Chapitre 2

Kiaris trébucha de nouveau, et Énith grimaça en assurant son assise sur le dos de sa monture. Ils avaient quitté Horenfort depuis moins de deux jours, pourtant elle commençait déjà à sentir son corps se courbaturer douloureusement. Elle n'était pas habituée aux longs voyages et ses muscles le lui rappelaient sans pitié. Son bras gauche devait être maintenu en écharpe sur conseils du médecin, et guider son cheval d'une seule main ne lui facilitait pas la tâche. Heureusement, le doux et docile Kiaris suivait sans rechigner ses camarades, ne demandant que peu de sollicitations de sa maîtresse. Mais la douleur dans l'épaule meurtrie de la jeune fille se réveillait à chaque embardée de sa monture.

Elle resserra les jambes contre ses flancs pour maintenir son équilibre tandis qu'ils amorçaient une nouvelle descente, et Kiaris piaffa d'agacement. Les routes principales des Montsombres n'étaient pas des plus faciles, et celles qu'ils empruntaient, plus raides et caillouteuses encore. Le capitaine Lopaï avait pris la décision de leur faire prendre des voies secondaires, par mesure de sécurité, en espérant qu'ils croiseraient le moins de monde possible. La future duchesse des Montsombres ainsi que deux représentants des religions, voilà qui constituait une cible de choix pour la population révoltée. Mieux valait se faire discret. Énith comprenait fort bien cette décision et l'avait approuvée, même si la frustration d'avancer si lentement se faisait grande.

La route trop étroite les obligeait à avancer les uns derrières les autres, et la petite troupe chevauchait silencieusement. Devant elle, la monture légèrement pataude du Sage Talmir abordait les accrocs de la route avec prudence. Son pas lourd faisait tanguer l'homme sur son dos. Celui-ci ne supportait pas mieux qu'elle les difficultés physiques de la route ; son corps sec et nerveux n'avait pas la musculature d'un bon cavalier mais le Sage ne se plaignait pas, même si ses mains crispées sur les rênes le trahissaient.

Derrière elle, l'un des dix gardes de leur escorte menait son cheval alezan d'une main de maître. Énith le connaissait un peu ; il s'agissait de Mordan, le jeune soldat qu'elle avait rencontré à sa porte alors qu'elle allait rendre visite à sa mère. La jeune fille avait été satisfaite de voir qu'il faisait partie du convoi. Elle avait presque l'impression d'avoir un ami au sein du groupe. Ou, du moins, un protecteur. Leur échange le soir de l'attaque du château semblait avoir placé Énith dans les bonnes grâces du jeune homme, et depuis leur départ il se plaçait toujours près d'elle, lui lançant parfois de petits sourires, rassurants mais discrets. Agissait-il de son propre chef, ou sur l'ordre du capitaine Lopaï ? Elle n'en savait rien mais elle appréciait son attention particulière envers elle, même si celle-ci restait silencieuse.

Depuis leur départ en réalité, elle n'avait échangé que peu de mots avec le reste du convoi. Tous semblaient exagérément concentrés sur le paysage et les accrocs de la route. Même la veille au soir, lorsqu'ils avaient monté leur premier campement et allumé leur premier feu, les conversations étaient restées timides. Ce silence était pesant, pour autant Énith n'avait pas envie d'y remédier.

Elle n'avait pas envie de parler. Parler de quoi, de toute manière ? Et avec qui ? Lopaï et ses soldats ne lui adressaient la parole que lorsqu'il y avait une décision à prendre. Elle ne s'imaginait pas entamer une conversation avec le Sage Talmir, qui, comme tous ses semblables, n'était déjà pas particulièrement loquace en temps normal. Elle se voyait encore moins échanger des mots avec ce Johol de malheur, cet homme sombre et antipathique, dont la présence seule lui hérissait l'échine. Elle échangeait bien quelques mots avec Amèle, la cuisinière, qui lui servait exceptionnellement de suivante, mais cette femme avait le regard dur et le verbe sec. La douceur d'Anaïd lui manquait déjà.

Ce serait donc le silence. Pour l'instant, dans tous les cas. Viendrait probablement un moment où ils devraient discuter de ce qu'ils allaient dire au roi, de la façon dont ils allaient présenter les choses. Mais ils avaient largement le temps de se pencher sur la question. Pour le moment, tous étaient encore sous le choc des derniers évènements, de l'attaque du Divinaire, puis du château, et de la mort de Briam.

Énith sentit sa gorge se serrer et son souffle se couper, comme à chaque fois qu'elle pensait à son père. Une partie d'elle avait envie de se rouler en boule quelque part et de pleurer encore, pleurer jusqu'à l'épuisement. Elle devait se faire violence pour ne pas laisser libre cours à ses émotions.

Le soleil avait déjà disparu depuis quelques minutes derrière les montagnes lorsque le convoi s'arrêta pour la nuit. Les chevaux furent pansés et abreuvés, les tentes montées et le feu allumé, dans une ambiance toujours maussade.

Énith s'éloigna de quelques pas pour étirer et dénouer son dos courbaturé. Ils s'étaient arrêtés près d'un ruisseau qui dévalait joyeusement la montagne et dont le clapotis délicieusement rafraichissant l'appelait avec insistance. Elle s'agenouilla, trempa sa main libre dans l'eau claire et s'aspergea le visage. Elle mourrait d'envie de quitter ses bottes, remonter son pantalon, et laisser ses membres endoloris patauger dans l'eau claire. Elle pouvait déjà sentir la fraîcheur saisissante éteindre le feu de la chaleur estivale et les chatouillements du courant entre ses orteils. Mais elle n'osait pas. Elle était presque la seule femme dans ce groupe d'une quinzaine d'hommes, et dévoiler ses jambes en public tenait de l'indécence. N'osant pas s'éloigner sans escorte, elle se contenta de se rafraichir la nuque et de boire jusqu'à plus soif.

Dès que sa tente fut prête, elle se hâta de s'y engouffrer, heureuse de pouvoir s'isoler. Elle ne se sentait pas à l'aise au milieu des autres, et elle n'avait pas envie de faire le moindre effort. Horenfort et sa mère lui manquaient déjà terriblement. Lorsqu'elle s'était proposée pour cette mission, elle avait imaginé un périple épique fait d'aventures grisantes, comme elle en avait lu des centaines dans les livres. Mais son voyage à elle ne présentait pour le moment qu'inconfort, chaleur, courbatures, et compagnie désagréable. Et elle ne pouvait même pas profiter d'une baignade rafraîchissante pour se requinquer. D'humeur massacrante, elle se sentit tout de suite plus à l'aise dans le retranchement de sa petite tente.

Elle s'allongea sur sa couche, sortit de sa besace les précieux parchemins pour s'y plonger avidement. La traduction était loin d'être terminée, et la jeune fille s'y attela avec l'espoir que ce travail qu'elle chérissait toujours lui apporterait un peu de calme. Si elle avait pu continuer à travailler à dos de cheval, elle l'aurait fait sans la même hésitation. Mais il lui fallait attendre les haltes pour s'y remettre, et n'était pas mécontente par la même occasion d'avoir une excuse toute trouvée pour éviter de se mêler au groupe.

Elle travaillait depuis un bon moment déjà lorsque des bruits de pas à l'entrée de sa tente la tirèrent de ses réflexions.

- Mademoiselle Énith ? appela le capitaine Lopaï.

- Qu'y a-t-il, capitaine ?

- Vous devriez sortir, Mademoiselle, nous...

Énith ne le laissa pas terminer sa phrase. Replongeant déjà le nez dans ses papiers, elle déclara :

- Pouvez-vous demander à Amèle de m'apporter une assiette dans ma tente comme hier soir, s'il-vous-plait ? Je souhaiterais continuer à travailler.

Elle sentit le capitaine hésiter quelques instants.

- Mademoiselle, ce n'est pas pour le dîner que je viens vous appeler. Je sais que vous préférez manger tranquillement de votre côté.

- Alors de quoi s'agit-il ?

- Le Renard est là, Mademoiselle. Il vous demande.

À ces mots, la jeune fille sursauta si fort qu'elle fit voler les pages de son manuscrit. Elle se hâta d'y remettre rapidement de l'ordre avant de sortir en trombe.

- Que dites-vous, capitaine ? Le Renard ? Où est-il ?

Elle n'eut pas besoin d'attendre sa réponse. Le Renard était là, près du feu qui brûlait au centre du camp. L'éclat argenté de l'animal, d'ordinaire si intense, presque éblouissant, paraissait terni, et la lumière de son pelage blanc tremblotait comme la flamme d'une bougie avant de s'éteindre.

- Il est apparu il y a quelques secondes à peine, Mademoiselle, ajouta Lopaï tandis qu'ils se rapprochaient du feu. Il veut s'entretenir avec nous tous. Il vous a réclamée immédiatement.

Le profond regard blanc du Renard se posa sur elle et l'enveloppa de sa douceur. Sa présence lui apporta instantanément un semblant de réconfort.

- Énith, la salua-t-il. Je vous présente mes condoléances les plus sincères.

Légèrement prise de court par cette déclaration solennelle, la jeune fille se contenta de hocher la tête.

- Je tenais à vous parler avant que vous ne disparaissiez hors de ma portée, poursuivit Hoaren. Je vais devoir me montrer bref une fois encore et je le regrette. Il me faut une force colossale pour apparaitre devant vous aussi loin du tombeau.

Ce qui expliquait son aspect vaporeux. Énith se doutait bien que le Spectre ne pourrait pas s'éloigner de son tombeau plus que de raison. Elle était déjà bien étonnée de le voir ici, à deux jours de marche d'Horenfort. C'était sans aucun doute la dernière de ses apparitions devant elle. Elle en eut le cœur serré.

- Vous avez toute notre attention, sire Hoaren, répondit-elle avec gratitude.

- Malgré notre traque, certains être noirs parviennent à nous échapper. Ils se faufilent jusqu'à Horenfort et savent se faire discret en attendant de trouver la proie idéale... C'est ce qui est arrivé avec celui qui a pris possession de l'assassin de votre père. Je n'ai senti sa présence que trop tard, j'en suis profondément désolé, ma chère Énith.

- Je vous en prie, Sire Hoaren, l'arrêta-t-elle. Jamais je ne vous tiendrai pour responsable de ce qui est arrivé. Sans vous, il aurait également tué ma mère. Je vous serai éternellement redevable.

- C'est notre devoir de vous protéger, vous, et tout le peuple d'Horenfort. Je crains malheureusement qu'aujourd'hui nous ne soyons pas à la hauteur de la tâche.

La tension devint soudain palpable au sein du groupe. Tous étaient suspendus aux paroles du Renard, dont les contours argentés semblaient se mêler aux éclats rougeâtres du feu, comme s'il puisait dans sa lumière pour l'aider à conserver la sienne. Cela lui conférait une aura plus envoûtante encore.

- Ces êtres choisissent leurs victimes parmi les personnes déjà soumises à de violentes émotions ; colère, peur, angoisse, haine... Elles sont une porte ouverte pour eux. Les victimes deviennent alors leurs pantins. Ils décuplent leur rage, leur force, leur soif de sang.

- Les adeptes de la secte de l'Anima sont une cible de choix, c'est une évidence, ajouta Énith. Sont-ils tous déjà possédés ?

- Non, il suffit de quelques hommes survoltés et enragés pour entraîner le reste de la communauté dans leur délire sanguinaire. Les posséder tous reviendrait à les tuer tous. Les esprits humains ne supportent pas longtemps l'intrusion des ténèbres.

- C'est ce qu'il m'a semblé en effet, lorsque j'ai su que l'assassin de mon père était muet et hagard depuis son arrestation. Risque-t-il de mourir sans avoir dévoilé quoique ce soit au sujet des Serviteurs ?

- C'est déjà le cas, je le crains. Cet homme est mort dans la nuit.

Énith accusa le coup. Leur seul lien avec la secte, leur seul espoir d'en apprendre plus venait de partir en fumée. Elle songea à sa mère et n'eut aucun mal à imaginer l'état de frustration dans lequel elle se trouvait.

- Notre traque des êtres noirs nous mènera peut-être jusqu'à ces fanatiques. Votre mère la Duchesse et nous-mêmes unissons nos forces afin de les arrêter.

- Vous parlez avec ma mère ?

- Bien sûr. Elle sera mon contact privilégié, dorénavant. Mais je m'égare. Je suis venu ce soir car je tenais à vous mettre en garde.

Énith retint son souffle. Les mettre en garde ? Pouvait-il y avoir une menace plus grande encore que celle des êtres noirs ? Sans attendre, le Renard poursuivit :

- Nous pensons qu'une autre entité s'est faufilée à travers nos filets. Un être supérieur à ceux que nous avons arrêtés jusque-là. Nous avons senti son énergie et son influence sur ses subalternes, comme s'il les contrôlait.

- Ils seraient sous les ordres de... quelque chose ?

- Sous ses ordres, ou reliés à lui d'une certaine manière... Nous ne sommes pas sûrs.

- Pourquoi aurait-il quitté le Monde Interdit maintenant ?

- Nous ignorons s'il n'en est sorti que maintenant ou s'il est présent dans notre monde depuis plus longtemps. Sa présence est floue, plus ou moins lointaine. Quand nous le sentons, son essence résonne étrangement en nous, pourtant nous avons le plus grand mal à le cerner, à l'identifier.

Un silence accablant accompagna ses paroles. Jetant un œil autour d'elle, Énith s'aperçut que certains des gardes étaient devenu livides. Elle réalisa que la plupart d'entre eux ne devait pas être au courant de la présence des êtres noirs, ni de leur capacité à posséder les humains. Elle s'en voulut de ne pas avoir pris le temps de communiquer au reste du convoi toutes les informations qui étaient en sa possession. Tous s'étaient engagés dans cette périlleuse mission. Tous avaient le droit d'en connaître chaque détail. Elle se jura intérieurement de ne plus les laisser à l'écart.

Elle reporta son attention sur Hoaren, dont le regard blanc semblait ailleurs, hypnotisé par le noir profond de la nuit. Le mystère de cet être puissant occupait toutes ses pensées, c'était une évidence. Énith sentit son estomac se tordre et un poids accablant étouffer sa poitrine. Suivant l'intuition folle qui venait d'éclairer son esprit, elle s'approcha doucement du Renard pour lui murmurer :

- Sire Hoaren, cette entité... Pourrait-il s'agir du spectre du Roi Rodrich ?

L'Ancien Roi la dévisagea et, dans ses iris qui habituellement l'enveloppaient dans une douceur de lait, elle décela une pointe de panique.

- C'est une possibilité que j'envisage également, jeune Énith. Et qui m'effraie, je ne vous le cache pas.

Énith déglutit en hochant la tête, sans rien répondre. Elle ne pouvait que refouler cette inquiétante hypothèse dans un coin de sa tête, sans se laisser submerger par les battements de son cœur qui tambourinait à se rompre. Elle expira doucement puis, reculant d'un pas pour être de nouveau audible par tout le groupe, elle le questionna encore :

- Pensez-vous que cet être soit également capable de posséder un corps humain ?

- C'est une certitude. Mais le fera-t-il pour autant ? Nous n'en savons rien. Il parvient à échapper à notre traque, à brouiller sa piste. Nous ne savons rien de ses intentions, ni de sa façon de procéder. Aussi je tenais à tous vous mettre en garde ; il n'est pas impossible qu'il se mette à votre poursuite.

- Mais... Sans vous à nos côtés, sans votre protection... Nous sommes totalement à sa merci !

Énith sentit un frisson de terreur lui parcourir l'échine en prononçant ces derniers mots.

- Nous ferons notre possible pour l'arrêter avant qu'il ne s'éloigne d'Horenfort. Mais je ne peux vous le garantir. Lorsque vous serez hors de ma portée, nous ne pourrons plus vous protéger de lui.

- Alors, que pouvons-nous faire ?

- Je l'ignore, Énith.

Une onde d'angoisse parcourut l'assemblée. Une peur presque tangible menaçait de faire flancher même les plus courageux d'entre eux.

- Je suis navré de n'avoir que cette sombre nouvelle à vous apporter, conclut le Renard. Je ne peux que vous conseiller de garder courage, de garder la foi. Soyez attentifs à vos émotions, ne permettez pas aux êtres ténébreux de profiter de vos tourments. Restez dans la lumière, et avancez aussi vite que vous le pourrez.

- Et c'est ce que nous ferons, Sire Hoaren, approuva la jeune fille. Du mieux que nous pourrons.

- Je vous souhaite bonne chance à vous tous, ajouta-t-il en balayant l'assemblée du regard. Nos pensées vous accompagnent.

Et sur ces dernières paroles, la lumière argentée du Renard s'éteignit brutalement. L'ancien Roi avait disparu. Seule la lueur du feu éclairait désormais les visages inquiets qui l'entouraient.

Énith essayait de rassembler son courage pour prendre la parole. Si elle ne voulait pas perdre la confiance de ses hommes, elle devait immédiatement tenter de leur redonner un semblant de détermination. Elle n'était pas sûre de savoir comment s'y prendre, et espérait que l'inspiration lui viendrait en parlant.

Mais alors qu'elle reprenait son souffle, Johol, qui jusque-là était resté dans l'ombre du capitaine Lopaï s'avança dans la lumière et déclara d'une voix forte :

- Les paroles du Renard nous ont tous ébranlés, mes chers camarades. Un danger invisible, insondable, pèse sur nous. Mais nous ne devons pas nous laisser gagner par la peur ou le désespoir. Vous l'avez entendu aussi bien moi ; les basses émotions sont la porte ouverte aux êtres sombres. Restons dans la lumière, mes amis, dans la foi, dans la détermination. Nous sommes investis d'une mission de la plus haute importance, nous sommes chargés de sauver l'humanité, sauver notre monde ! Nous sommes en train d'écrire l'histoire, et nos noms seront gravés à jamais dans les livres et nous survivrons ! Alors pour nos familles, pour notre pays, notre royaume, et pour la gloire ! Nous avancerons !

Une acclamation brève mais puissante lui répondit. Les visages étaient redevenus confiants, ou du moins résolus. Johol lança un regard en biais à Énith, qui aurait voulu partager l'enthousiasme de ses camarades. Mais le regard fier et méprisant du chef religieux lui fit serrer les mâchoires d'agacement. Il se plaçait en dirigeant de l'expédition, et elle se sentait plus misérable qu'une fourmi sous ces yeux sombres et implacables. Et elle sentait la haine monter en elle.

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