Chapitre 22 - Première Partie

Les buissons épineux lacéraient leurs jambes et déchiraient leurs vêtements. Léonor avançait à grandes enjambées sans s'en inquiéter, Meben inconscient sur son épaule, Énith sur les talons. Portée par la force rassurante de Lasthyr, elle ne ressentait plus ni fatigue ni douleur, malgré sa blessure et les épines enfoncées dans sa chair comme mille et une minuscules aiguilles. Elle s'efforçait de tracer un passage plus facile à emprunter pour son amie, qui la suivait la tête basse. Léonor se retournait régulièrement pour s'assurer qu'elle tenait la cadence. Énith progressait sans prononcer un mot, le visage impassible et les yeux vides, mettant un pied devant l'autre comme un somnambule.

Léonor se focalisa sur les ténèbres des bois face à elle. Les bruits des combats s'étaient tus depuis longtemps, personne ne semblait s'être lancé à leur poursuite. Pour le moment. Mais tant qu'elles en auraient la force, elles avanceraient.

L'obscurité de la forêt ne l'effrayait pas. Peut-être parce que, à l'autre bout de sa conscience, Lasthyr elle aussi marchait d'un pas soutenu et déterminé, dans un long couloir baigné de la puissante lumière bleue de la Naée. Devant elle, deux de ses congénères encadraient un Valacturien au mains rassemblées dans le dos, maintenues entre elles par un lien invisible, comme celles d'un prisonnier. Les pensées de Lasthyr étaient agitées. En elle se mêlait une foule d'émotions qu'elle n'avait pas l'habitude de côtoyer. Colère, incompréhension, regrets. Honte.

Léonor continuait sa progression, incapable de détacher son regard de celui du Valacturien qui tournait le dos à Lasthyr. Elle s'efforçait malgré tout de maintenir son allure, et surtout de ne pas foncer tout droit dans un arbre. Elle parvenait de mieux en mieux à mêler leurs deux sensations, et la puissance que la Valacturienne insufflait en elle semblait renforcer encore son acuité.

C'est lui ? demanda-t-elle, bien qu'elle connût déjà la réponse.

Oui. C'est lui.

Alistar ?

— Alistar.

Qui est-il ?

Lasthyr ne répondit pas immédiatement, cherchant ses mots.

C'est une question à la réponse plus complexe qu'il n'y parait. Je te conseille de patienter encore un instant. Nous nous rendons au Valatrium où se tient une Assemblée exceptionnelle.

Une Assemblée ?

Je l'ai convoquée en urgence. J'exigerai qu'Alistar y soit jugé à la hauteur des actes immondes qu'il a commis. J'y exposerai tout ce qu'il y à savoir sur lui et ses actions. Tu comprendras tout.

D'accord.

Elle sentit une vague d'appréhension envahir Lasthyr, juste avant qu'elle n'ajoute :

D'avance, Léonor, je tiens à te demander pardon. J'espère que ta colère ne sera pas trop grande.

Ces mots la surprirent tant qu'elle perdit sa concentration quelques instants, juste assez pour que le tronc d'un acacia se dresse sur son passage avant qu'elle ne puisse l'éviter. L'impact fut amorti par les jambes de Meben qu'elle tenait en travers de son torse, mais le choc la fit tituber.

— Qu'y a-t-il ? s'inquiéta Énith d'une voix éteinte.

— Rien, je... j'ai été distraite.

— Oh non !

Sur ce cri, Énith se précipita vers elle et agrippa le corps de Meben pour le faire descendre de son épaule. Alors seulement Léonor réalisa que sa chemise était trempée de sang. La suture avait cédé pendant leur fuite.

Elles l'allongèrent à même le sol sur un lit de mousse. Son visage était si blême qu'il paraissait presque translucide sous la lueur pâle de la lune. Énith leva vers son amie un regard éperdu.

— Il a perdu trop de sang ! Il va mourir, Léonor, il faut faire quelque chose !

Léonor tâta la gorge de Meben tandis que son amie portait un doigt sous son nez. Le cœur battait encore faiblement, son souffle timide restait régulier. Léonor lâcha un petit soupir de soulagement.

— Demande à Lasthyr d'aller chercher un Alanya, s'il te plait, supplia Énith.

La Valacturienne répondit sans attendre.

Je ne peux pas quitter l'Assemblée avant même que l'audience ait débuté. Cette affaire doit être réglée maintenant.

Nous ne pouvons pas laisser Meben mourir sans rien faire.

Je vais demander une intervention. Nous ne sommes pas guérisseurs, mais nous pourrons certainement le garder de la mort un certain temps.

Léonor rapporta ces paroles à son amie, déchira un pan de sa chemise et lui demanda de maintenir le tissu fermement contre la plaie. Énith s'exécuta, les larmes aux yeux.

Au même moment, Lasthyr et ses compagnons pénétraient dans une salle suffisamment grande pour accueillir plusieurs centaines de Valacturiens. Les murs nacrés étaient gravés de symboles circulaires d'où irradiait une lueur de la même teinte azur que celle de la Naée, comme s'ils reflétaient les rayons de l'astre nocturne. Une foule compacte de Valacturiens se tenait déjà dans les gradins, prête à recueillir les témoignages de Lasthyr et Alistar qui prenaient place au centre de la salle.

À côté d'elle dans la Forêt Épineuse, Énith s'allongeait près de Meben, posant sa tête épuisée contre l'épaule de son ami inconscient. Léonor posa une main aussi réconfortante que possible sur la sienne qui ralentissait tant bien que mal les écoulements de sang.

— Repose-toi tant que j'observe les Valacturiens. Nous sommes en sécurité, cachés derrière les buissons.

Léonor n'en était pas si certaine, mais elle sentait que son amie n'avait pas la force de rester alerte.

Devant Lasthyr, au milieu de la multitude de ses semblables qui, aux yeux de Léonor, représentait une masse indistincte, un Valacturien à la voix profonde prit la parole :

— Que signifie cette convocation précipitée, Lasthyr ? Et pourquoi nous amènes-tu Alistar ainsi ligoté, comme un vulgaire malfrat d'un peuple sous-développé ?

— Je vais prendre le temps de tout vous expliquer, mon cher Thol. Mais avant cela j'ai une requête urgente à vous soumettre. La jeune humaine avec laquelle je partage un lien précieux, dont vous avez tous ici eu vent j'en suis certaine, est en ce moment-même en grand danger. Elle est pourchassée par des hommes violents. L'un de ses proches amis est aux portes de la mort, par la faute de l'un des nôtres. Alistar, que j'amène aujourd'hui devant vous, a pris possession de son corps afin de le manipuler tel un vulgaire pantin. L'humain en est ressorti brisé et mortellement blessé.

Un murmure de désapprobation parcourut l'Assemblée.

— Avant de vous relater les faits, j'exige que nous leur portions secours. C'est le moins que nous puissions faire.

— Et comment suggérez-vous que nous nous y prenions, Lasthyr ? Nous ne maîtrisons pas la guérison à distance, ni la téléportation...

— En utilisant l'Alchème. Nous pouvons créer une brèche dans leur espace-temps.

— Une manipulation des plus délicates...

— ... que nous avons déjà réalisée, à bien plus grande échelle. Je vous demande juste d'isoler ces trois humains de leur temporalité, le temps de notre Assemblée, afin que je puisse m'y dédier tout entière plutôt que m'échiner à les protéger par moi-même.

Trois Valacturiens se levèrent à leur tour.

— Nous allons nous en charger, Lasthyr. Donne-nous leur nom et leur localisation.

— Léonor, Énith et Meben, dans la Forêt Épineuse au sud des Sept-Forêts, dans le Royaume de la Tétrade.

— Cela devrait nous suffire.

— Merci. Hâtez-vous.

Alors que les trois Valacturiens quittaient la salle au pas de course, Lasthyr reporta son attention sur l'Assemblée et débuta l'exposition des faits. Elle raconta à l'ensemble de ses congénères les débuts de sa relation avec Léonor, alors que celle-ci venait de subir une étrange tentative d'empoisonnement, et les trois autres attaques qu'elle avait subies à la suite de celle-ci. Elle leur relata les questionnements qui subsistaient autour du père de Léonor, de sa relation avec un Valacturien, ainsi que sa mort plus que suspecte.

— Lorsque j'ai compris que c'était l'un des nôtres qui était à l'origine de ces agressions, qui utilisait les humains comme de simples outils afin d'assouvir son désir de vengeance, j'ai débord été profondément heurtée à l'idée qu'un Valacturien puisse agir de cette façon, à l'encontre de tout ce qui nous est cher, de nos valeurs et de nos convictions les plus profondes. Et tout de suite, mes pensées se sont portées sur Alistar. Je n'avais aucune preuve et ai mis du temps avant de réussir à le démasquer. Mais son lien profond avec l'humanité faisait de lui le suspect idéal.

Son lien avec l'humanité ? Léonor fronça les sourcils. Lasthyr lui avait maintenu à plusieurs reprise qu'aucun Valacturien depuis plus de mille ans n'avait eu de lien avec les humains. De quoi donc parlait-elle ?

L'être vert qui avait pris la parole en premier rétorqua de nouveau :

— Alistar est l'un des nôtres depuis un millénaire et s'est toujours conduit en parfait Valacturien. Rien n'indique qu'il subsiste en lui une quelconque trace de son humanité.

— C'est ce que j'ai longtemps cru également. Mais je me suis trompée, et Léonor en a fait les frais. Elle se trouve en ce moment-même dans une situation des plus critiques à cause de mon excès de confiance envers les nôtres, envers nos choix, nos actes. Au moment où je vous parle elle est dans mon esprit, elle voit à travers mes yeux et entend par mes oreilles. Elle est confuse alors, si vous le permettez, je vais lui présenter Alistar et vous remémorer à tous quels sont ses origines.

Léonor était de plus en plus perplexe. Assise en tailleur au milieu des ajoncs, elle avait bien plus conscience de la foule de Valacturiens aux regards braqués sur elle et Lasthyr que sur la végétation hostile qui l'entourait dans la nuit. Pourtant, des bruits de mouvement commençaient à se faire entendre dans les bois non loin d'eux. Énith ne réagit pas. Les yeux à demi-clos, la tête contre le torse de son ami, elle semblait dans un état de torpeur qui la clouait au sol. Les bruits de pas se rapprochaient, se voulaient discrets mais venaient briser le silence profond de la nuit. Le cœur de Léonor se mit à battre la chamade ; dans un instant, ils leur tomberaient dessus.

Lasthyr, chuchota-t-elle dans son esprit, paniquée.

Ne t'inquiète pas. Mes amis vont faire le nécessaire. Bientôt vous serez en sécurité.

Elle avait à peine prononcé ses mots que le paysage autour de Léonor se brouilla. La brise fraîche de la nuit disparut, les sons s'étouffèrent, le temps se suspendit. Léonor percevait toujours la végétation autour d'elle, mais un épais voile semblait s'être interposé entre eux et le monde. Elle observa les soldats de Sienne déboucher des fourrés, épées maculées de sang au poing, le regard attentif. Ils paraissaient si loin, comme s'ils appartenaient à une autre réalité. Leurs silhouettes troubles passèrent juste à côté d'elle sans la frôler, sans la voir. Léonor n'entendait plus que le son de son propre souffle, saccadé, effrayé. Les soldats poursuivirent leur vaine recherche et s'enfoncèrent dans les bois sans leur accorder la moindre attention.

Léonor et Lasthyr lâchèrent au même moment un soupir soulagé. Il s'en était fallu de peu.

Tu remercieras tes amis pour moi, souffla Léonor.

Je n'y manquerai pas.

Elle baissa le regard vers Meben. Sous le pan de tissu trempé de rouge, le sang qui l'instant d'avant continuait de suinter de la plaie s'était figé. Elle-même ne ressentait plus non plus l'écoulement poisseux de sa propre blessure au bras.

Comment est-ce...

Le temps a été suspendu. Il n'y a plus pour vous ni d'avant, ni d'après.

Je vois.

Cela vous protègera le temps que l'on trouve une meilleure solution.

Léonor réalisa alors que Lasthyr s'était rapprochée du dénommé Alistar et lui faisait face. Comme tous ses semblables, la créature verte avait un long cou et un visage fin, une peau à la couleur irradiante et mouvante, des yeux dorés sans pupille qui semblaient plonger dans l'éternité. Léonor sentit son souffle se dérober, saisie de frayeur et d'incompréhension. Voilà donc l'être qui avait tant cherché sa mort. Elle aurait voulu lui hurler ses questions et sa colère, mais contint ses émotions avec douleur, laissant Lasthyr poursuivre ses explications.

— Léonor, dit-elle tout haut, voici Alistar. D'apparence il est un Valacturien comme les autres, incarné il y a un millier d'années, évoluant parmi nous avec la même dévotion envers notre tâche que nous tous ; guider les Autres Mondes vers une évolution plus juste, plus saine, portée par le savoir et l'amour. Pourtant, il est différent. Et jusqu'alors, nous n'avions pas conscience que sa différence importait tant. Vois-tu, l'âme Alistar n'a pas fait le choix, éclairé et volontaire, de s'incarner à Valacturie. Son âme, avant de nous rejoindre, ne se trouvait pas dans l'état de grâce de celles qui ont rejoint le Grand Tout. Non. Son âme était dans un corps humain.

Léonor ne bougeait pas d'un pouce, absorbée par les paroles de Lasthyr et par le regard pénétrant qu'Alistar dardait sur elle. Il restait désespérément impassible, ne parlait pas, n'affichait aucune expression. Tout comme elle, il écoutait, il attendait. Un silence pesant s'était abattu sur la salle, jusqu'à ce que Lasthyr poursuive :

— Léonor, je te présente Alistar, fils unique de votre défunt Roi Rodrich l'Aigle, héritier légitime de votre Royaume.

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