Chapitre 16 - Deuxième Partie

Le soleil disparaissait enfin derrière la crête des plus hautes montagnes lorsque le dernier soldat remercia Léonor pour sa protection et partit rejoindre ses camarades. La jeune fille tendit les bras vers le ciel et étira son corps perclus de fatigue, le visage déformé par un bâillement sonore. L'après-midi de chevauchée couplée d'une intense session de télépathie avait ravivé un violent besoin de sombrer dans le sommeil.

Il te faudra attendre encore un peu avant d'aller dormir, lui rappela Lasthyr dans un coin de sa tête. Il nous reste encore une dernière personne à protéger.

Ah. C'est vrai.

Léonor balaya les alentours du regard à la recherche de son amie. Le camp avait été dressé, les tentes montées, le feu allumé. Elle devinait que le groupe obéissait à une routine bien établie, des gestes répétitifs qui s'étaient mis en place de façon plus ou moins volontaire durant les premières semaines de leur voyage. L'ambiance demeurait solennelle et feutrée, on parlait peu et à voix basse, chacun vaquant à ses occupations personnelles, créant un saisissant contraste avec l'atmosphère festive, bruyante, emplie de rires et de musique de la joyeuse troupe d'artistes.

Léonor chassa cette pensée de son esprit avant que la nostalgie ne s'empare d'elle. Jamais elle ne les reverrait. Inutile de leur accorder une place trop importante dans ses souvenirs.

Enfin elle avisa Énith, pelotonnée à même le sol à quelques pas du feu, la tête posée sur ses genoux pliés. Léonor l'avait aperçue du coin de l'œil, pendant qu'elle exerçait son travail sur ses camarades, s'éloigner du groupe pour aller s'asseoir, visiblement épuisée. Le cœur de Léonor se serra. Elle rechignait à l'idée de lui imposer une nouvelle intrusion mentale, aussi douce soit-elle.

Nous n'avons pas le choix, Léonor.

Je le sais bien.

Le soldat Mordan s'approcha de sa protégée, passa une main compatissante dans son dos et lui murmura quelques mots. Énith releva la tête vers lui, un sourire attendri illuminant son visage. Mordan passa une main sous son bras pour l'aider à se relever, la laissant s'appuyer tout contre lui pour avancer. Lorsqu'elle comprit qu'il la guidait vers sa tente qui venait d'être installée, Léonor se précipita vers eux.

— Énith ! appela-t-elle en les rejoignant. Je suis désolée, je sais que tu es épuisée, mais il faut que...

— Je sais Léonor, ne t'inquiète pas. Je venais justement de demander à Mordan d'aller te chercher. Peut-on s'installer dans ma tente pour le faire ? Si jamais je m'évanouis, j'aimerais autant ne pas me donner en spectacle.

Léonor accepta d'un hochement de tête. Elle aurait voulu la rassurer, lui dire qu'elle resterait consciente, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. La faiblesse évidente d'Énith, les cernes qui creusaient ses yeux et son teint grisâtre commençaient à sérieusement l'inquiéter.

Toujours soutenue par son soldat, Énith s'engouffra sous la tente. Lorsqu'elle entra à son tour, Léonor vit Mordan, accroupi près d'Énith, poser une main sur la sienne et lui demander à voix basse si elle avait encore besoin de lui. Elle secoua la tête négativement et le congédia, toujours avec ce sourire tendre. Léonor haussa un sourcil en s'apercevant que les attentions délicates de son garde du corps semblaient redonner un peu de rose aux joues de son amie.

Une fois seules, Léonor se rapprocha d'Énith et prit place en face d'elle sur le lit. Elle la sentit se crisper immédiatement.

— Ça va aller, Énith. Ça n'a rien à voir avec ce que nous avons fait l'autre jour, je te le promets. Tu ne vas presque rien sentir.

Énith se mordit la lèvre inférieure, poussa un soupir las et murmura :

— Bien. Finissons-en. Lasthyr est prête ?

Léonor acquiesça, réalisant soudain que l'esprit de la Valacturienne ne la quittait presque plus jamais. L'entremêlement de leurs sensations lui paraissait désormais si coutumier qu'elle ne s'en rendait même plus compte. Elle avait toujours un pied à Valacturie, suivant les allées et venues de Lasthyr sous le soleil bleu et les immenses bâtiments translucides qui composaient son univers. Elle était constamment divisée entre deux mondes mais, étrangement, elle ne s'était jamais sentie si complète de sa vie. Souriant à cette pensée, elle tendit les mains vers son amie dont les doigts tremblants étaient froids sous les siens. Une fois leurs fronts posés l'un contre l'autre, elle supplia :

Fais le plus doucement possible Lasthyr, s'il-te-plait.

Bien sûr.

L'onde d'énergie familière la traversa lorsque la créature s'engouffra plus profondément dans son corps, à la recherche de la conscience d'Énith. Léonor serra plus intensément les mains de son amie pour l'encourager. Elle crut percevoir un sanglot étouffé lorsque Lasthyr effleura l'esprit de son amie et son cœur se serra. Énith ne supporterait pas longtemps de repousser ainsi encore et encore les limites de ses capacités. Lorsqu'enfin, au bout de quelques secondes qui leur parurent une éternité, Lasthyr se retira, Léonor ouvrit les yeux précipitamment pour sonder l'état de son amie. Elle était toujours consciente et s'efforçait de calmer le rythme de sa respiration. Une larme perlait aux coins de ses yeux encore fermés.

— Énith ? l'appela doucement Léonor. C'est fini. Tout va bien ?

La jeune fille acquiesça de la tête, souleva doucement les paupières, libérant la perle salée qui dévala sa joue. Elle renifla doucement en s'excusant :

— Pardon oui. Je vais bien. Mais je... J'ai l'impression que mon esprit est une plaie à vif. Je sais que ce n'était pas voulu mais...

— Tu as eu mal ?

Énith hocha de nouveau la tête et Léonor ne put s'empêcher de se rapprocher d'elle encore pour la prendre dans ses bras. Elle lui paraissait si vulnérable qu'un irrépressible besoin de la protéger lui vrilla le cœur.

— C'était la dernière fois, je te promets. On te laisse tranquille maintenant.

La tête posée contre son épaule, Énith se laissa pleurer un peu, de douleur et de soulagement à la fois, sans doute. Puis elle sécha ses larmes du revers de la main et s'allongea sur sa couche en position fœtale.

— Tu veux que je te laisse dormir ? interrogea Léonor.

— Je n'ai pas très envie de rester seule.

— Je peux appeler Meben si tu veux.

Le visage d'Énith se rembrunit et elle haussa les épaules avec agacement.

— Il est avec Johol, encore en grande conversation. Je les ai vus. Je crois qu'il préfère passer du temps avec lui.

— Il viendrait si tu lui demandais, tu le sais bien.

Nouveau haussement d'épaules.

— Sûrement. Mais de toute manière ce ne serait pas bien vu que je reste seule avec lui dans une tente.

— Je croyais que vous n'aviez que faire du protocole.

— Il y a des limites, quand même, répondit son amie avec un petit rire.

— Je suppose que ça vaut aussi pour ton soldat ?

Énith releva légèrement la tête, interloquée.

— Pardon, je ne voulais pas être indiscrète, s'excusa Léonor. Mais vous paraissez proches et complices, tous les deux. Enfin... J'ai l'impression que sa présence te...

— Me trouble ?

— Ce n'est pas ce que j'allais dire, mais oui.

Énith se laissa retomber sur l'oreiller et enfouit son visage empourpré dans ses mains en soupirant.

— Alors ça se voit à ce point ? Moi qui espérais réussir à le cacher.

— Donc tous les deux, vous...

— Non ! Non, il ne s'est rien passé, absolument rien. Mais je... Enfin... Je crois que... J'aimerais bien.

Léonor sourit devant cette confession confuse. Elle le devinait, ce n'était pas facile pour Énith de s'épancher sur les tourments de son cœur, et elle reçut cette confidence comme une véritable marque de confiance. Énith se dévoilait soudain comme une jeune fille de dix-sept ans comme les autres, et Léonor décida de la traiter comme telle.

— Je suppose que ça aussi, ce serait mal vu ?

— Bien évidemment.

— Tu lui as dit ?

— Quoi donc ?

— Ce que tu ressentais pour lui ?

Énith lança un œil inquiet vers l'entrée de la tente, consciente que son soldat ne se trouvait qu'à quelques pas, et fit signe à Léonor de parler plus bas.

— Tu es folle, lui répondit-elle finalement. C'est hors de question. Il ne pourra jamais rien se passer, je refuse de le mettre dans l'embarras.

— Et s'il ressent la même chose, lui ? Tu n'aimerais pas le savoir ?

— Ce serait encore pire.

Léonor ne put s'empêcher de s'esclaffer.

— Ah, les amours des nobles, qu'est-ce que ça a l'air compliqué !

— Je ne te le fais pas dire. Mes parents m'ont dit qu'en tant qu'héritière je serai libre de choisir qui je veux épouser. Mais en réalité c'est bien plus compliqué. On attend de moi que je me fiance à Meben, et même si je suis en droit de refuser, je suis quand même supposée choisir un mari de mon rang. Pas un soldat.

— Tu parles déjà de te marier !

— C'est dans l'ordre des choses, dans mon monde. Si je veux vivre une histoire d'amour au grand jour, je suis obligée de me marier.

— Quelle tristesse.

Énith la regarda avec une curiosité évidente.

— Toi, tu... Tu ne te poses pas toutes ces questions, n'est-ce pas ?

— Non, pas du tout. Je vis mes amours sans attache. Ce n'est pas forcément évident non plus, il m'arrive de rêver d'une véritable histoire. Mais je passe mon temps à voyager, ça complique un peu les choses.

— Mais si un homme te plait, tu...

— Je ne me pose pas de question. Homme... ou femme d'ailleurs.

Énith écarquilla les yeux de surprise, ce qui ne fit que dédoubler l'hilarité de Léonor. Son innocence était absolument attendrissante.

— Tu veux dire que tu as déjà eu des aventures avec une femme ?

— Oui. Homme ou femme, ça m'importe peu si la personne me plait.

— Je... Je ne savais même pas que c'était possible.

Les joues rosies, elle paraissait réfléchir à cette nouvelle information. Léonor sourit et chuchota :

— En amour, tout est possible. Même pour toi, au fond j'en suis certaine. Que risques-tu vraiment en essayant de vivre ton amour pour Mordan ?

— Les risques sont en réalité bien plus grands pour lui que pour moi.

— S'il est sous ta protection, personne ne pourra rien contre lui. Tu es la future Duchesse, non ? Ce n'est pas juste en-dessous de Reine, ça ? Si ça ne te permet pas de vivre comme tu l'entends, alors à quoi bon ?

Léonor avait bien conscience que c'était une vision bien simpliste des fonctions complexes des rangs de la noblesse, et que la vie d'Énith était soumise à une multitude de règles qu'elle ne pouvait guère comprendre. Mais ce soir-là, elle avait envie d'insuffler à son amie un peu d'espoir, et la joie d'imaginer qu'elle était libre d'aimer qui elle voulait. Et en voyant le sourire apaisé sur le visage d'Énith lorsqu'elle s'endormit enfin, la tête probablement pleine de rêves d'amour, Léonor ne regretta pas le moins du monde ses paroles naïves.

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