Chapitre 21 - Première Partie

Accroupi entre les buissons, Mikel progressait lentement, s'efforçant de rester le plus silencieux possible. Son corps tout entier vibrait d'une exaltation qu'il n'avait pas ressentie depuis trop longtemps ; voilà des mois qu'il s'était englué dans une routine de patrouilles barbantes. Il avait bien besoin d'un peu d'action, s'il ne voulait pas finir par rouiller complètement.

Derrière lui, son jeune acolyte avait abandonné sa rengaine râleuse pour adopter une attitude solennelle et appliquée. Lui aussi paraissait apprécier la fin de la monotonie des longues patrouilles, prêt à en découdre.

Dès leur retour à Sienne, ils avaient rapporté la situation au capitaine de la garde, ne tarissant pas de mots pour exprimer leur inquiétude vis-à-vis de l'état déplorable du Sage. La décision de leur supérieur ne s'était pas fait attendre ; il les avait renvoyés sur le champ dans la Forêt Épineuse, leur intimant l'ordre de surveiller les faits et gestes de cette curieuse troupe d'étrangers. Pendant ce temps, il rassemblerait au plus vite une vingtaine de soldats qui resteraient postés à l'orée du bois en attendant un signe de leur part. Au moindre mouvement suspect envers le Sage, Mikel et Ari ne devaient pas hésiter à venir solliciter les renforts.

Les deux soldats prenaient leur mission très à cœur et, soucieux de ne pas avoir donné l'alerte en vain, en venaient presque à espérer que la situation dérape afin d'avoir l'occasion de croiser le fer.

L'aîné gardait le poing serré autour de son arc, à l'affût du moindre mouvement suspect qui aurait justifié d'y encocher une flèche.

Le murmure de la rivière qui s'écoulait en contrebas de la clairière leur annonça la proximité probable du campement. Mikel aurait voulu accélérer l'allure, persuadé que le clapotis de l'eau couvrirait suffisamment le bruit de leur progression laborieuse, mais Ari lui saisit la manche pour le stopper. Agitant la main près de son visage, le jeune soldat lui faisait signe de tendre l'oreille. Une voix d'homme, grave et profonde, murmurait des paroles inintelligibles qui se mêlaient à l'écho régulier du clapotement de l'eau. Après avoir accordé à son acolyte un hochement de tête reconnaissant, Mikel osa passer un œil au-dessus des buissons de ronces afin d'apercevoir l'auteur de ces murmures.

C'était le grand prêtre à la tenue clinquante. Il se tenait debout au milieu de la rivière. L'eau lui arrivait jusqu'aux genoux et trempait les pans de sa robe noire, qui ondulaient derrière lui au rythme du courant. Un jeune homme aux cheveux roux lui faisait face, les yeux fermés. Son visage rendu blafard par les rayons éclatants de la pleine lune affichait une expression calme et déterminée. Il semblait attendre, dans une attitude de soumission.

Il n'en fallut pas beaucoup plus à Mikel pour comprendre qu'il assistait à une cérémonie de la Nouvelle Religion. Il fronça ses épais sourcils, sentant la vague familière de la haine monter en lui. Ces hérétiques n'avaient rien à faire ici, souillant de leurs rituels maudits l'Eau pure et bienfaitrice de la rivière. Ses doigts se serrèrent un peu plus fort autour du corps de son arc, résistant à l'impulsion de leur transpercer le crâne de l'une de ses flèches. Il se maîtrisa. Il était un soldat aguerri, non un mercenaire.

Le prêtre poursuivait ses chuchotements incompréhensibles. Il se baissa soudain pour recueillir l'onde entre ses mains et la verser sur le crâne du jeune homme. Puis il enserra ses doigts autour de son visage, traçant à l'aide de son pouce des symboles invisibles sur la peau de son front. Mikel frissonna.

Sorcellerie, songea-t-il.

Il se remémora les rumeurs qui circulaient au sujet du Culte, des bribes d'horreurs que l'on se racontait au sein du peuple et de l'armée. Des histoires de sombre magie, d'asservissement des fidèles et de pouvoirs maudits. Certains les considéraient comme de pures inventions, seulement bonnes à entretenir la haine et à faire trembler les plus sensibles. Mikel, lui, y croyait dur comme fer. Il n'y avait qu'à voir l'aura lugubre et terrifiante qui se détachait de ce prêtre en noir.

Celui-ci s'était tu et avait collé son front contre celui du garçon roux. Avec un malaise grandissant, Mikel se promit qu'il ne les quitterait pas des yeux une seule seconde avant d'être certain qu'ils ne représentaient aucun danger.

****

Les voix joyeuses des soldats se mêlaient à celle de Léonor pour entonner une festive chanson populaire. Énith riait aux éclats tandis que la musicienne tournoyait autour du feu avec sa petite harpe. Quelques verres de vin sucré lui avaient rosi les joues et, malgré la nuit déjà bien entamée, elle ne semblait pas prête à faire taire son enthousiasme.

Énith baissa le regard sur son propre verre encore à moitié plein et en fit tanguer le contenu qui luisait sous les rayons lunaires. Elle y trempa les lèvres, savourant le goût liquoreux du vin, regrettant de ne pouvoir se laisser aller à la même insouciance que son amie. Lorsque celle-ci, un peu plus tôt, lui avait soumis l'idée d'égayer la soirée de quelques chansons et bouteilles de vin, elle avait accepté avec enthousiasme, espérant qu'une atmosphère enjouée lui permettrait de chasser ses pensées moroses et sa fatigue. Mais encore une fois, ses lourdes responsabilités se rappelaient à elle, l'empêchant de s'abandonner à l'ivresse. Elle poussa un soupir las. Ses yeux se portèrent sur Mordan qui chantait joyeusement avec ses camarades. Il ne s'en aperçut pas et ne croisa pas son regard.

Pouvait-elle se rapprocher de lui sans éveiller de soupçon ? Ou sans paraitre trop entreprenante ? Elle mourait d'envie d'attirer son attention. De profiter de l'agitation de la fête pour lui voler un second baiser dans l'obscurité de la nuit.

Elle ferma les yeux, s'efforça de faire reculer le feu qui embrasait sa poitrine, et se rabroua intérieurement. La parenthèse de leur étreinte, aussi délicieuse qu'elle fût, ne devait pas se reproduire. Elle ne voulait pas prendre le risque de lui causer des ennuis, ou de s'en attirer à elle-même. Elle devrait se contenter du souvenir de ce baiser volé, aussi frustrant que ce fût.

Elle soupira, se maudissant intérieurement d'être aussi raisonnable.

S'apercevant soudain que le capitaine Lopaï s'était éloigné du reste du groupe, elle posa son verre au sol et se leva pour le rejoindre. Il déambulait entre les tentes, le regard fixé sur l'obscurité de la forêt.

— Capitaine ? l'appela-t-elle.

— Je ne fais qu'une petite ronde, Mademoiselle. Ne vous en faites pas.

— Quelque chose vous inquiète ?

Il lui lança un bref coup d'œil avant de reprendre son observation obstinée des ténèbres.

— Rien ne vous échappe, s'amusa-t-il. J'ai cru entendre quelque chose bouger dans les buissons.

Inquiète, Énith l'imita et scruta les profondeurs de la forêt. On ne distinguait presque rien au-delà des premiers arbustes ; la dense végétation formait une masse sombre que même la lueur de la lune ne pouvait pénétrer. Elle se sentit soudain prise d'une curieuse angoisse.

— Sûrement un animal, ajouta Lopaï comme pour la rassurer. Ne vous en faites pas, Mademoiselle. Vous pouvez retourner vous amuser.

— N'hésitez pas à demander à quelques soldats d'aller sonder les abords de la forêt. Mieux vaut être trop prudent que pas assez.

Le capitaine n'eut pas le temps de répondre ; un bruissement de branches et de feuilles se fit entendre à quelques pas de leur emplacement, les faisant sursauter. Meben et Johol s'extirpèrent des buissons. Ils étaient comme toujours en grande conversation et ne les remarquèrent même pas.

— Ah vous voyez, fit Lopaï. Ce n'étaient que nos camarades. Je me suis inquiété pour rien.

Énith hocha la tête, rassurée pour de bon. Elle était ravie que Meben ait terminé sa cérémonie avant la fin de leur petite fête. Peut-être qu'un verre de vin partagé les aiderait à renouer leurs liens. Elle n'osa cependant pas interrompre sa conversation avec le prêtre, qu'elle continuait d'éviter autant que possible. Alors que le capitaine s'éloignait, poursuivant sa ronde de routine, elle continua de les observer à la dérobée. Ils marchaient tranquillement côte à côté, se rapprochant de la tente de Johol. Celui-ci se tut un instant, observa la petite fête qui se déroulait près du feu et afficha son habituel rictus de mépris.

Énith fut soulagée de comprendre qu'il ne se joindrait pas à eux. Le prêtre était trop odieux pour savoir apprécier la moindre manifestation de joyeuse camaraderie. Tant pis pour lui.

Elle reporta un instant son attention sur ses compagnons. Le Sage Talmir était assis sur une petite chaise au milieu des soldats et affichait un sourire ravi. Cette ambiance chaleureuse semblait lui avoir rendu un peu de joie et de vitalité, et Énith s'en trouvait soulagée. Elle n'était pas certaine qu'il parvienne à destination en un seul morceau, alors que chaque journée de chevauchée lui paraissait plus éprouvante que la précédente.

Léonor terminait une chanson au rythme endiablé sous les applaudissements de ses camarades. Essoufflée, elle s'installa près du Sage avec un sourire et s'accorda un instant de répit avant d'entamer la mélodie d'une douce balade, ramenant un peu de calme dans les esprits échauffés.

Énith fit quelques pas pour les rejoindre, s'apercevant que Meben avait souhaité une bonne nuit au prêtre du Culte et s'avançait également vers le groupe. Mais elle se figea soudain, interloquée.

Quelque chose clochait. Les lueurs du feu et de la lune éclairaient le visage de Meben, dont l'expression était froide, fermée, crispée. Johol lui avait-il dit quelque chose pour le contrarier ?

— Meben ? appela-t-elle pour attirer son attention.

Il l'ignora. Son regard était vissé sur leurs camarades, qu'il dévisageait sans sourciller. Sa démarche était raide, ses bras immobiles tendus le long du corps. Énith fronça les sourcils, ne reconnaissant pas l'attitude habituelle de son ami.

Il s'arrêta près de ses affaires posées en tas près de sa tente, probablement pour se défaire de sa tenue de cérémonie. Mais il se contenta d'attraper sa ceinture et d'en tirer le poignard qui y était accroché.

Affolée, Énith suivit le regard déterminé de son ami et son cœur manqua un battement.

Léonor.

Ensuite, tout s'enchaîna trop vite. Elle voulut crier pour prévenir son amie, mais le bruit d'un mouvement au milieu des buissons la fit sursauter. Elle se retourna, juste à temps pour voir un arc jaillir des fourrés. Une flèche fendit l'air, se dirigeant droit sur Meben.

— Non ! hurla-t-elle.

Son cri mourut en un hoquet étouffé lorsque, d'un mouvement sec de la main, sans même prendre la peine de se retourner, Meben fit dévier la trajectoire de la flèche qui alla se perdre dans la forêt.

Sans plus s'inquiéter de l'origine du projectile, Énith se précipita en avant dans l'espoir d'arrêter le Valacturien qui avait pris possession de son ami. Meben s'était mis à courir et il fondit sur Léonor. La musique mourut, les cris retentirent, le Sage tomba à la renverse. Sans réfléchir, Énith se jeta sur Meben. 

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