Chapitre 19

— Y a vraiment besoin d'aller si loin ? grommela le jeune soldat en retirant une ronce coincée sous la semelle de sa botte. J'vois pas quel malfrat viendrait s'empêtrer dans cette partie d'la forêt.

— Ce n'est pas à toi d'en décider Ari, lui répondit son acolyte. On suit les ordres, point.

Mikel se pencha en avant pour passer sous une branche basse, ignorant les ronchonnements de la jeune recrue qu'on lui avait imposée comme partenaire. Vingt ans au service de la garde de Sienne, et c'était bien la première fois qu'il se retrouvait avec un binôme d'aussi mauvaise volonté.

Il devait bien avouer pourtant qu'il ne lui donnait pas tout à fait tort ; les patrouilles quotidiennes dans la Forêt Épineuse bordant les remparts nord étaient aussi laborieuses qu'inutiles. Personne ne passerait par là pour venir assiéger la cité. Mais les ordres venaient d'en haut et nul n'était en position de les discuter.

Depuis plusieurs mois maintenant, la ville vivait sous haute tension. Elle avait été la première de tout le Royaume à déclarer l'Anima comme religion officielle et à interdire toute pratique du Culte en son sein. Une décision du bourgmestre que le Duc des Lacs-Blancs, bien que fervent fidèle de l'Ancienne Religion, jugeait trop implacable. Il avait envoyé plusieurs émissaires afin de faire pression sur son bailli et l'encourager à abandonner ce décret. En vain. Le bourgmestre tenait tête à son Duc, bien protégé derrière les remparts de sa ville fortifiée, et exerçait au sein de sa cité une violente répression envers toute forme d'hérésie. Les actions militaires pour sécuriser Sienne avaient été renforcées, officiellement afin d'empêcher toute organisation issue du Culte de chercher des noises à une ville qui les rejetait. Mais Mikel n'était pas dupe ; c'était bel et bien l'inquiétude du bourgmestre quant à une action belliqueuse de son Duc qui le poussait à ordonner des patrouilles à deux lieues autour des remparts.

Lui et son acolyte avaient été envoyés au Nord de la cité, là où prenait naissance la première des sept Forêts du Duché voisin, un infranchissable enchevêtrement d'arbres robustes, de fougères, de ronces et d'ajoncs que presque aucune route ne venait traverser. De toute évidence, nul envahisseur ne serait suffisamment idiot pour emprunter cette voie impénétrable, et certainement pas les armées ducales qui, selon toute vraisemblance, arriveraient par le Sud.

La cape de Mikel se coinça dans un arbuste épineux. Il jura tout en se débattant pour s'en dépêtrer, sous les yeux amusés de son partenaire. Il le fusilla du regard pour le décourager à faire le moindre commentaire.

— Allez, on a presque atteint le sentier, bougonna-t-il. Avançons.

Le chemin en question, mal entretenu et peu pratiqué, transperçait la forêt d'est en ouest et leur permettrait de terminer leur patrouille dans de meilleures conditions. Mais alors qu'ils allaient l'atteindre, Mikel se figea et fit signe à Ari de faire silence, de se baisser. Ils se dissimulèrent entre les bosquets afin de se soustraire aux regards de la troupe de chevaux et de soldats qui arpentait le sentier en silence.

Mikel ouvrit des yeux ronds et sonda les différents membres de la troupe, gravant les informations dans sa mémoire afin de rendre un rapport complet à ses supérieurs. Une jeune fille à la peau brune et au visage marqué de fatigue chevauchait en tête, accompagné d'un officier au teint plus sombre encore. Derrière eux chevauchaient des soldats, une jeune femme aux cheveux courts qui semblait particulièrement mal à l'aise sur le dos de sa monture, et enfin...

Mikel laissa échapper un hoquet inquiet. Un Sage se tenait parmi eux. Il l'aurait reconnu entre mille, ainsi vêtu de sa traditionnelle bure et de ses sandales de cuir. Il avait le teint blême, la bouche déformée en un rictus de douleur et les traits creusés. Il paraissait faible, peut-être même malade. Et personne au sein de la troupe ne lui prêtait la moindre attention.

Le soldat fronça les sourcils, inquiet de voir un si haut représentant de l'Anima traité avec si peu d'égards.

Un tintement lui fit détourner le regard. Derrière le Sage, juché sur un splendide étalon pommelé, se tenait un prêtre tout de noir vêtu, les breloques d'or cousues à sa cape s'entrechoquant entre elles, accompagnant dans le silence de la forêt les bruits de sabots qui foulaient le sol. Son air taciturne et son regard noir lui firent froid dans le dos.

Que faisaient un Représentant de Diùnn et un Sage dans le même convoi ?

— Est-ce que le Sage est en danger, Mikel ?

Le chuchotement inquiet d'Ari juste derrière lui ne fit que consolider ses soupçons. Le jeune soldat, bien que réfractaire au labeur, semblait avoir l'esprit vif et avoir tiré les mêmes conclusions que lui. Un Sage isolé des siens, en piteuse santé, entouré d'ennemis et de soldats... C'était plus que suspect.

La voix du capitaine à la peau noire résonna dans la forêt.

— Nous allons faire halte pour la nuit, dès que nous trouverons une clairière suffisamment dégagée afin de monter le camp.

Mikel fit signe à son acolyte d'opérer un demi-tour le plus silencieusement possible. Il le savait, une telle clairière se trouvait à une demi-lieue à peine. Dissimulée entre les bosquets épineux, ce serait l'endroit idéal pour les surveiller sans se faire repérer.

Ils rebroussèrent chemin aussi rapidement que possible entre les ronces qui leur griffaient la peau, pressés d'aller faire leur rapport à leurs supérieurs.

****

Énith mit pied à terre avec un grognement soulagé. Kiaris tourna la tête vers elle et la bouscula légèrement des naseaux, autant pour la réconforter que pour réclamer une caresse entre les oreilles. Elle lui gratouilla la base de la crinière et posa son front fatigué sur l'encolure de son cheval, savourant le réconfort de sa chaude tendresse.

Ils avaient repris la route au petit matin en direction de Sienne, une importante cité marchande installée sur les bords du fleuve. Énith regretta soudain leur décision de contourner la ville sans s'y arrêter, même si elle avait parfaitement conscience que faire halte dans une cité soumise à une si sévère répression représenterait un trop grand danger pour Johol et Meben. Sans parler du fait qu'obliger Léonor à côtoyer des inconnus, multitude d'hôtes potentiels pour une nouvelle attaque du Valacturien, serait de la pure inconscience. Mais son épuisement réclamait un lit douillet de toutes ses forces.

Et pour ne rien arranger à son humeur maussade, Meben ne lui avait pas adressé la parole depuis leur dispute de la veille. Il avait chevauché aux côtés de Johol toute la journée, et ne lui avait pas témoigné ne serait-ce qu'un regard.

Elle soupira, décolla son front du doux pelage de Kiaris. Il était temps de mettre un terme à ces enfantillages et de s'excuser. Elle confia sa monture à Mordan et chercha Meben des yeux. Il fouillait dans l'une des malles que l'on venait de décrocher de la mule, celle où étaient rangés ses vêtements d'apparat en vue de leur arrivée à la Capitale. Perplexe, Énith s'approcha de lui et se racla la gorge.

— Meben ? Je peux te parler ?

Le jeune homme leva un visage neutre vers elle et ne lui accorda pas même un sourire. Le cœur d'Énith se serra.

— Que veux-tu ? lui demanda-t-il sans colère dans la voix, mais sans tendresse non plus.

— J'aimerais te demander pardon pour mon attitude. J'étais... fatiguée. Triste, aussi.

— Pourquoi triste ?

— Parce que je... tu... enfin, je me sentais un peu seule.

Énith se maudit de ne pas réussir à lui dire très clairement qu'il lui avait manqué, qu'elle était triste de le voir s'éloigner d'elle. Qu'elle avait besoin de son appui. Pourquoi était-ce si difficile à dire ?

Meben la dévisagea, un sourcil en l'air, avant de répondre :

— Tu ne m'as pas l'air si seule, pourtant.

Il y avait de l'amertume dans sa voix, mais Énith ne parvenait pas à comprendre d'où elle venait.

— C'est pourtant l'impression que j'ai, parfois. Cela n'excuse absolument pas mon attitude envers toi, se justifia-t-elle. J'ai été injuste, mais je...

— Tu sais, tu devrais accepter le fait qu'il ne pourra rien se passer entre ton soldat et toi.

— Pardon ?

Elle resta stupéfaite, confuse. Léonor lui en avait-elle parlé, ou bien avait-il lui aussi compris les sentiments qu'elle portait à Mordan ? Était-elle aussi désespérément transparente ?

— Je sais que ta relation avec lui n'est pas celle que tu aurais espéré, poursuivit Meben. Mais vous passez beaucoup de temps ensemble, et je vois comment il te regarde. Ce n'est peut-être pas suffisant pour toi, mais tu devrais essayer de t'en contenter. Quoi qu'il en soit tu ne peux pas déverser ta frustration sur moi.

Elle bafouilla :

— Mais ce n'est pas... Mordan n'est pas... Enfin, ça ne change rien au fait que..

Meben se releva, planta son regard clair dans le sien et affirma d'une voix posée

— Écoute, Énith. J'ai beaucoup réfléchi hier soir. Je sais que nous avons toi et moi décidé de n'être rien d'autre que des amis. Et je t'assure, je pensais que cette décision me convenait autant qu'à toi. Je n'ai aucune envie de me fiancer, mais... Je m'aperçois que...

Il déglutit, sembla chercher son courage avant de poursuivre :

— Il est difficile pour moi de te voir réserver ton affection à quelqu'un d'autre. J'en suis désolé, je sais que ce n'est pas ce que nous voulions toi et moi, pour notre amitié. Mais mes sentiments sont ce qu'ils sont, et comme tu ne les partages pas, j'ai besoin de prendre un peu de distance. C'est sans doute pour ça que je me suis autant rapproché de Johol. Ce n'était pas que pour t'aider, finalement.

Énith ne savait plus où se mettre, ni que répondre à cette déclaration inattendue. Elle sentit ses joues rosir, chercha les mots qui auraient pu réparer leur amitié. Jamais elle n'avait voulu lui briser le cœur.

— Meben, je...

— Nous avons toujours été honnêtes l'un envers l'autre, c'est pour cela que j'ai décidé de faire face à mes propres émotions et de te dire ce que j'avais sur le cœur. N'y vois aucune méchanceté.

— Non, bien sûr.

Il lui sourit. Il paraissait étrangement soulagé de s'être épanché et fit mine de s'éloigner, une robe de cérémonie sous le bras, sans s'inquiéter des émotions en pagaille qu'il avait causées chez elle.

— Attends, s'il-te-plait, le retint-elle. Est-ce qu'on ne pourrait pas... en discuter ?

— Je ne suis pas certain qu'il y ait grand-chose à dire. Et puis je dois rejoindre Johol. Ce soir, c'est la fête de la Gloire de Daleï, ajouta-t-il en désignant le vêtement plié sur son avant-bras. Nous allons la célébrer, et en profiter pour renouveler mon baptême.

Ses yeux brillaient d'enthousiasme.

— C'est important pour moi.

— Très bien, je comprends. Peut-être plus tard, alors ?

Meben ne répondit rien, se contenta de renouveler son sourire apaisé avant de tourner les talons, laissant Énith seule avec son cœur en bouillie.

Les larmes au bord des yeux, elle s'éloigna du reste de ses camarades et s'enfonça légèrement dans les bois, autant que la végétation épineuse et dense le lui permettait. Elle avait grand besoin d'un peu de solitude et n'avait pas envie d'attendre que sa tente soit montée. Elle s'adossa au tronc d'un arbre et se laissa glisser sur le sol, ignorant les ronces qui s'enfonçaient dans sa peau à travers ses vêtements. Ses paupières se baissèrent et elle laissa son front tomber contre ses genoux repliés. Elle était tellement épuisée. Il y avait déjà tant à faire, tant à penser, à subir, à décider. Quelle idée atroce de se laisser envahir par d'absurdes sentiments amoureux. Aussi incontrôlables soient-ils, elle détestait se sentir ainsi à la merci des tribulations de son cœur. Elle avait bien d'autres chats à fouetter.

Un mouvement à travers les ronces lui fit relever la tête, et sa poitrine se serra lorsqu'elle aperçut Mordan qui se frayait un chemin jusqu'à elle.

— Vous ne devriez pas vous éloigner seule, et sans nous prévenir, Mademoiselle. Ce n'est pas très prudent.

Elle lui adressa un sourire triste.

— Je ne pense pas risquer autre chose que quelques égratignures dans cette partie de la forêt. Mais vous avez raison. On ne sait jamais.

Mordan s'agenouilla devant elle. Il avança sa main pour la poser sur la sienne mais suspendit son geste au dernier moment avec un air embarrassé. Énith laissa échapper un soupir, déçue de ce contact manqué.

— Votre conversation avec le seigneur Meben a eu l'air de vous bouleverser, dit-il.

— Vous nous avez entendus ? s'inquiéta-t-elle.

— Non, je ne me serais pas permis de vous épier ! Je vous ai seulement vus, de loin.

Il accrocha son regard avant d'ajouter, un sourire en coin :

— J'ai toujours plus ou moins l'œil sur vous, Mademoiselle. C'est mon travail.

— Je sais bien.

Elle détourna les yeux.

— Les mots de Meben m'ont blessée, mais il n'a rien dit de plus que la vérité, déclara-t-elle. Une vérité difficile à entendre.

Le cœur battant, elle se demanda si le soldat devinait qu'il avait été le sujet de leur querelle. Il eut cependant la discrétion de ne pas l'interroger à ce sujet.

— Y a-t-il une chose que je puisse faire pour vous redonner le sourire ? murmura-t-il alors.

Sans doute, se dit-elle sans oser mettre des mots sur ses pensées.

Après une seconde d'hésitation, Énith tendit la main afin de terminer le geste amorcé par Mordan quelques instants plus tôt. Elle enlaça ses doigts, caressa la courbe de ses paumes abîmées, sans oser relever les yeux vers lui. Son cœur cognait bien trop fort contre ses côtes. Le soldat enferma soudain les mains de la jeune fille au creux des siennes pour mettre un terme à ses caresses. Le regard obstinément fixé sur leurs mains enlacées, Énith murmura :

— En amour, tout est possible.

Le soldat la dévisageait, interloqué.

— C'est Léonor qui m'a dit cette phrase, l'autre jour, poursuivit-elle avec un sourire las. J'aimerais que ce soit vrai.

— Léonor ne mène pas la même vie que vous. Elle vit sans attaches, sans responsabilités. Ses choix n'impactent personne en-dehors d'elle-même.

— Oui. L'amour n'a pas les mêmes conséquences pour tout le monde. Je l'envie pour cela.

Mordan serra ses doigts un peu plus fort dans les siens.

— Moi aussi, répondit-il dans un souffle.

Les yeux toujours baissés, Énith ne parvenait pas à le regarder en face. Ces aveux à demi-mots avaient un goût amer ; quels que soient les sentiments du soldat à son égard, il ne pourrait jamais faire le premier pas, ni même les lui avouer clairement. Elle aurait sûrement dû se taire et continuer à agir comme si de rien n'était. Au moins aurait-elle pu continuer à rêver.

— Énith...

Elle releva la tête, troublée de l'entendre prononcer son prénom sans le « Mademoiselle » d'usage. Il y avait de la tristesse dans son regard, mais également un éclat qu'elle craignait presque d'interpréter. Ils restèrent ainsi les yeux dans les yeux quelques instants, laissant des mots silencieux passer entre eux.

— Nous ne pouvons pas, murmura-t-il.

— Je sais. Mais c'est injuste.

Il frôla sa joue du bout des doigts, la faisant frissonner. Elle mourait d'envie de se blottir contre lui. Avec un effort considérable, elle refoula l'élan qui la poussait vers lui, le laissa retirer sa main et conclut :

— Nous devrions retourner au camp.

Il opina du chef, se releva et lui tendit la main pour l'aider à s'extirper des ronces. Elle passa devant lui tout en arrachant les épines coincées dans sa tenue. Finalement, n'y tenant plus, elle se retourna. Son regard se planta dans celui de Mordan. Elle s'apprêta à dire quelque chose, mais les mots ne voulaient plus franchir ses lèvres. Elle le laissa s'approcher, suffisamment près pour qu'elle puisse percevoir le rythme de sa respiration qui s'était accéléré. Il la dévisageait, les yeux brillants, pleins d'une envie qu'il ne parvenait plus à contenir. Elle murmura :

— Peut-être que... Juste une fois...

Les lèvres de Mordan quis'abattirent sur les siennes la firent taire. Le soldat l'enveloppa de ses braset elle s'abandonna à ce baiser tant désiré, le cœur en feu. 

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