains larges comme des massues, appuyait sur une plaie à l'abdomen avec un linge qui déjà dégorgeait de sang.
– Combien de temps faut-il au médecin du château pour accourir quand on le lui demande ? s'impatienta-t-il.
Il essuya d'un coup d'épaule maladroit la sueur qui perlait à ses tempes.
Personne n'avait encore remarqué la présence de la Duchesse. Lorsqu'elle fit un pas supplémentaire à l'intérieur de la pièce, la cuisinière leva enfin le nez, les sourcils froncés. Elle s'attendait sûrement à devoir rabrouer un subordonné un peu trop curieux, et resta bouché bée en découvrant Elmande. Elle se releva précipitamment et esquissa une révérence hasardeuse en bafouillant :
– M'dame la Duchesse ! Qu'est-ce que... Je veux dire... Mes hommages, M'dame.
– Tranquillisez-vous, la rassura Elmande. Sirgil m'a informée que ce jeune homme a demandé à me voir avant de s'évanouir. Je viens m'assurer qu'il ne s'agit pas de quelqu'un de ma connaissance.
– Oh, ça m'étonnerait bien, Madame ! s'indigna la cuisinière dont le visage s'était empourpré. Il n'y a qu'à jeter un œil à ses guenilles pour s'apercevoir qu'il fait partie du petit peuple, comme nous ! Il ne peut pas faire partie de vos connaissances, M'dame.
Ignorant ses protestations, Elmande contourna le soldat qui s'évertuait toujours à ralentir l'hémorragie et s'approcha du visage tuméfié de l'adolescent. Son œil droit violemment enflé se noyait sous des teintes sombres de bleu et de violet. Une plaie purulente déformait sa joue gauche et le sang avait plaqué ses cheveux de jais derrière son oreille. Son nez cassé et ses lèvres fendues terminaient de déformer le visage presque méconnaissable.
Mais Elmande n'avait pas besoin de voir les traits de cette figure juvénile. Elle reconnaissait cette tignasse épaisse et la ligne de ce menton volontaire.
– Aedam Parr, murmura-t-elle.
Le jeune garçon qui leur avait prouvé leur loyauté en leur dévoilant les toutes premières informations sur les Serviteurs des Grands Esprits gisait là, du haut de ses quatorze ans, au bord de la mort. Elmande en avait le cœur retourné.
Nul besoin d'une fine enquête pour deviner qui se cachait derrière cette violence inouïe. La secte devait avoir eu vent de sa trahison et n'avait pas hésité à frapper. Elmande s'aperçut que sous le sang et les contusions se dissimulaient les traces d'une séquestration plus longue ; marques de liens aux poignets et aux chevilles, plaies plus anciennes qui avaient commencé à cicatriser, vêtements sales et odorants... S'en prendre ainsi à un garçon à peine sorti de l'enfance la laissait sans voix, en proie aux prémices d'une rage indicible.
Elle saisit la main inerte du jeune garçon, et s'aperçut avec horreur que certains de ses ongles avaient été arrachés. Ignorant un bref sentiment de dégoût à la vue de ces plaies incrustées de sang séché et de poussière, elle serra avec tendresse les doigts blessés dans les siens.
À quelles autres immondes tortures ce pauvre enfant avait-il été soumis ? Depuis combien de temps ? Avait-il réussi à s'enfuir, ou l'avait-on intentionnellement laissé s'échapper ?
La cuisinière et le soldat observaient leur maîtresse sans chercher à masquer leur surprise. Elmande les regarda tour à tour.
– Ce jeune homme est Aedam Parr. Il nous a délivré d'importantes informations au sujet des Serviteurs des Grands Esprits, au péril de sa vie. Lorsque le médecin et Sirgil reviendront, transmettez-leur mon ordre : qu'ils installent Aedam dans une chambre de l'aile ouest, sous bonne garde, et que tout soit fait pour lui sauver la vie.
– Bien, Madame., acquiescèrent-ils en cœur.
Après un dernier regard pour l'adolescent, Elmande quitta les cuisines.
Elle n'aurait pu imaginer jusqu'alors que sa détermination à stopper cette secte puisse se faire plus grande. À tort. La colère bouillonnante qui remuait ses entrailles s'enflammait d'une indignation nouvelle et commençait à prendre le pas sur le chagrin. Elle s'accrocherait à cette rage de toutes ses forces, y puiserait toute l'énergie nécessaire.
Jusqu'à ce que justice soit faite.
***
Le lieutenant Kelen ressortit de l'atelier de Maître Guimbert en se massant la nuque. Il réfléchissait.
Le forgeron, débordé, n'avait pas eu beaucoup de temps à lui accorder. Suffisamment malgré tout pour lui apprendre l'essentiel ; son apprenti, Ambroise Vary, ne s'était pas présenté au travail depuis trois jours. Ses parents ignoraient également où il se trouvait, même s'ils ne paraissaient pas s'en inquiéter outre mesure.
« De mauvais gens plus intéressés par le fond de la bouteille que par leur progéniture », avait-il commenté.
Il n'avait pas eu l'air enclin à lui délivrer plus d'informations que cela. Sans son apprenti, le travail avait pris du retard, il ne fallait pas lambiner. Kelen n'avait pas insisté, comprenant qu'il n'y avait rien de plus à tirer de cet homme trop affairé, si intensément plongé dans sa besogne qu'il semblait à peine au courant des événements qui secouaient la ville.
Affublé des trois soldats qu'il avait amenés en renforts, il reprit la route du château, désappointé. L'idée de se présenter devant la Duchesse après cette déconvenue ne l'enchantait guère. Il s'en voulait de lui avoir donné de faux espoirs en lui dévoilant cette piste trop tôt. Il aurait dû attendre.
Au détour d'une rue, il tomba nez à nez avec les deux soldats qu'il avait renvoyés chez l'artiste tatoueur, une heure plus tôt. Sur une intuition subite, il avait ordonné qu'on réquisitionne ses registres. Il souhaitait établir une liste de tous les individus qui s'étaient fait tatouer sur le corps un symbole religieux de l'Anima, quel qu'il soit, sur ces derniers mois. Peut-être que les soumettre à un interrogatoire leur permettrait de dénicher d'autres membres des Serviteurs. Mais les deux soldats se présentaient les mains vides, le visage livide et le front trempé de sueur.
– Lieutenant Kelen, le salua un officier. L'artiste tatoueur est mort, lieutenant. Un coup de dague en plein cœur. Et la langue arrachée. Les registres ont disparu...
Kelen ne répondit pas et fronça les sourcils. La secte les avait pris de vitesse. Un cri de gorge rauque et puissant accompagna son poing qui se fracassait sur la porte en bois la plus proche. Il n'avait jamais supporté l'échec.
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