Chapitre 22 - Deuxième Partie

Un murmure désapprobateur parcourut l'Assemblée, visiblement gênée de la façon dont Lasthyr présentait ce Valacturien. Thol se leva de nouveau :

— Cette identité n'est plus la sienne depuis des siècles !

— C'est pourtant ce qu'il est, au fond de lui.

Pour la première fois, Alistar détourna ses yeux dorés et remua légèrement les épaules, visiblement mal à l'aise.

— Vois-tu, Léonor, lorsque les peuples avancés dont nous faisons partie ont contré les folles offensives du Roi Rodrich et décidé de bannir l'humanité, un problème s'est posé à nous : que faire de son héritier ? De son fils unique ? Âgé de quinze ans, orphelin de mère, il était à la fois une âme innocente et un élément gênant dans notre volonté de modifier l'Histoire et la mémoire humaines. Laisser l'héritier de Rodrich, même avec de nouveaux souvenirs et une nouvelle identité, nous semblait bien risqué. Jouer avec le temps et l'Histoire n'est jamais aussi définitif que l'on pourrait l'espérer. Des résidus de l'ancien monde nous ont échappé ; comme par exemple, ton don et celui de ton père, Léonor. Vous avez hérité d'une magie, la télépathie, qui aurait dû disparaître il y a mille ans et qui a refait surface dans votre famille, pour une raison qui nous échappe. Nous ne pouvions prendre le risque qu'un résidu de mémoire se réveille au sein de la descendance de Rodrich. Les conséquences auraient été terribles.

Léonor était suspendue à ses lèvres, tout comme le reste de l'Assemblée qui semblait découvrir cette histoire pour la première fois. Ou peut-être les Valacturiens faisaient-ils face à un choix qu'ils n'avaient pas voulu reconsidérer depuis fort longtemps.

Lasthyr poursuivit tout en déambulant au centre de la salle :

— Alors que faire ? Le tuer ? Comme je te l'ai dit, les Valacturiens ne tuent pas. C'est une abomination à laquelle nous nous refusons. Il n'est du ressort d'aucune créature vivante de décider de renvoyer un âme incarnée dans le Grand Tout. Alors, après de longues délibérations, une seule issue nous a paru louable et raisonnable : permettre à l'âme d'Alistar de nous rejoindre à Valacturie, de s'incarner ici dans notre monde, de poursuivre son existence parmi nous jusqu'à ce qu'il décide de repartir.

Lasthyr reporta son regard sur Alistar, qui la dévisageait avec un visage toujours aussi neutre.

— Nous ne lui avons pas ôté ses souvenirs. Nous avons considéré que changer de corps était une épreuve suffisamment lourde. Nous espérions qu'en le traitant comme l'un des nôtres, qu'en lui donnant accès à nos savoirs et nos sagesses, son humanité se dissiperait rapidement. Qu'il comprendrait nos décisions et deviendrait pleinement l'un des nôtres. Pendant mille ans c'est ce que nous avons cru. Fiers de notre choix que nous considérions comme noble, nous avons pensé avoir fait à Alistar un cadeau inestimable en lui offrant la possibilité de vivre parmi nous. Je sais, maintenant, que nous nous sommes fourvoyés.

Vous l'avez désincarné de son corps humain de force.

Oui.

Ça s'appelle le tuer.

Non, c'est...

Si, Lasthyr. Appelle ça comme tu veux si tu veux te rassurer. Mais vous avez arraché son âme à son existence humaine. Vous avez joué aux dieux. Que son âme se trouve à Valacturie ou dans le Grand Tout, quelle différence ? Vous l'avez tué.

Lasthyr se tut, se figea, et à travers ses yeux Léonor posa un regard complètement différent sur le Valacturien qui lui faisait face. Elle avait presque de la peine pour lui, malgré tout ce qu'il lui avait fait subir. Comment avait-il vécu sa transition forcée ? Qu'avait-il bien pu ressentir alors ? Elle ne pouvait qu'imaginer que, malgré la sérénité qui était l'apanage habituel des Valacturiens, il avait dû subir une tempête émotionnelle indicible, qu'aucun de ses semblables ne pouvait imaginer. Il avait dû se sentir désespérément seul.

Malgré tout, elle ne comprenait toujours pas. Pourquoi avait-il voulu la tuer ? S'il devait ressentir de la colère envers quelqu'un, cela aurait dû être envers les Valacturiens ! Prise d'un élan subi, mue par la volonté de comprendre cet être mystérieux qui restait résolument muet, elle décida de tenter ce que Lasthyr faisait parfois avec elle-même ; pousser sa conscience plus en avant dans le corps de l'autre pour lui commander. Puisant dans l'énergie de la Valacturienne, elle élança son esprit dans l'être éthéré et parvint à faire bouger ses lèvres minces :

— Pourquoi as-tu voulu me tuer ?

Cette simple phrase lui avait demandé un effort colossal. Elle reprit une distance raisonnable avec le corps de Lasthyr, qui resta impassible devant son intrusion impulsive. Ce ne fut pas le cas des autres Valacturiens. Lorsqu'ils comprirent que Léonor avait utilisé le corps et la voix de leur semblable, une rumeur outrée s'éleva de l'Assemblée.

— Vous laissez l'humaine agir à travers vous ?

— C'est intolérable ! Impensable !

— Ce lien que vous partagez a pris bien trop de place !

Lasthyr les fit taire d'un simple mouvement de la main, ne prenant même pas la peine de leur répondre. D'un regard noir, elle leur fit comprendre qu'elle n'avait pas à leur demander d'approuver quoi que ce soit ; elle ne faisait qu'appliquer leur fameux libre-arbitre qui leur était si cher.

La rumeur se calma peu à peu, et Lasthyr planta de nouveau ses yeux dans ceux d'Alistar, dans l'attente d'une réponse.

— Léonor t'a posé une question, fit-elle.

— J'ai entendu.

La voix d'Alistar n'était qu'un murmure. De nouveau il remua les épaules, gêné par le lien qui lui entravait les mains. D'un ton un peu plus ferme, il poursuivit en s'adressant directement à Léonor :

— Ce n'était rien de personnel. Je ne te connais pas. Mais ton don de télépathie qui te lie à nous est une erreur qu'il fallait corriger. Qu'il fallait éliminer. Lorsque ton père s'est lié à moi pour la première fois...

— C'était donc toi qui lui parlais ?

Léonor laissait Lasthyr retranscrire ses questions à voix haute. Elle n'avait plus la force de s'imposer en elle.

— Oui. Les premiers temps, j'ai été heureux de retrouver un lien avec l'humanité que j'avais perdue depuis si longtemps. Et puis, très vite, j'ai réalisé le danger que cela représentait. Ton père voulait nous rencontrer. Prouver qu'il n'était pas fou. Il était prêt à tout pour rétablir notre lien avec les humains. Cela ne m'était pas tolérable. L'humanité est source de trop grandes souffrances, dont j'ai moi-même fait les frais.

— Ce sont les Valacturiens qui t'ont fait souffrir, Alistar. Pas nous. Ils ont décidé pour toi, t'ont ôté ton libre-arbitre tout en se félicitant de te faire le plus généreux des cadeaux. Leur hypocrisie est à l'origine de ta douleur.

Alistar secoua la tête de gauche à droite pour rejeter cette idée, tandis qu'une clameur indignée s'élevait dans l'Assemblée. Les mots de Léonor que Lasthyr retranscrivait de façon brute semblait révéler chez eux des émotions qui ne leur étaient pas familière. Personne ne parlait jamais d'eux de cette façon-là.

— Les Valacturiens n'ont fait que réagir aux actes terribles des humains. De mon père. C'est lui qui a causé toute ma souffrance. C'est lui, et la bassesse de ses impulsions trop humaines. Une fois l'épreuve de ma transition passée, j'ai trouvé à Valacturie une sagesse, une bienveillance, une paix que je ne pensais même pas possible d'espérer. Jamais je ne tolèrerai qu'un humain vienne mettre cela en péril. C'est pour cela que tu devais mourir, Léonor.

— Comment faisais-tu pour me trouver alors que nous ne partageons aucun lien ? Grâce à ma chanson ?

— Oui, d'une certaine façon. Lorsque j'ai éliminé ton père, je me suis douté que sa fille hériterait du même don que lui. Tu n'étais qu'une enfant à ce moment-là, ta faculté ne s'était pas encore déclarée. Grâce à l'Alchème, j'espérais pouvoir influencer ton esprit afin d'être celui avec qui tu te lierais lorsque l'heure serait venue. Je n'ai pas réussi. Du moins, pas complètement. Mais j'ai pu créer une infime connexion, une façon pour moi de savoir lorsque ton don se révèlerait ; à chaque fois que tu parles de nous, le son de ta voix résonne en moi. Je n'ai qu'à me rendre à l'Alchème et suivre ta voix pour te localiser, et trouver un humain près de toi qui me servira de canal.

C'est quoi, l'Alchème, exactement ? questionna Léonor en aparté. Je ne comprends toujours pas...

C'est un lieu dans lequel circulent toutes sortes d'informations sur l'Univers, répondit Lasthyr. Lorsque nous nous y trouvons, notre esprit se retrouve connecté au Grand Tout, à son savoir, à ses infinies possibilités. En fondant notre énergie à la sienne, nous sommes capables de suivre ces informations, et parfois de les modifier. D'accéder au temps, à l'espace, au tangible et à l'intangible.

Je vois... Enfin je crois. En tout cas, je comprends pourquoi tu ne voulais pas m'y emmener. Je n'aurais pas été capable de supporter le flot de savoir qui s'y trouve, n'est-ce pas ?

Exactement.

Lasthyr reporta de nouveau son attention sur Alistar, et reprit la parole :

— Alistar, tu avoues donc devant tous les Valacturiens réunis ici avoir utilisé nos savoirs, nos pouvoirs, nos facultés, notre connexion au Grand Tout, pour manipuler des êtres humains et les tuer. Non seulement les deux télépathes, mais également tous ceux que tu as utilisés comme pantins pour arriver à tes fins.

— Mon intention n'était pas de leur nuire, mais...

— Mais ton intrusion a brisé leurs esprits. S'ils ne sont pas morts, c'est tout comme.

Il baissa les yeux.

— C'était indispensable. J'ai voulu protéger Valacturie de ceux qui autrefois étaient mes semblables. Mes vieux souvenirs me disent, plus qu'à aucun autre Valacturien, de quoi sont capables les humains. J'ai échoué. Et pour cela, je demande pardon à l'Assemblée.

Il releva la tête, et ses yeux dorés bouillonnèrent de colère.

— Tu dois mettre un terme à cette relation insensée avec l'humaine, Lasthyr ! Tu vas nous mener à notre perte !

Lasthyr l'ignora ostensiblement, se retournant vers son audience.

— Voyez mes chers amis, quel être torturé nous avons créé ! Quelles souffrances nous avons imposées à cette âme humaine qui n'était pas destinée à joindre un peuple comme le nôtre... Il clame vouloir nous garder de la violence des humains, mais c'est lui qui la mène à nous en agissant de la sorte !

— Qu'essaies-tu de nous faire comprendre Lasthyr ? interrogea le dénommé Thol. S'il y a quelque chose que nous devons retirer de tout ceci est que la barbarie humaine fait partie intégrante de leur âme et qu'ils sont capables du pire, même après avoir passé mille ans à nos côtés, même une fois imprégnés de nos sagesses.

— Nos sagesses ? répéta Lasthyr. Il me semble, Thol, que c'est une notion que nous devons remettre en question. Nous nous félicitons sans ménagement de ne pas être soumis aux mêmes émotions violentes et aliénantes que les humains. Pourtant depuis qu'ils nous ont attaqués il y a mille ans, nous nous laissons guider par notre rancœur, notre aversion. Nous outrepassons notre rôle en jouant aux Dieux, en manipulant des âmes comme celle d'Alistar. Nous sommes devenus condescendants et orgueilleux. Lorsque nous choisissons de laisser l'humanité périr dans d'atroces souffrances plutôt que prendre le risque de nous exposer de nouveau à ses faiblesses, faisons-nous réellement preuve de sagesse ? Ou plutôt d'égoïsme ? Où sont passés notre amour, notre compassion, notre empathie ? S'il y a une chose que nous devons retenir de cette histoire, mes amis, ce sont les conséquences désastreuses de nos propres erreurs. Nous n'aurions jamais dû décider ainsi du sort de l'âme d'Alistar. Ni même du sort de l'humanité.

Un silence accablé accueillit ses paroles. Léonor était impressionnée ; le puissant discours de Lasthyr l'avait ébranlée, son corps tout entier était parcouru d'un frisson irrépressible. Une furieuse volonté de vivre l'avait secouée. De vivre, d'aimer, de chanter, de célébrer, de festoyer... Une chose était claire en elle désormais ; la violence des basses émotions humaines était proportionnelle à l'intensité de leurs joies. Mille choses méritaient d'être sauvées, et la puissance de l'amour humain en était une.

L'Assemblée gardait toujours obstinément le silence. Chaque Valacturien semblait méditer sur les mots percutants de Lasthyr. Celle-ci décida de laisser son discours mûrir dans les esprits de ses semblables, de leur permettre d'intégrer toute l'ampleur de la situation. Elle conclut :

— Je vous laisse délibérer. Les humains ont encore besoin de moi pour contacter un Alanya.

Elle abandonna Alistar au milieu de la foule, leur laissant le soin de décider quoi faire de lui, et quitta la pièce d'une démarche chaloupée.

Que va-t-il se passer, maintenant ? interrogea Léonor tandis que la Valacturienne s'engouffrait dans l'interminable couloir.

Je l'ignore.

Une profonde fatigue s'empara soudain de Léonor. Elle réalisa, avec un soulagement tel qu'elle aurait pu en pleurer, qu'elle était enfin libérée de l'angoisse perpétuelle d'une nouvelle attaque. Que son assassin avait été démasqué. Qu'elle était en sécurité.

Enfin, presque, songea-t-elle avec amertume en baissant le regard sur ses amis.

Les paupières d'Énith étaient toujours baissées, sa tête appuyée contre l'épaule de Meben. Ils avaient l'air à la fois si paisibles, et si tourmentés.

Les chances de survie de Meben étaient minces, et l'état de choc dans lequel se trouvait Énith l'inquiétait grandement. Ils étaient seuls, perdus au milieu de la Forêt Épineuse, recherchés par la garde de Sienne, sans savoir ce qu'il était advenu de leurs compagnons. La situation n'était pas glorieuse. Léonor aurait voulu retrouver suffisamment de courage pour chercher des solutions, mais elle était à bout de forces.

Repose-toi, lui conseilla Lasthyr. Je m'occupe de Meben. Nous vous garderons en sécurité aussi longtemps que possible.

Léonor acquiesça en silence. Elle s'allongea près de ses amis et laissa la Valacturienne s'éloigner de sa conscience avec douceur. Elle réalisa alors à quel point l'énergie de Lasthyr l'avait maintenue alerte tout ce temps, et à quel point son corps était au bout de ses capacités. Une faiblesse cotonneuse s'empara de ses muscles, de chacune des fibres de son être. Elle poussa un grognement de déplaisir en se rappelant la vulnérabilité de son humanité, juste avant d'être happée par les ténèbres. 

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