Chapitre 15 - Deuxième Partie
Énith laissa exploser sa joie et bondit sur ses pieds pour lui sauter au cou.
— Merci, lui souffla-t-elle. Merci, Léonor, sans toi nous serions restés impuissants face aux Portes, incapable d'en ouvrir une ou de refermer l'autre. Merci, du fond du cœur à toutes les deux.
Touchée quoiqu'un peu gênée, Léonor lui rendit son accolade d'une petite tape dans le dos. S'apprêtant à reprendre la parole, Énith se redressa d'un bond mais tituba un instant, visiblement prise de vertiges. Elle se raccrocha à la table en soupirant, secoua la tête pour se reprendre.
— Nous devons reprendre la route sans tarder, décréta-t-elle. Dès cet après-midi. Je vais avertir Lopaï.
— Tu plaisantes j'espère ! rétorqua Meben, sourcils froncés. Regarde-toi, tu fais deux sauts de cabri et tu es déjà à deux doigts de t'écrouler. Tu crois vraiment que tu peux tenir à cheval ?
— Bien sûr que oui.
— Tu n'as pas assez récupéré.
— Je ferai avec, Meben ! Nous ne pouvons pas attendre encore, nous avons assez perdu de temps ici !
— Assied-toi deux secondes s'il-te-plait, qu'on puisse en parler à tête reposée.
— Il n'y a rien de plus à dire.
— Finis au moins de manger !
Énith fit la moue mais se laissa finalement convaincre.
Léonor les regarda se chamailler avec un sourire en coin, amusée par leur complicité. Il y avait quelque chose de touchant chez ces deux-là, et elle se surprit à se demander quelle était la nature de leur relation. Elle secoua la tête pour chasser ces interrogations. Cela ne la regardait pas. Elle avait déjà bien trop à faire et à penser pour commencer à s'intéresser aux amourettes de la noblesse.
— À mon avis, ils ne sont pas que des amis.
L'intervention de Lasthyr face à ses pensées la fit sursauter et émettre un petit rire incontrôlable.
— Tu joues les commères maintenant ?
— Tu as trop d'influence sur moi.
— Détrompe-toi, je n'ai jamais aimé les commérages.
— Je ne te crois pas le moins du monde.
Léonor s'esclaffa avant de réaliser que ses deux amis la regardaient, surpris. Elle secoua la tête et fit taire la Valacturienne d'une pensée amusée tout en rattrapant sa fourchette.
— Ce n'est rien, leur dit-elle en tapotant sa tempe de l'index. C'est Lasthyr qui fait des plaisanteries.
— À quel sujet ? demanda Meben, suspicieux.
Elle haussa les épaules en se retenant de pouffer de plus belle. Quelques coups retentirent contre la porte de bois, bienheureuse diversion. La jeune serveuse passa la tête dans l'entrebâillement de la porte, demandant l'autorisation de commencer à débarrasser. Énith lui fit signe d'entrer, tout en continuant ses chamailleries avec Meben. Elle lui soutenait encore qu'elle était prête à poursuivre le voyage, pour autant Léonor donnait raison au jeune homme ; Énith avait beau s'efforcer de camoufler sa fatigue, ses traits tirés et son regard fuyant la trahissaient. Léonor s'inquiéta mentalement :
— Penses-tu qu'elle se remettra rapidement ? J'espère que ton intrusion dans son esprit ne l'a pas affaiblie plus qu'elle ne veut bien l'admettre.
— Je l'espère aussi.
— Crois-tu qu'Ory pourrait l'aider ? Je pourrais essayer de le contacter.
— Les Alanyas ne sont pas très doués pour la télépathie.
— C'est vrai, je l'avais remarqué.
— Si son état ne s'améliore pas rapidement, je m'occuperai de le contacter pour... Léonor, ATTENTION !
Le couteau de cuisine serré dans le poing de la petite serveuse fendit l'air en sa direction. Elle eut à peine le temps de l'esquiver ; le tranchant de la lame déchira sa chemise et érafla sa peau, manquant de peu une blessure mortelle. Ignorant les bonds et cris surpris de ses deux amis, Léonor se prépara à parer une nouvelle attaque. Elle sauta sur ses pieds tandis que la fillette se précipitait sur elle une seconde fois. Tout en se débattant, Léonor la dévisagea, incrédule. Ce n'était rien de plus qu'une enfant ! Son visage était impassible, d'une neutralité effrayante, et au fond de ses yeux noisette Léonor surprit l'éclat d'un reflet doré. Lasthyr le vit aussi et en un instant, la lumière se fit en elles. Le doute n'était plus permis.
— Qui es-tu ? s'écria la chanteuse tout en se débattant.
Elle ne savait pas très bien si c'était elle ou Lasthyr qui avait prononcé ces mots. Elle sentit la Valacturienne s'avancer un peu plus en elle et prendre le contrôle de son corps, mue par une volonté désespérée de démasquer le traître. D'un geste elle fit voler le couteau de cuisine qui s'arracha de la main frêle de l'enfant pour venir se ficher dans une poutre du plafond. Elle saisit les poignets de la fillette et plongea son regard plus profondément dans le sien à la recherche de l'éclat doré. Mais il n'y était plus. Il ne restait que les iris noisette, traversés par la surprise et la terreur. Ses paupières s'affaissèrent finalement et le corps de la jeune fille tomba lourdement sur le sol.
Léonor resta figée par la stupeur. Son regard se tenait obstinément fixé sur la fille écroulée sur le plancher, inconsciente. Elle n'osait pas poser les yeux sur ses deux amis, qui devaient être encore plus désorientés et effrayés qu'elle-même.
Que s'était-il passé ?
— Un Valacturien. Tu avais raison, c'est un Valacturien. Il utilise les humains comme des pantins. Je ne comprends pas. C'est intolérable. C'est inimaginable. Je ne comprends pas.
Les pensées de Lasthyr résonnaient sous son crâne, perturbées, hachées.
— Je suis désolée, Léonor. J'aurais dû te croire.
— Ce n'est pas ta faute.
— Je ne comprends pas.
— Tu l'as déjà dit.
— Les Valacturiens n'agissent pas ainsi !
Les pensées de Lasthyr se turent un moment, ou bien accélérèrent à une vitesse si intense que Léonor ne parvenait plus à les suivre. Elle n'aurait su le dire. Mais elle sentit qu'une idée émergeait dans l'esprit de la Valacturienne, sans qu'elle s'autorise à la partager. Elle ne put cependant empêcher un mot de s'échapper de son esprit et d'envahir celui de Léonor :
— Alistar.
— Quoi ?
— Je dois te laisser. Je dois trouver qui agit ainsi et en référer à notre conseil. C'est intolérable.
— Tu as une idée de qui c'est ?
— Non.
Une chose qu'elle n'aurait jamais cru possible était en train de se produire ; Lasthyr mentait. Elles savaient toutes les deux que Léonor s'en apercevrait immédiatement, alors pourquoi s'obstinait-elle à tenter de lui cacher ce qu'elle savait ?
— Lasthyr...
— Je te laisse.
Une fois l'esprit de la créature hors du sien, Léonor retrouva brutalement sa réalité. La petite chambre vétuste, le repas copieux inachevé, la jeune serveuse inconsciente, et ses deux amis penchés au-dessus de son corps, tentant de la réanimer. Énith se retourna vers elle, la panique inscrite sur le visage.
— Léonor, que s'est-il passé ?
— Est-ce qu'elle respire ? interrogea-t-elle, ignorant ostensiblement la demande d'explications.
— Oui, mais elle ne réagit pas. Pourquoi a-t-elle perdu connaissance ?
— Pourquoi t'a-t-elle attaqué, surtout ? renchérit Meben.
— Ce n'était pas vraiment elle.
La gorge nouée, ignorant les regards emplis d'incompréhension de ses amis, Léonor se leva enfin et se dirigea vers le couloir pour appeler à l'aide. Faisant fi de son statut social, elle ordonna au garde devant la porte d'aller prévenir le tenancier de l'auberge et quérir un médecin. Le jeune soldat qui se tenait toujours dans l'ombre d'Énith jeta à sa protégée un regard inquiet et dubitatif, mais s'exécuta finalement sans poser de questions. Léonor revint vers le corps inanimé de la jeune fille, s'agenouilla près d'elle et caressa du bout des doigts sa joue blafarde.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Tu n'aurais jamais dû subir cela.
Les cheveux blonds de l'enfant éparpillés sur le sol formaient une flaque d'or, ses petites mains déjà abîmées par le travail reposaient mollement sur son ventre. On aurait pu croire qu'elle dormait. Mais l'intuition de Léonor lui criait qu'elle ne se réveillerait jamais. L'intrusion violente de l'esprit d'un Valacturien dans le sien, dans son corps, annihilant toute sa volonté de geste et de parole alors qu'elle n'y était pas préparée, l'avait probablement brisée. Comme elle avait brisé le marchand de fraises avant elle. Et comme...
Elle sentit les larmes inonder ses yeux. Nino aurait-il survécu à une telle épreuve, si elle ne l'avait pas tué elle-même ?
Nino...
Il n'avait donc jamais voulu l'attaquer. Il n'avait servi que de pantin à un Valacturien mu par la haine de l'humanité. Terrassée par la culpabilité, elle laissa rouler les larmes sur ses joues et porta son regard sur ses deux amis qui l'observaient toujours, attendant patiemment qu'elle se décide enfin à leur parler. Entre deux hoquets, Léonor murmura :
— Je vous dois des explications.
Elle se laissa tomber sur le plancher, remonta ses genoux sous son menton et leur raconta tout.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top