Chapitre 21 - Deuxième Partie

Léonor avait entendu le cri de son amie et comprit les intentions de Meben juste à temps. Lorsqu'il se jeta sur elle, poignard en avant, elle esquiva le coup à la dernière seconde. La lame lui entailla l'intérieur du bras et elle s'écroula sur le dos, sous un Meben au regard doré et à l'expression enragée. Alors que Léonor se débattait tant bien que mal, Énith attrapa le poignet de Meben et passa son bras autour de sa gorge pour le faire lâcher prise. Mais sa tentative fut balayée par la force du Valacturien qui, d'un coup d'épaules, relâcha une onde d'énergie d'une telle puissance qu'Énith et tous les soldats qui les entouraient furent projetés dans les airs. Paniquée face à une telle démonstration de force, Léonor appela :

Lasthyr !

La Valacturienne s'engouffra en elle en un rien de temps et repoussa le jeune homme avec violence. Mais il ne recula que de quelques pas, à peine sonné.

Qu'as-tu fait à ton corps ? s'écria Lasthyr, désemparée. Il ne réagit qu'à moitié !

J'ai juste un peu bu.

Enfin, Léonor, tu n'es pas...

Concentre-toi, au lieu de me faire des remontrances !

Les soldats s'étaient relevés et tentaient d'arrêter Meben. Mais il les repoussait les uns après les autres d'un vulgaire geste de la main. Les soldats retombaient lourdement au sol, sonnés, voire inconscients. Il afficha soudain une mine agacée, fatigué d'être ainsi ralenti. D'un mouvement de doigts, il fit voler une dague qui s'arracha de son fourreau pour aller trancher la gorge de son propriétaire, puis se planter dans l'œil de son voisin. Les soldats encore debout se figèrent, terrorisés, n'osant plus s'interposer. Léonor reculait en rampant sur le sol sans quitter Meben des yeux, ignorant le sang qui suintait le long de son bras.

Il va tous nous tuer !

Lasthyr ne lui répondit pas. À Valacturie, elle courait aussi vite que possible à travers les interminables couloirs nacrés, avec une seule idée en tête.

L'Alchème. Alistar.

Lasthyr, tu sais qui c'est ? Tu sais où il est ?! LASTHYR !

Meben se précipitait de nouveau sur elle. La Valacturienne commanda aux membres de Léonor et, d'un geste, fit venir le poignard dans sa propre main. Soulagée d'avoir quelque chose avec lequel se défendre, Léonor serra les doigts autour de son arme et voulut frapper. Meben esquiva sans mal, immobilisa ses poignets et lui fit lâcher prise. La Valacturienne repoussa une nouvelle fois son agresseur, qui ne fit que tanguer en arrière.

Comment peut-il être aussi puissant ? s'inquiéta Léonor en se remettant sur ses pieds pour tenter de fuir.

Mais elle avait à peine fait quelques pas qu'elle sentit une force phénoménale la tirer en arrière. Son corps fendit les airs et elle retomba sur le dos, aux pieds de Meben, le souffle coupé. Elle suffoqua, tandis qu'il se jetait sur elle pour enserrer ses mains autour de son cou.

Elle chercha l'air. Sa poitrine se soulevait en vain, ses membres s'agitaient vainement.

Non, non, pas encore une fois...

Dans un coin de son esprit, elle comprit que Lasthyr avait atteint l'Alchème et quittait son esprit pour y pénétrer sans elle. Elle se sentit affreusement abandonnée.

Mais soudain le regard de Meben se voila, son emprise sur sa gorge perdit en intensité. Elle espéra alors de toutes ses forces que Lasthyr avait débusqué le Valacturien, lui faisant perdre un peu de sa concentration. Elle frappait Meben aussi fort que possible. Sa vue commençait à se brouiller quand, enfin, quelqu'un agrippa le corps du jeune homme pour le tirer en arrière. Meben se retourna avec un grognement de rage et projeta Lopaï à travers le camp.

Léonor avala une grande goulée d'air, se retourna à quatre pattes. Meben s'était relevé et avait l'air désorienté. Il tituba légèrement avant de se reprendre, d'empoigner la jeune fille pour la remettre sur ses pieds. Il fit venir une arme dans sa main et voulut frapper, mais une larme courbée vint se mettre sur sa trajectoire.

Énith.

Malgré son regard hésitant, elle avait dégainé ses armes pour la défendre. De nouveau Léonor sentit la poigne de Meben perdre en intensité. Elle en profita pour se dégager d'un coup d'épaule et rejoindre Énith. Leurs regards se croisèrent, paniquées et soulagées à la fois. Le corps de Meben tanguait, comme si le Valacturien délaissait son emprise sur lui. Léonor remercia Lasthyr intérieurement.

— Que se passe-t-il ? demanda Énith dans un souffle.

— Lasthyr l'a trouvé, je crois. Elle essaye de l'arrêter. Je ne sais pas comment, elle est dans un lieu où je ne peux pas la suivre.

— Meben... Comment... Comment la protection a-t-elle été levée ?

La voix d'Énith n'était qu'un murmure parcouru de chagrin. Mordan les rejoignit soudain, secouant la tête et se massant la nuque, comme s'il venait de reprendre conscience après un choc. Combien de soldats étaient morts, ou inconscients ? Elle n'en avait pas la moindre idée mais ne voulait pas quitter Meben des yeux.

Celui-ci semblait reprendre une contenance.

— Il faut l'arrêter avant qu'il ne retrouve toutes ses forces, déclara Mordan.

— Nous ne pouvons pas le blesser ! rétorqua Énith d'une voix désespérée.

— Nous n'aurons peut-être pas le choix.

Léonor entendit un sanglot secouer son amie. Elle-même savait qu'au fond, le blesser ne changerait pas grand-chose ; Meben serait probablement brisé par l'emprise du Valacturien sur son esprit. Les chances pour qu'il survive étaient quasiment nulles, mais elle devinait qu'Énith n'était pas prête à faire face à l'évidence.

Alors que le corps de Meben se stabilisait et que son regard doré retrouvait de l'éclat, Mordan fondit sur lui et le plaqua au sol. Le Valacturien n'eut qu'un geste à faire pour se libérer. Le corps de Mordan retomba lourdement sur le sol à quelques pas de là. Sonné, le soldat s'efforçait tant bien que mal de se relever mais, sans attendre, Meben reporta son attention sur Léonor. De sa main droite il attira une dague. De sa main gauche tendue en avant il appela le corps de la musicienne qui, sans pouvoir lutter, se sentit propulsée en avant. Il l'empoigna par le col et Léonor ferma les yeux, prête à accueillir le coup fatal. Mais rien ne vint. Elle entendit un hoquet surpris, sentit les doigts autour du col de sa chemise de détendre, et ouvrit les yeux. Le visage de Meben grimaçait de douleur et son regard doré s'était éteint.

Énith avait franchi les quelques pas qui les séparaient et sa lame se trouvait enfoncée dans l'abdomen de son ami. Sa main couverte de sang tremblait, son visage baigné de larmes était déformé par une expression d'horreur.

Le corps de Meben s'effondra. Énith retira sa lame et hurla :

— Vite ! Vite, qu'on apporte un linge, de quoi arrêter l'hémorragie ! Vite, il faut le sauver !

Léonor restait figée, ne sachant que faire, spectatrice impuissante face à la détresse d'Énith. Agenouillée près de son ami inerte, celle-ci s'efforçait vainement d'arrêter le sang qui jaillissait de la plaie et s'écoulait entre ses doigts. Le Sage Talmir et le capitaine s'approchèrent, firent tout leur possible pour lui venir en aide. Énith sanglotait, se répandait en excuses.

— Meben, pardon ! Je suis désolée. Pardon. Pardon.

Retrouvant enfin l'usage de ses jambes, Léonor se pencha au-dessus de son amie et posa les mains sur ses épaules.

— Énith, laisse-les faire. Tu trembles trop. Le Sage va s'occuper de la blessure.

Déjà Talmir avait entrepris de dévêtir Meben afin de dévoiler l'étendue des dégâts et d'éponger le sang. Les quelques soldats qui étaient revenus à eux affluaient petit à petit, apportaient leur aide, de l'eau chaude, des linges propres, de quoi effectuer une suture d'urgence.

— Énith, viens, insista Léonor. Tu ne peux rien faire, viens.

Elle se releva en hoquetant et laissa Léonor la conduire quelques pas plus loin.

— Il respire encore, souffla Énith entre deux sanglots. Il respire, je ne l'ai pas tué. Il va s'en sortir.

— Énith, il...

— Je sais ce que tu vas dire, mais non. On trouvera un moyen. On trouvera un moyen de le ramener. Demande à Lasthyr, s'il te plait.

— Je n'arrive pas encore à l'atteindre.

Elle avait beau essayer de tendre sa conscience vers Lasthyr, la Valacturienne gardait son esprit fermé à double tour. Léonor faisait tout son possible pour rester concentrée sur la scène qui se déroulait devant ses yeux et sur la détresse de son amie, refusant de laisser ses pensées émettre des hypothèses sur ce qui se tramait à Valacturie. Lasthyr avait réussi à stopper l'agresseur et s'occupait de lui dans l'Alchème. C'était tout ce qui lui était acceptable d'envisager pour le moment.

Léonor passa les bras autour du corps tremblant de son amie, cherchant à la calmer autant qu'à se rassurer elle-même dans cette étreinte. Les deux jeunes filles restèrent ainsi l'une contre l'autre quelques instants, jusqu'à ce que l'agitation autour de Meben s'apaise.

Finalement, le Sage Talmir s'approcha d'elles avec une expression inquiète. La bure et les mains souillées du sang du jeune homme, il tenta malgré tout de se montrer rassurant.

— Je ne crois pas que des organes vitaux aient été atteints. Il pourrait peut-être s'en remettre, mais la plaie est profonde. Il lui faudrait des soins appropriés.

— Nous devons l'emmener à Sienne au plus vite, déclara Énith.

— Ça irait sûrement plus vite de demander à Lasthyr de prendre contact avec un Alanya, contesta Léonor.

— Plus vite ? On ne peut pas en être sûres tant que tu n'arrives pas à te lier à elle. Je ne peux pas attendre sans savoir...

Léonor hocha la tête, ne comprenant que trop bien que rester passive à attendre sans rien faire était trop lui demander à l'heure actuelle. Elles se rapprochèrent de Meben, près duquel le capitaine Lopaï, Mordan et Johol étaient agenouillés et conversaient à voix basse. Le prêtre avait fini par sortir de l'abri de sa tente, une fois certain qu'il n'y avait plus aucun danger.

— Capitaine, commença Énith. Nous devons immédiatement transporter Meb...

Le son d'une flèche qui fendait l'air lui coupa la parole. Une plainte de douleur jaillit de la bouche de Mordan lorsqu'elle lui transperça l'épaule, suivie par une deuxième qui manqua de peu le crâne de Johol.

Avant qu'ils ne puissent réagir, une horde de soldats émergea des fourrés dans un cri indistinct et s'élança sur eux. Dans un réflexe bestial, Mordan sectionna la flèche et la retira de son épaule d'un coup sec. Déjà Lopaï et quelques autres soldats avaient créé un rempart défensif entre les assaillants et les deux jeunes filles, accroupies près de Meben. Johol avait pris ses jambes à son cou et disparu derrière les tentes.

Le combat s'engagea dans un bruit assourdissant. Léonor ne comprenait rien à ce qui se passait mais n'avait pas le temps d'y réfléchir. Elle se sentait minuscule, ainsi ratatinée sur elle-même alors que les immenses épées tournoyaient au-dessus de leurs têtes dans un épouvantable fracas. Elle aurait pourtant voulu se faire plus petite encore. Lasthyr fit soudain irruption dans son esprit, mais Léonor ne lui laissa pas le temps de parler.

Nous sommes attaqués ! s'écria-t-elle. Tu dois nous aider !

Je ne peux pas demander à ton corps d'utiliser encore un tel concentré d'énergie. Ils sont trop nombreux. Tu t'effondrerais.

À côté d'elle, Énith avait empoigné ses lames et s'apprêtait à se jeter dans la bataille. Léonor la saisit par le bras pour l'arrêter et la maintenir accroupie.

— Non, Énith ! Regarde-les ! Ils vont te massacrer.

Comme pour appuyer ses paroles, Lopaï, couvert de sang, se retourna vers elles un court instant.

— Fuyez ! leur cria-t-il. Allez vous cacher dans les bois ! Courrez !

— Je n'abandonnerai pas Meben ! rétorqua Énith.

Je peux sûrement t'aider à le porter, déclara Lasthyr sous son crâne.

Pourra-t-il le supporter ?

Nous le verrons bien.

Et moi ?

Je n'en sais rien. Il te faudra endurer encore un peu.

Léonor acquiesça, laissa la Valacturienne prendre possession de son corps et lui insuffler sa force. Elle se pencha sur le corps de Meben et, avec un facilité déconcertante, le fit basculer sur son épaule.

— Lasthyr m'aide, expliqua-t-elle à Énith qui la regardait bouche bée. Dépêche-toi ! Debout !

Énith sauta sur ses pieds, lança un dernier regard vers les combats, au milieu desquels son soldat se démenait pour se défendre contre deux assaillants. Puis elles tournèrent les talons et disparurent dans l'obscurité des fourrés. 

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