Chapitre 14 - Deuxième Partie
Le soleil se couchait enfin, venant mettre un terme bienvenu à cette journée des plus éprouvantes. Assise sur un banc de bois sculpté installé sous un cerisier, Elmande attendait, les yeux dans le vague. En cette saison, les délicates branches de l'arbre au-dessus d'elle se paraient habituellement d'un feuillage vert éclatant et de fruits gourmands. De tous les recoins somptueux des jardins d'Horenfort, celui-ci faisait partie de ses favoris ; pourtant, elle ne parvenait plus désormais à y voir la moindre beauté.
Les cerises, picorées par les oiseaux et les vers, avaient pourri avant qu'on ait eu le temps de les récolter, et les feuilles mangées par les pucerons jaunissaient, se déformaient. Les fruits avariés venaient s'écraser au sol contre l'herbe desséchée par les chaleurs inhabituelles, formant un tapis nauséabond grouillant d'insectes.
La nature elle-même commençait à souffrir des effets sordides du Monde Interdit. La maladie et les nuisibles faisaient des ravages, et la beauté semblait se faner jour après jour. Elmande en éprouvait un mélange de dégoût et de tristesse.
Elle soupira en croisant les mains sur son giron. Elle attendait la venue du Renard.
Ils avaient pris l'habitude de se retrouver sous ce cerisier, loin des regards et des oreilles indiscrètes, pour s'entretenir régulièrement au sujet de la situation à Horenfort, de la traque des êtres noirs, et de celle des Serviteurs. Après les événements de la matinée, la Duchesse se doutait qu'il souhaiterait lui parler.
Lorsqu'il apparut devant elle, son pelage argenté scintillant dans la lumière déclinante du soir, elle fut saisie par un habituel frisson. Malgré la magnificence du Renard, elle ne parvenait pas à s'habituer à sa présence et, contrairement à sa fille, elle éprouvait face à lui un malaise irrépressible. Elle savait pertinemment que l'Ancien Roi ne leur voulait que du bien, que son aide leur était précieuse et indispensable – son intervention chez la famille Parr l'avait une fois de plus prouvé. Mais elle n'y pouvait rien ; l'aura de mort qui enveloppait le Spectre la glaçait. Ignorant son malaise, elle s'efforça de l'accueillir aimablement.
— Sire Hoaren. Bienvenue.
— Bonsoir, Elmande. J'espère que je ne vous ai pas faite trop attendre.
— Du tout.
— Comment se porte le jeune homme ?
— Sami ? devina Elmande. Ma foi... Il est vivant. Guère plus.
— J'espérais lui avoir évité cette fin sinistre en le libérant si peu de temps après sa possession. J'en suis navré.
— C'est une fin tragique pour ce garçon en effet. Et un espoir qui s'évapore pour nous... Son témoignage nous était précieux.
Elmande croisa les jambes et se cala contre le dossier du banc, cherchant une position plus confortable. Elle avait déjà hâte de mettre un terme à cette conversation.
— Concernant ce qui s'est passé ce matin, enchaîna-t-elle. Cet être noir semblait particulièrement puissant. Il a réussi à vous blesser.
— Seulement à m'étourdir quelques instants.
— C'est déjà plus que ce que je croyais possible. S'agissait-il de l'être supérieur que vous avez évoqué après le départ du convoi ?
— Non. Il était certes redoutable, mais ce n'était qu'un rebut des ténèbres comme les autres.
— Oh.
Elmande ne chercha pas à cacher sa déception. Elle avait espéré que cet épisode effrayant avait au moins eu le mérite de mettre un terme à la recherche de cet être puissant et énigmatique. Et à la terreur que son existence suscitait au fond d'elle, par la même occasion.
Le Renard l'enveloppa d'un regard profond. Elmande eut la désagréable sensation qu'il scrutait son âme et son malaise ne fit que s'accroître. Elle voulut mettre un terme à leur conversation, mais le Spectre n'en avait pas fini.
— Concernant cet être, Elmande, je tenais justement à vous faire part d'une chose que nous jugeons inquiétante, avança-t-il.
— Laquelle ?
— Nous avons complètement perdu sa trace. J'ignore ce qu'il est advenu de lui. S'il parvient à dissimuler sa présence... Ou s'il a quitté Horenfort.
Elmande sentit son souffle se dérober et une angoisse sourde vibrer dans sa poitrine.
— Pensez-vous toujours qu'il ait pu se mettre à la poursuite du convoi ?
— C'est une possibilité. Je ne serais pas étonné qu'il cherche à les arrêter.
Elmande ferma les yeux et prit sa tête entre ses mains, en proie à une profonde détresse. Elle avait envoyé sa fille à la mort.
Croyant la protéger, elle en avait fait la proie d'un être des Ténèbres à la puissance insoupçonnée, incontrôlable et probablement invincible. Peut-être même l'avait-il déjà tuée à l'heure qu'il était. Peut-être son corps gisait-il quelque part, perdu au milieu des montagnes, tandis que les Ténèbres se délectaient de son âme innocente.
— Elmande...
Comment avait-elle pu faire une chose pareille ? Comment avait-elle pu envoyer sa fille au-devant du danger ? Elle avait agi de façon impulsive, irréfléchie, et elle s'en maudirait toute sa vie.
— Elmande...
La voix du Renard la fit enfin tressaillir. Il s'était rapproché et elle releva la tête, prête à lui ordonner de garder ses distances. Mais les yeux blancs du Renard la pénétrèrent avec une telle force qu'elle resta muette.
— Elmande, répéta-t-il. Je vous en prie. Ne cédez pas.
— De quoi parlez-vous ?
— Vous vous laissez envahir par la peur. Elle est la pire des émotions. Vous ouvrez la voie aux êtres noirs... Ne cédez pas.
Il s'approcha encore, et s'efforça vainement de lui insuffler un semblant d'apaisement à travers son regard laiteux. Il murmura :
— Elmande, n'avez-vous pas vu ce qu'il s'est passé ce matin ? L'être noir vous a désigné comme victime. Il a été attiré par vous, immédiatement. Pourtant dans cette pièce, tous étaient soumis à de violentes émotions. Mais c'est vous qui l'avez attiré.
— Ce n'est pourtant pas moi qu'il a possédé !
— Parce que je l'ai dévié de sa trajectoire. Mais c'était vous qu'il voulait, Elmande. Votre chagrin, votre colère, votre solitude, votre angoisse... Votre peur, surtout... Toutes ces émotions sont comme une tempête dans votre âme. Vous devez vous efforcer de les contrôler.
— Vous venez me dire que vous avez perdu la trace de l'être qui veut la mort de ma fille, alors qu'elle est sur les routes, à sa merci, complètement démunie ! Et vous m'ordonnez de ne pas avoir peur ? Comment osez-vous ? Comment osez-vous me parler ainsi, alors que vous avez failli à votre promesse de protéger ma fille ?
— J'ai promis de protéger Horenfort, Elmande. Votre fille est hors de ma portée.
— Alors comment voulez-vous que je n'aie pas peur ? J'ai perdu mon mari, je risque de ne jamais revoir ma fille, je dois vivre seule dans l'incertitude la plus totale, sans savoir si elle vivante ou morte... Bien évidemment que j'ai peur ! La mort vous a-t-elle pris depuis si longtemps que vous n'avez plus aucun souvenir de la douleur ?
Elmande se leva d'un bond, furieuse de sentir son chagrin menacer de se déverser sur ses joues. Le Renard l'observait toujours, impassible. Elle lui jeta un regard mauvais, sans savoir ce qui lui était le plus insupportable ; qu'un mort lui donne des leçons de vie, ou son mutisme face à sa colère. Elle tourna les talons et s'éloigna à grandes enjambées.
— Je ne peux apaiser vos émotions pour vous, Elmande, déclara alors le Spectre dans son dos. Mais je peux veiller à ce que les êtres noirs ne vous approchent pas. Je ne vous abandonnerai pas.
La Duchesse fit volte-face, mais ne vit que le cerisier qui dépérissait. Le Renard avait déjà disparu.
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