Chapitre 17
Énith soupira de soulagement en mettant pied à terre après une nouvelle longue journée de chevauchée. Depuis deux jours, le ciel voilé et les températures plus douces qu'à l'accoutumée avaient préservé la vitalité des chevaux et de leurs cavaliers, leur permettant d'avaler les lieues à un rythme soutenu. Elle remercia intérieurement le Soleil de s'être fait plus discret ce jour-là, lui permettant de suivre la cadence sans trop souffrir. Son état s'améliorait petit à petit, son corps rechignait moins face aux conditions difficiles du voyage. Sa fatigue mentale persistait mais elle s'en accommodait, s'accordant de longs moments de silence, retranchée dans la solitude de ses songes. Elle n'était cependant pas mécontente de voir le crépuscule approcher, synonyme d'un repos bien mérité.
Elle confia Kiaris à l'un des soldats et s'éloigna du reste de la troupe pour aller se rafraîchir à la petite rivière qui coulait près de leur campement. L'eau vive roula sur sa nuque et, sans qu'elle parvienne à s'en empêcher, comme trop souvent lors de ces derniers jours, ses pensées la ramenèrent vers sa conversation avec Léonor.
« Tout est possible en amour », avait-elle dit. Cette phrase ne la quittait pas. Elle avait terriblement envie d'y croire, et passait de longues heures chaque jour à rêvasser à son amour impossible avec Mordan. Pourtant, au fond d'elle, elle savait pertinemment que tout ceci ne serait jamais guère plus qu'un rêve. Elle ferma les yeux, s'efforçant en vain de chasser de ses pensées le doux regard de son soldat.
Un craquement sonore se fit soudain entendre derrière elle. Ses lames se retrouvèrent dans ses poings avant même qu'elle ne s'en aperçoive et elle se retourna, le cœur battant.
— Oh, comme une impression de déjà vu ! s'amusa Meben.
— Ah, c'est toi.
— Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur. Je t'ai vue t'éloigner et je me suis dit que c'était l'occasion de discuter un peu loin des oreilles indiscrètes.
— Discuter de quoi ?
Elle rangea ses lames dans leurs fourreaux, feignant de ne pas apercevoir le froncement de sourcils de Meben, certainement dérouté par son attitude froide. Elle avait beau savoir son comportement puéril, elle ne pouvait s'empêcher d'en vouloir à son ami. Il avait passé les derniers jours en compagnie de Johol, toujours fourré dans son ombre, se délectant visiblement de leurs longues et profondes conversations théologiques. Il n'avait presque pas fait attention à elle durant tout ce temps.
Elle se retourna vers la rivière et recueillit l'onde entre ses mains en attendant la réponse de Meben.
— De Johol, bien évidemment. Je pense avoir réussi à le connaître suffisamment bien pour pouvoir éclaircir certains points de sa personnalité qui peuvent... dérouter.
— Vraiment ?
Meben s'installa près d'elle et lui lança un regard scrutateur.
— Tu m'en veux, Énith ? J'ai fait quelque chose de mal ?
Son ton sincèrement troublé adoucit légèrement son humeur. Elle s'efforça de refouler son ressentiment, se traitant intérieurement d'enfant gâtée, et secoua la tête.
— Non, je ne t'en veux pas, je suis simplement fatiguée. Je t'écoute.
— Johol est certes bourru mais...
— Colérique aussi.
— Oui c'est vrai...
— Et insolent.
— Aussi...
— Et impertinent. Irrespectueux. Méprisant.
— Je peux parler ?
Énith croisa les jambes, maudissant son inhabituelle impulsivité, et l'encouragea à poursuivre.
— Je disais donc, reprit Meben, qu'il est aussi un homme plein de qualités, extrêmement brillant, dévoué, et passionné. Il prend les choses très à cœur, il se sent très impliqué dans notre mission.
— Moi aussi. Pourtant je ne me permets pas de laisser mes émotions exploser à la face du monde dès que je me sens contrariée.
— Vraiment ?
Énith préféra ignorer la pique et poursuivit :
— J'ai vraiment le plus grand mal à excuser son attitude.
— Il me semblait pourtant que tu étais prête à revoir ton jugement à son égard, après qu'il a réussi à te rendre ta motivation à Areix.
— Son intervention m'a rendu service ce jour-là c'est vrai, et je lui en suis reconnaissante, mais...
— Mais quoi ?
Elle se mordit la lèvre, se retenant de crier « Mais il t'a volé à moi ! », ce qui aurait été digne d'une enfant de huit ans. Elle se sentait d'ailleurs comme une enfant capricieuse, et la honte de son comportement ne faisait qu'augmenter son agacement. Elle préféra ne rien répondre, plutôt que dire quelque chose qu'elle aurait immédiatement regretté.
— Tu n'as pas l'air d'avoir envie de faire d'effort, insista Meben.
— Je ne vois pas pourquoi je me donnerais tant de mal. Johol et moi nous ignorons autant que possible, c'est aussi bien comme ça. Le jour où nous aurons besoin de nous parler de nouveau, j'aviserai. En attendant, si cela te fait plaisir de passer tout ton temps en sa compagnie, je t'en prie, fais comme bon te semble.
Meben se crispa, la dévisagea avec une mine perplexe avant d'affirmer :
— Donc tu m'en veux. Tu sais pourtant très bien que c'est pour toi que je passe mes journées avec lui !
— Ça n'a pas l'air de te déplaire, au contraire.
— Et alors ?
Et alors tu me manques !
— Et alors... je n'aime pas ça.
— Tu ne devrais pas te méfier autant de lui, Énith. Il n'est pas aussi mauvais que tu le penses.
— J'en doute, marmonna-t-elle.
Meben soupira avec exaspération et se releva.
— Si j'avais su que tu ferais preuve d'aussi peu de bonne volonté, je ne me serais pas donné tant de mal.
Il tourna les talons et la laissa plantée là, seule près de la rivière. Elle s'en voulut à la minute où il disparut derrière les immenses fougères mais n'osa pas le rattraper, de peur de n'être capable que d'empirer un peu plus les choses.
****
Assis en tailleur près du feu de camp, Meben ruminait, le regard plongé dans les flammes bondissantes. La nuit était bien avancée, et en-dehors des deux soldats qui patrouillaient autour du camp, tous étaient partis se coucher depuis bien longtemps. Mais lui ne parvenait pas à s'endormir.
Il grogna d'agacement, jeta un caillou dans les flammes qui projeta quelques étincelles. Sa dispute avec Énith le hantait. Pourquoi avait-elle réagi aussi vivement ? Il n'avait fait qu'appliquer leur accord : se rapprocher de Johol afin de mieux le comprendre, d'apaiser les relations. Il avait rempli sa mission à la perfection, et ne s'attendait certainement pas à une telle démonstration de mauvaise humeur. Qu'avait-elle donc à lui reprocher ? Était-elle attristée d'avoir passé moins de temps avec lui ces derniers jours ?
Il écarta cette pensée d'un haussement d'épaules cynique.
Non, ce n'était certainement pas ça. Il ne lui manquait pas, elle avait bien assez à faire avec Léonor, et suffisamment d'agréable compagnie avec son précieux soldat. Dès que ses pensées le ramenèrent à Mordan et aux regards attendris qu'il échangeait sans cesse avec Éntih, les mâchoires de Meben se crispèrent et cette si désagréable sensation dans sa poitrine apparut de nouveau.
De la jalousie. Il devait bien se rendre à l'évidence ; il aurait aimé être celui à qui ces doux regards étaient destinés. Peut-être même avait-il profité de sa mission auprès de Johol pour s'éloigner et ne plus avoir à supporter ce spectacle. Elle faisait tout son possible pour le cacher, mais ses élans d'affection envers le soldat étaient tout sauf discrets. C'était tellement flagrant que cela en devenait presque humiliant pour lui.
Pourtant, elle ne lui devait rien. Elle avait toujours été parfaitement claire sur leur relation, et ne lui avait jamais laissé entrevoir quoi que ce soit d'autre. Ce sentiment de trahison n'avait aucune raison d'être, mais c'était plus fort que lui. Et leur dispute n'avait fait qu'exacerber encore cette amère sensation de rejet.
Il inspira doucement pour essayer de rétablir le calme en lui et de chasser ces tourments ridicules. Le monde était sur le point d'être englouti dans les ténèbres, leur recherche d'aide désespérée n'était pas des plus efficaces, et voilà qu'il passait sa nuit à se morfondre sur ses peines de cœur.
Ridicule.
Mon oncle rirait bien de moi, s'il me voyait.
Il sursauta soudain, percevant un mouvement sur sa droite. Il releva la tête et accueillit Johol qui le dévisageait avec son éternel rictus.
— Vous ne dormez pas ? interrogea le prêtre. Je vous savais pieux, jeune Meben, mais pas au point de respecter les veilles de Daleï.
— Les veilles de... Non, à vrai dire je n'arrive simplement pas à trouver le sommeil.
— Je vois.
Johol s'installa près de lui, sur une malle qu'on avait approchée du foyer pour servir de siège d'appoint. Comme il gardait le silence, Meben relança la conversation :
— Et vous ? Vous ne dormez pas non plus ?
— Non. En ma qualité de représentant du Culte, il est de mon devoir de respecter chaque veillée, quelle que soit ma situation.
Meben se sentit rougir d'embarras. Il n'avait pas la moindre idée de ce en quoi consistaient ces veilles. Il bafouilla :
— Pardonnez-moi, mais... Comme vous le savez, je ne suis converti que depuis peu et n'ai pas eu beaucoup l'occasion de...
— Je sais, le coupa Johol. Vous me l'avez répété mille fois.
— Pouvez-vous me parler de ces veilles ? Si cela ne vous dérange pas.
— Pas le moins du monde.
Meben chercha une position plus confortable, satisfait. Un nouvel échange théologique avec le représentant de Diùnn lui permettrait à coup sûr de chasser Énith de son esprit.
— Je vous écoute.
— Comme vous le savez, du moins je l'espère, demain soir se tiendra la Gloire de Daleï, cette grande célébration en l'honneur de notre Déesse, au cours de la septième pleine lune de l'année. Durant les quinze jours précédant cette pleine lune, il est coutumier de veiller chaque soir jusqu'à ce que la lune atteigne son point culminant dans le ciel, afin d'observer et de vénérer les différentes phases ascendantes de la Lune, symbole de notre toute puissante Daleï.
— Ce doit être une expérience méditative très intense.
— Effectivement. Mais si je la trouve personnellement revigorante, beaucoup lui préfèrent le confort de leur lit et ne la respectent pas. C'est pourtant une phase essentielle de la Gloire de Daleï.
— Puis-je cependant vous poser une question, que peut-être vous trouverez... déplacée ?
— Dites toujours.
Meben se mordit la lèvre inférieure, peu rassuré sur la réaction du prêtre colérique face à sa réflexion. Mais il prit son courage à deux mains :
— Cette vénération de la Lune, n'est-ce-pas finalement... quelque chose de très proche de l'Anima ? Eux aussi ont des rituels et des fêtes liés à la Pleine Lune.
Comme il s'y était attendu, le visage de Johol se crispa en un rictus dédaigneux. Cette comparaison n'était pas pour lui plaire, mais il fit l'effort colossal de conserver une voix calme pour répondre à son jeune élève.
— Les fidèles de l'Anima vénèrent l'Esprit de la Lune, comme si l'astre était vivant, doté d'une conscience et d'une volonté propres. La Lune en elle-même est leur Divinité. Le Culte en revanche ne voit en elle qu'un symbole. Ce n'est pas la Lune que nous vénérons, mais ce qu'elle représente : Daleï, la Déesse, le féminin, dans tout ce qu'elle a de rond, d'obscur, de lumineux, de mystérieux. L'évolution du féminin dans toutes ses phases. La Lune n'est qu'un support pour nous, humains, afin de nous connecter à une Divinité inaccessible, immatérielle. Daleï et Diùnn sont aussi proches des Hommes dans leurs représentations qu'ils en sont éloignés dans leur essence. User de symboles nous permet de nous connecter à cette essence plus facilement. Mais il n'y a que les arriérés de l'Anima pour penser que la Lune possède une vie qui lui est propre !
Meben acquiesça avec un demi-sourire, à la fois profondément fasciné par les paroles du prêtre qui résonnaient en lui, et amusé de voir qu'il n'avait pas pu s'empêcher de conclure son monologue par une pique pleine de mépris.
Il leva les yeux vers le globe imparfait de la Lune qui avait déjà pris sa place haut dans le ciel nocturne. Il ne manquait qu'un mince croissant lumineux pour qu'elle devienne parfaitement ronde. Cependant l'éclat trop vif du feu devant lui le gênait dans sa contemplation.
— Un environnement obscur est idéal pour apprécier la Lune dans toute sa splendeur, remarqua Johol comme s'il lisait dans ses pensées.
— C'est ce que j'étais en train de me dire. La lumière du feu me gêne.
— Je vous conseille de vous rendre près de la rivière, à la sortie du camp. C'est l'endroit idéal. Les pieds dans l'eau, le regard vers la Lune... L'union des deux symboles favoris de notre Déesse.
— C'est là que vous étiez avant de me rejoindre ?
— Absolument. Si vous n'avez pas encore sommeil, je ne peux que vous encourager à vous y rendre.
Meben ne se fit pas prier. Il se leva immédiatement, heureux de pouvoir concentrer ses pensées sur sa foi florissante plutôt que sur ses absurdes peines de cœur. Il remercia le prêtre pour ses précieux conseils et, juste avant de le quitter, ajouta :
— Peut-être que demain soir, nous pourrons célébrer la grande fête ensemble et partager une prière ? Si ma compagnie ne vous importune pas dans ce recueillement si important.
— Pas le moins du monde. J'en serais ravi.
Meben lui sourit avec reconnaissance et s'apprêtait à tourner les talons, mais la voix de Johol le stoppa en plein élan.
— Lors de votre conversion au Culte, avez-vous reçu la bénédiction de Daleï ?
Meben se retourna et réfléchit quelques instants, surpris par la question.
— Oui, bien sûr. J'ai suivi le rituel de bénédiction au Divinaire de la Demi-Lune, chez moi. Les Représentants du Culte de mon Duché m'ont béni tous deux, au nom de Diùnn puis de Daleï.
— Vous avez suivi ce rituel le jour de la Gloire de Diùnn, comme le veut la tradition ?
— Effectivement.
— À mon sens il est important d'effectuer un second baptême en cette nuit dédié à notre Déesse. C'est ainsi que je procède, même si mes confrères ne considèrent pas tous que c'est indispensable.
— Cela parait juste. Mais n'est-il pas nécessaire de recevoir cette bénédiction par une Représentante de Daleï ?
— En temps normal, j'aurais en effet laissé le soin à Lyrie d'effectuer le rituel. Mais en son absence, je suis tout à fait apte à m'en charger moi-même.
— Alors j'en serais honoré.
Après lui avoir souhaité une bonne nuit, Meben s'éloigna enfin de Johol pour rejoindre la petite rivière, à l'endroit où il avait rejoint Énith le matin-même. Il secoua la tête et se fustigea intérieurement ; il n'allait pas recommencer à penser à elle !
Il ôta ses bottes,avança de quelques pas hésitants dans l'eau, accueillant avec plaisir le vifsaisissement de l'onde fraîche qui coulait entre ses jambes. Il laissa lasérénité de Daleï parcourir son corps, éclaircir son esprit et, observant lesreflets tremblants de la Lune sur les remous de la rivière, il demandasecrètement à sa Déesse d'apaiser son cœur tourmenté, avant de se lancer dansune prière méditative.
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