Chapitre 18 - Deuxième Partie

Lorsque les Sages se présentèrent au château, Elmande les accueillit avec les plus grands égards. Elle leur proposa de s'installer dans le petit salon pour une collation en attendant le réveil d'Aedam.

— Il a été très enthousiaste à l'idée de recevoir vos bénédictions, dit-elle en les invitant à s'asseoir. Il a grand besoin du soutien et du réconfort des Grands Esprits.

— Tout le plaisir est pour nous, Madame la Duchesse, répondit Gaëlon, ses joues rebondies rougies par la chaleur.

— C'est un miracle que ce garçon ait survécu à ses blessures, fit remarquer Umbel en s'asseyant avec raideur sur le sofa. Les Esprits le gardent sous leur protection. Il devra prendre grand soin de cette nouvelle chance qui lui est donnée dans la vie.

Il se racla la gorge bruyamment pour prévenir une quinte de toux et darda son regard clair sur la Duchesse. Elle lui accorda un sourire reconnaissant.

— Je suis certain qu'Aedam a pleinement conscience de sa chance. Il sera heureux que vous le guidiez sur la meilleure façon de rendre grâce aux Saints Esprits pour leur miséricorde.

Les trois Sages hochèrent la tête avec un air solennel pour appuyer ces paroles. Ismar prit à son tour la parole :

— Nous sommes ravis que vous nous ayez fait appeler, ma chère Duchesse. Nous étions inquiets je ne vous le cache pas, de vous voir vous éloigner plus encore de votre foi après notre... entrevue mouvementée.

Elmande déploya toutes ses ressources pour afficher une expression sereine sur son visage. Elle prit place sur un siège de velours beige en face des prêtres.

— Notre conversation m'a beaucoup donné à réfléchir. Je tiens à vous présenter mes excuses une nouvelle fois pour mon emportement. Ces dernières semaines ont été fort éprouvantes, et j'ai déversé ma colère contre la terre entière. Contre les Esprits également. J'ai passé beaucoup de temps dans notre petit Temple familial, ces derniers jours, à prier et méditer.

— Vous m'en voyez ravi. Avez-vous trouvé l'apaisement que vous cherchiez ?

— La route sera encore longue. Mais je me suis réconciliée avec la prière, et j'y puise un certain réconfort. Je vous remercie de m'avoir bousculée suffisamment pour me ramener sur le chemin des Esprits. J'en avais grandement besoin.

Le sourire ému que lui adressa Ismar la rassura ; elle avait presque eu peur d'en avoir trop fait. Le but de son mensonge était de regagner la confiance des Sages, non de les courroucer un peu plus en affichant une hypocrisie trop évidente. Elle reporta son regard sur Gaëlon, dont la mine satisfaite ne laissait pas place au doute ; il était également convaincu.

Le Sage Umbel, en revanche, arborait une expression indéchiffrable. Caché derrière ses rides, ses sourcils tombants et sa barbe blanche emmêlée, il ne laissait entrevoir aucune émotion. Refoulant son appréhension, Elmande s'adressa directement à lui :

— Sage Umbel, sachez que j'ai également pris en considération vos remarques sur ma relation avec le garçon. J'ai d'ailleurs envoyé un messager afin d'annoncer son réveil à ses parents. Dès que son état lui permettra de se déplacer, je le renverrai chez lui.

— Voilà qui est avisé, Madame, répondit-il d'un ton neutre.

— Vous espériez qu'il pourrait vous communiquer des informations au sujet des Serviteurs ? Qu'en est-il ? s'enquit Gaëlon.

— Malheureusement la mémoire d'Aedam lui fait défaut. Son traumatisme est profond, ses blessures intérieures encore trop vivaces. Il ne se rappelle rien qui puisse nous aider.

Les Sages Ismar et Gaëlon secouèrent la tête d'un air désolé, affirmèrent leurs espoirs de voir ses souvenirs se révéler avec le temps.

Umbel, lui, se rencogna contre le dossier du sofa en gardant le silence.

Quelques instants plus tard, Sirgil se présenta à la porte du salon. Après avoir respectueusement salué les Sages, il les informa qu'Aedam était enfin réveillé.

— Je tiens à vous prévenir, ajouta-t-il tandis que les prêtres se levaient, que son sommeil a été particulièrement agité. Secoué de cauchemars. Je crains qu'il ne soit un peu désorienté.

— C'est justement pour l'aider à trouver une forme d'apaisement que nous sommes là, le rassura Ismar. Nous ferons de notre mieux pour le rassurer.

Le visage d'Elmande se crispa imperceptiblement, et son ventre se noua. Elle redoutait la réaction d'Aedam à la venue des Sages, craignait que leur venue ne fasse que ressurgir un peu plus de souvenirs traumatiques. Mais c'était là finalement son objectif premier lorsqu'elle lui avait proposé cette visite, et elle ne pouvait pas reculer maintenant.

Ils traversèrent les couloirs du château en silence. Parvenus aux escaliers menant aux chambres de l'aile ouest, les Sages furent ralentis par la progression laborieuse d'Umbel, soutenant le vieillard dans ses mouvements délicats.

— Notre aîné a malheureusement de plus en plus de difficultés à se mouvoir, murmura Gaëlon à l'attention de la Duchesse. Nous prions pour que les Esprits le gardent encore un peu parmi nous. Nous avons encore grand besoin de sa lumière.

Elmande lui accorda un signe de tête plein de sollicitude et s'excusa :

— Je me permets de prendre un peu d'avance afin d'aller prévenir Aedam de votre arrivée.

Laissant Gaëlon voler au secours de son confrère, elle se hâta de gravir les marches jusqu'à l'étage supérieur. Soulagée de se soustraire aux regards des Sages quelques instants, elle prit quelques longues inspirations pour se donner du courage. Elle ignorait ce qu'elle espérait le plus ardemment ; que son intuition se révèle vraie, ou qu'elle se soit complètement trompée.

Nous le saurons sans tarder.

Elle poussa la porte de la chambre, plongée dans une relative obscurité. Aedam était immobile dans son lit et, l'espace d'un instant, elle crut qu'il s'était rendormi.

— Aedam ? appela-t-elle doucement.

Un mouvement sous les draps lui confirma qu'il était bel et bien réveillé. Elle s'approcha à pas feutrés, tandis qu'il s'efforçait de se redresser légèrement.

— J'espère que je ne te dérange pas, ajouta-t-elle.

— Pas du tout, Madame. Je suis réveillé depuis un petit moment.

Maintenant que ses yeux s'étaient habitués à la pénombre, elle distinguait plus clairement les traits du jeune garçon. Creusés, marqués. Il avait l'air exténué, bien plus encore que lors de sa visite matinale. Il tenta de lui sourire.

— Ne me regardez pas avec cet air inquiet, Madame, je vous en prie. Je m'en voudrais de vous causer du souci.

— Sirgil m'a appris que ton sommeil avait été agité.

— Des cauchemars... J'imagine que je vais devoir m'y habituer.

Une fois de plus, elle lutta contre l'instinct qui la poussait à s'asseoir près de lui et le cajoler comme son propre enfant. Elle maudissait les règles protocolaires et hiérarchiques de ce royaume qui l'empêchaient de se comporter selon son cœur.

— Les Sages sont arrivés, l'informa-t-elle. Ils seront auprès de toi d'ici quelques minutes. J'espère que leur visite te fera du bien.

— Merci, Madame.

Des bruits de pas se firent entendre dans le couloir, suivis par l'écho d'expectorations sonores qui résonnèrent jusqu'à eux. Elmande fit la grimace.

— Le Sage Umbel n'est pas en grande forme, dit-elle. Mais il a quand même tenu à venir te voir.

Et tandis que la toux sèche du vieillard retentissait derrière la porte, le visage hâve du garçon se décomposa. Il remua, mal à l'aise, et ses muscles se raidirent.

— Aedam... Tout va bien ?

Il secoua la tête comme pour chasser une douloureuse pensée.

— Oui, Madame, pardon je... Ce n'est rien.

Lorsque les Sages poussèrent le battant, la quinte d'Umbel s'était apaisée. Restait une respiration sifflante que le vieillard s'efforçait visiblement de maintenir apaisée, le bras appuyé sur l'épaule d'Ismar.

Elmande les laissa approcher, saluer le garçon et, lorsque Gaëlon lui jeta un regard perplexe, elle se décida à prendre congé.

— Je vous laisse un peu d'intimité. N'hésitez pas à me faire appeler si besoin, je ne serai pas loin.

Cette dernière phrase s'adressait surtout à Aedam, mais celui-ci paraissait ne pas l'écouter. Le regard perdu, le souffle saccadé, son esprit semblait déjà ailleurs.

La mort dans l'âme, la Duchesse rebroussa chemin et les laissa seuls, prenant le soin de garder la porte légèrement entrebâillée. Plus discrète qu'une ombre, elle fit les cent pas dans le couloir pour patienter, tendant l'oreille. Elle discernait les voix feutrées de Gaëlon et Ismar qui conversaient avec le garçon, le conseillaient, entamaient des prières de bénédiction. Umbel ne prononçait pas un seul mot, à sa grande frustration. Elle commençait à s'impatienter, à croire qu'elle avait orchestré tout ceci pour rien lorsque, enfin, la voix hachée et tremblante du vieillard se fit entendre. Elmande ne parvint pas à comprendre le sens de ses paroles, mais elle s'immobilisa, dans l'attente d'une réaction.

Un gémissement, d'abord. Une plainte dont le désespoir fendait le cœur. Puis Aedam se mit à hurler. Les montants en bois du lit à baldaquins grinçaient, ses cris de mêlaient à d'inintelligibles paroles, des appels terrorisés. Elmande comprit qu'il se débattait sous ses couvertures et se précipita dans la chambre.

Aedam se contorsionnait pour se relever, maintenu tant bien que mal par deux domestiques qui avaient surgi de l'antichambre dès les premiers cris. Désemparés, Ismar et Gaëlon s'efforçaient de le couvrir de paroles apaisantes, mais leurs voix demeuraient inaudibles, perdues sous le fracas de l'affolement du garçon.

Elmande n'hésita pas un seul instant. Elle s'interposa entre eux et Aedam, leur ordonna de quitter la chambre et le château, de le laisser reprendre ses esprits. Ils ne discutèrent pas. Faisant fi des étroites règles hiérarchiques, Elmande n'attendit même pas que les Sages aient quitté la pièce ; elle se blottit sur le lit contre le corps d'Aedam, toujours secoué d'une terreur incontrôlable, et le prit dans ses bras. Elle le maintint fermement contre elle, et fit tout son possible pour le rassurer. Elle caressait ses cheveux et chantonnait à voix basse, comme elle l'aurait fait pour un jeune enfant en détresse.

Enfin, lorsqu'elle sentit son corps commencer à rendre les armes, elle chuchota :

— Tout va bien, Aedam. Tout va bien. Tu es en sécurité. Je ne le laisserai jamais plus te faire du mal.

****

Le visage dissimulé sous le capuchon d'une cape d'été usée, Ambroise arpentait les étroites ruelles d'Horenfort pour la première fois depuis des semaines. Il s'était coupé les cheveux très courts et avait laissé une barbe de plusieurs jours envahir ses joues creusées. Il se savait activement recherché par la garde ducale, son nom étant le seul à être parvenu aux oreilles de la Duchesse, et espérait que ce subtil changement d'apparence suffirait à le maintenir invisible aux regards trop curieux.

La prudence l'avait poussé jusque-là à rester calfeutré derrière le rempart naturel des hauts conifères qui entouraient la petite clairière, mais aujourd'hui le devoir le rappelait à la cité. Le Maître n'était plus en état de gravir la montagne jusqu'à leur lieu de rencontre habituel. Il avait grimpé le chemin escarpé bien plus de fois que de raison, et avait fini par se rendre à l'évidence ; il était trop affaibli. Les assemblées des Serviteurs s'étaient espacées et Ambroise avait passé beaucoup de temps seul, terriblement seul. Il n'avait pour seule compagnie que les animaux petits et gros qui rôdaient dans les bois, source d'inquiétude constante qui l'empêchait de fermer l'œil, ainsi que les trois déchets humains ligotés au pied d'un imposant frêne. Des hérétiques qui avaient comploté pour se venger de l'attaque du Divinaire. Les Serviteurs les avaient attrapés avant qu'ils n'arrivent à leurs fins et leur avaient réservé la même punition qu'au jeune Aedam.

Les lamentations et supplications incessantes des trois énergumènes lui avaient tapé sur le système pendant des jours. Il n'avait pas regretté de pouvoir enfin leur fausser compagnie, laissant le soin aux Grands Esprits de s'occuper de leurs dépouilles lorsque leurs dernières forces les auraient quittés. Il les avait abandonnés à leur sort en leur annonçant la fin de leur calvaire ; ils n'auraient plus à subir les punitions corporelles qu'on leur avait infligées depuis leur capture. Ils n'avaient qu'à patienter calmement jusqu'à ce que la mort vienne les prendre et prier pour que les Esprits soient cléments. Puis il avait tourné les talons, maudissant leurs cris désespérés qui le suivirent jusqu'au plus profond de la forêt. Il savait, au fond de lui, qu'il ne remettrait jamais les pieds dans la clairière.

Le Maître avait de nouveau appelé ses disciples. Les pions avançaient. La prochaine étape de leur grand plan était proche. Ambroise savait qu'il n'avait qu'à éviter la garde encore quelques jours, quelques heures peut-être même, avant que tout ne soit terminé.

Bientôt, l'Anima reprendrait ses pleins droits dans les Montsombres.

Il se faufila dans une venelle obscure où des relents d'urine agressèrent ses narines. Il fronça le nez, frappa cinq coups rapprochés contre une porte en bois tellement défraichie qu'on aurait pu la penser condamnée. Une femme couverte d'un long manteau rouge le fit entrer et lui tendit en silence un vêtement semblable au sien.

À la quiétude qui régnait dans la bâtisse, seulement perturbée par le son étouffé d'une toux, Ambroise comprit que le Maître était déjà arrivé.

Le vieil homme avait pris place au centre la pièce mal éclairée. Recroquevillé sur un fauteuil, son corps crispé et tordu semblait parcouru de multiples douleurs. Un homme encapuchonné qu'Ambroise ne parvint pas à identifier se tenait accroupi près de lui et l'encourageait à boire un peu d'eau.

Lorsque le Maître s'aperçut qu'Ambroise les avait rejoints, il le salua d'un signe de tête et s'appuya sur l'épaule de son disciple pour se relever. Aussitôt les regards se tournèrent vers lui, impatients d'entendre de nouveau les sages paroles du vieillard.

— Nous voici enfin de nouveau réunis, mes chers amis, commença-t-il d'une voix abîmée. Réunis sous la protection des Grands Esprits. Soyez-en assurés, mes chers, ils voient vos efforts pour faire reconnaitre leur grandeur. Ils voient le travail que vous faites pour chasser les hérétiques, pour silencer cette fausse foi qui gangrène les âmes les plus faibles.

Il se tut un instant et son regard se durcit lorsqu'il poursuivit :

— Mais ils ne sont toujours pas satisfaits. Ils ne nous considèrent pas encore dignes du retour des Élus Animistes, digne de leurs pouvoirs sacrés. Les êtres venus des ténèbres poursuivent leurs méfaits dans les rues de notre cité. Ils ont réussi à pénétrer au sein même de notre Temple, le lieu le plus sacré qui soit, afin d'y semer la terreur. C'est là une mise en garde terrible que nous ne pouvons pas ignorer.

Il se racla la gorge, reprit difficilement son souffle, toujours soutenu par le disciple inconnu qui n'avait pas rabattu son capuchon. Celui-ci murmura quelque chose à l'oreille du Maître, qui secoua la tête négativement et lui tapota le poignet comme pour le rassurer.

— L'étau se resserre, poursuivit-il. Nous devons apaiser leur courroux, nous devons entendre leurs supplications ! Nous avons laissé nos montagnes sombrer sous l'influence néfaste des mœurs légères de la Capitale. Feu notre Duc, qui a été très justement châtié, a ramené à Horenfort le fléau du métissage, du laxisme, d'une trop grande tolérance qui nous met en péril. Entendez-moi bien, mes chers ! Nous devons reprendre le contrôle du Duché au plus vite ! Le libérer de son assertion à un Royaume qui s'est perdu, le libérer de l'hypocrisie d'une Duchesse qui n'a pas sa place ! Elle ment et manipule, elle ne croit en rien, s'acharne contre les vrais défenseurs des Esprits et encourage les pratiques hérétiques ! Elle mènera le Duché à sa fin, croyez-moi sur paroles, si nous la laissons faire. Elle balaye nos traditions, nos valeurs, nos convictions, fricote avec le peuple et n'a rien d'une digne gouvernante !

Ambroise buvait ses paroles. Voilà des jours, des semaines, qu'il ruminait sa colère et sa haine en solitaire. Il allait enfin pouvoir la laisser s'épandre, la laisser rugir à l'unisson avec celle de ses compagnons.

Le Maître balayait ses fidèles du regard, une lueur farouche illuminant ses petits yeux ridés. D'une voix ferme, calme, envoûtante, il conclut :

— Reprenons le contrôle de nos terres, mes amis. Chassons les hérétiques, bannissons les impurs et les hypocrites. Le duché sera bientôt entre nos mains.

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