Chapitre 13 - Première Partie

— Vous ne parlez pas sérieusement ?

Le ton outré de Johol la fit frémir d'agacement. Plus que tout, Énith avait souhaité pouvoir éviter un nouveau conflit avec le chef religieux. Mais elle devait bien se rendre à l'évidence, c'était peine perdue. Depuis leur altercation deux jours plus tôt, ils s'étaient soigneusement évités. Son aversion envers cet homme était manifestement réciproque, aussi paraissait-il plus simple pour tout le monde qu'ils s'ignorent. Mais la situation les avait contraints à organiser une petite réunion en urgence, obligeant Énith à affronter de nouveau le regard froid du prêtre. Elle soupira et répondit d'une voix calme :

— Malheureusement si, Johol. Croyez-moi, j'en suis la première désolée, mais nous devons nous rendre à l'évidence : nous avons perdu notre temps. Il nous faut faire demi-tour.

Cette affirmation fut accueillie par un lourd silence. Énith balaya la pièce du regard, évitant de s'attarder sur le visage de Johol, rougi par l'indignation.

Ils s'étaient réunis dans la chambre du Sage Talmir qui, sur ordre du médecin, se retrouvait contraint de tenir le lit pendant encore une journée entière. Il s'était pincé un nerf au niveau de la hanche et devait éviter tout effort physique pendant un petit moment s'il voulait être en état de poursuivre le long voyage. La couverture remontée jusqu'à la taille, il se tenait assis dans son lit et écoutait les explications d'Énith avec une expression stoïque. Était-il déçu ou soulagé par ce qu'elle venait de leur annoncer ? Elle n'en avait pas la moindre idée.

Le capitaine Lopaï se tenait debout près de la cheminée éteinte, le regard dans le vague. Meben se dandinait d'un pied sur l'autre à ses côtés en secouant la tête avec défaitisme. Énith le savait, il n'arrivait pas à digérer le rejet des Valacturiens et ne comprenait pas comment ils pouvaient encore les considérer comme une si grande menace. Elle-même ne pouvait refouler le sentiment de profonde injustice qui lui serrait la gorge en permanence.

Ses yeux se posèrent sur la musicienne, assise sur une petite chaise dans un coin de la pièce. Après avoir été présentée au reste du convoi, elle s'était installée à l'écart, avait replié les jambes contre elle et était restée ainsi en boule, laissant le soin à Énith d'expliquer à ses compagnons quelle avait été la teneur de leur conversation interminable de la nuit passée. Énith croisa alors son regard fatigué. La pauvre était livide et paraissait exténuée par la nuit blanche qu'ils venaient de passer. Elle ne la comprenait que trop bien ; elle-même luttait contre les bâillements et l'envie irrépressible de rejoindre son lit. En observant Léonor, elle se demanda si la Valacturienne était toujours présente dans sa tête. Cette possibilité avait quelque chose de troublant. Elle peinait à se faire à l'idée qu'un de ces êtres était si proche, et pourtant toujours inaccessible.

La colère de Johol qui réclamait son attention la tira soudain de ses pensées.

— Nous ne pouvons pas faire demi-tour maintenant, enfin, vous n'y pensez pas ! Nous savons où se trouve la Porte de Valacturie, nous pensons pouvoir l'ouvrir par nous-mêmes, alors allons-y, quoi qu'ils puissent en penser !

— Vous ne pourrez pas ouvrir la Porte sans leur aide.

La voix fatiguée de Léonor détourna l'attention de Johol. Égoïstement soulagée de ne plus être la cible de son regard noir, Énith reporta de nouveau son attention sur la chanteuse. Elle n'avait pas bougé d'un poil, toujours roulée en boule sur sa chaise, et luttait avec le plus grand mal pour garder les yeux ouverts.

— Et comment le savez-vous ? fulmina Johol.

Léonor tapota sa tempe de son index en répondant :

— Lasthyr vient de me le dire à l'instant. Les Valacturiens sont à l'origine de la création de quasiment toutes les Portes, elles répondent à une magie complexe. Une magie à laquelle nous ne connaissons rien.

— Hmm...

Le grognement de Johol trahissait sa pensée ; il n'était clairement pas convaincu.

— Les humains ont eu connaissance de cette magie me semble-t-il, avança Talmir d'une voix plus amicale. Puisque le Roi Rodrich a pu en créer une lui-même. Étant donné que vous, très chère, avez hérité d'un don autrefois enseigné par les Valacturiens, peut-être que d'autres humains possèdent encore cette magie ?

La réflexion du Sage était pleine de bon sens. Avec un espoir non dissimulé, Énith se tourna vers Léonor, dont le regard voilé témoignait de sa conversation mentale avec la Valacturienne. Finalement, elle secoua la tête et répondit.

— Non, Lasthyr pense que c'est peu probable.

— Cette Valacturienne nous est décidément bien inutile ! s'indigna Johol.

Léonor lui adressa un regard éteint, pencha la tête sur le côté et rétorqua :

— Vraiment ? C'est pourtant elle qui m'a appris à maîtriser mon don pour la télépathie. C'est elle qui nous aiguille sur ce qu'il nous est possible de faire ou non. C'est grâce à elle que je parviens, encore difficilement certes, à contacter d'autres peuples afin de chercher de l'aide. Sa connaissance des différents peuples, en plus des manuscrits d'Énith, nous aidera à déterminer qui d'autre sera susceptible de nous écouter.

Énith sourit, ravie de voir que Léonor ne se laissait nullement intimider par le chef religieux et ses impressionnantes colères. Elle lui enviait son calme, sa façon de lui répondre sans se laisser déborder par ses émotions. Si seulement elle pouvait parvenir à lui tenir tête de cette façon. D'autant plus qu'à sa grande surprise, le ton posé dont faisait preuve Léonor semblait faire redescendre les ardeurs de son interlocuteur. La voix de celui-ci avait baissé d'un ton lorsqu'il répondit :

— Certes. Je le reconnais, ses informations nous sont précieuses. Mais ne peut-elle pas faire plus ? Ne peut-elle pas, elle, nous ouvrir la Porte ? Pouvez-vous le lui demander ?

— Ne croyez-vous pas que je l'ai déjà fait ?

— Alors demandez-lui encore !

Léonor déplia enfin ses jambes fines, appuya ses mains sur ses genoux.

— Elle vous entend, vous savez. Sachez qu'elle est très affectée par la décision de son peuple. Elle voudrait pouvoir nous aider.

— Rien ne l'en empêche ! Pourquoi n'agit-elle pas contre l'avis des siens ? Que risque-t-elle ?

Léonor sembla se retrancher de nouveau dans le secret de son esprit mais soudain, comme prise de vertiges, elle enfouit sa tête dans ses mains avec un soupir exténué.

— Je suis désolée, souffla-t-elle. Je suis à bout de forces, je n'y arrive plus. Mon voyage jusqu'ici a été très éprouvant, et le lien mental perpétuel avec Lasthyr depuis des heures et des heures me demande énormément d'énergie. Je n'ai pas du tout dormi ces deux dernières nuits. Je n'arrive plus à me concentrer ni sur ce que vous dites, ni sur ce qu'elle dit. J'ai besoin de dormir.

Elle releva la tête et adressa un regard suppliant à Énith. Celle-ci, bien qu'impatiente de poursuivre les échanges avec la Valacturienne, ne put qu'accepter sa demande.

— Bien sûr, répondit-elle. Va dormir, je vois bien que tu es épuisée depuis que le jour s'est levé.

— Merci Énith. N'hésite pas à venir me réveiller dans quelques heures si besoin.

Le capitaine Lopaï leva un sourcil intrigué, visiblement gêné par la façon qu'avait Léonor de s'adresser à sa Duchesse, trop familière. D'un bref regard, Énith lui signifia qu'il n'avait pas à s'en inquiéter. Une nuit de conversations et de bières échangées avait suffi à briser les barrières sociales entre elles. Cette rencontre avec Léonor était une bénédiction, son lien avec Valacturie un miracle, elle ne laisserait personne l'empêcher de traiter cette jeune fille comme son amie.

— Tu as de quoi te payer une chambre ? lui demanda-t-elle à voix basse lorsque Léonor passa près d'elle.

— Oui, ne t'inquiète pas, elle est déjà réservée. Troisième étage, dernière porte à droite.

— Parfait. Repose-toi bien.

Dès que Léonor eut passé le pas de la porte, Énith fut tentée de s'éclipser également afin de s'autoriser un somme. Mais les regards braqués sur elle, inquiets ou inquisiteurs, ne lui laissaient guère le choix ; la conversation allait encore s'éterniser.

— Puis-je vous parler sans détour, Mademoiselle Énith ?

Le ton de Johol demeurait sec et abrupt, mais cette marque de politesse, cette tournure respectueuse, indiquaient qu'il fournissait des efforts pour amorcer une conversation saine. Énith accueillit malgré tout cette approche avec une certaine retenue.

— Vous n'avez habituellement pas besoin de mon autorisation pour le faire, me semble-t-il. Mais dites toujours.

— Je dois vous avouer que je ne comprends pas votre décision si soudaine de tout abandonner. Nous sommes tous abattus par ce que nous a appris cette musicienne, cela va sans dire, mais par Diùnn ! Nous vous avons connue plus entêtée que cela !

Cette remarque la prit au dépourvu. Aussi étrange que cela puisse paraître, elle décelait un timide compliment sous ce reproche. « Vous avez hérité de la fierté entêtée de votre père », lui avait dit Lopaï au début de leur périple. À ce souvenir, et face à la surprise de Johol, elle sentit sa conviction s'ébranler ; avait-elle baissé les bras trop rapidement ?

— C'est-à-dire... Je n'ai pas décidé de tout abandonner, Johol. Nous allons continuer à chercher de l'aide ! Seulement les Valacturiens ne sont pas ceux vers qui nous pouvons nous tourner pour cela. Même si Lasthyr semble se préoccuper de notre sort, elle est bien la seule. Léonor a été parfaitement claire à ce sujet.

— Si cette Valacturienne s'inquiète pour nous, c'est précisément grâce au lien qu'elle partage avec la chanteuse, rétorqua Johol. Elle a développé une certaine affection pour elle, cela ne fait aucun doute. Les autres Valacturiens sont coupés de l'humanité depuis trop longtemps ! Je suis persuadé que nous pouvons utiliser le don de cette gamine afin de les atteindre, de réveiller l'amour qu'ils avaient autrefois envers nous.

Entendre cet énergumène parler d'amour de sa voix si froide avait quelque chose d'incongru. Mais Énith devait bien avouer qu'il soulevait un point intéressant, qui faisait écho à la façon dont Aelwen la Louve parlait des Valacturiens dans son manuscrit.

— « Un amour protecteur et presque maternel », récita Énith à voix haute. C'est ce qui est écrit dans le paragraphe concernant les Valacturiens. C'est ce qu'ils ressentaient autrefois envers l'humanité.

— Exactement ! s'écria Johol. Il doit bien rester quelque part en eux un reste de cette affection.

— Lasthyr a pourtant affirmé que pour eux, l'humanité est indigne de leur attention. Que nos basses émotions, nos impulsions trop primaires, nous rendent dangereux. Depuis ce qui s'est passé avec le Roi Rodrich...

— Je ne peux pas croire que les désirs de conquête d'un seul Roi aient pu balayer des siècles de relations d'amour ! Et si c'est le cas, ils sont loin d'être aussi sages qu'ils le prétendent.

Énith ne releva pas le fait qu'il lui avait coupé la parole, une fois de plus. Elle peinait à l'admettre, mais elle était pour une fois parfaitement d'accord avec lui. Pourtant elle rechignait à laisser de nouveau une place pour l'espoir dans son cœur, encore trop éprouvée par l'amère déception de la soirée précédente.

— Nous ne pouvons pas baisser les bras avant d'avoir tout essayé pour convaincre la Valacturienne de nous aider, insista Johol.

— Léonor a déjà essayé. Je ne vois pas ce que nous pouvons faire de plus.

— Léonor n'a pas vécu ce que nous avons vécu, Mademoiselle Énith. Elle n'a pas vu le Marais, les êtres noirs, les soldats possédés, le sang, la peur et la colère. Elle n'a pas vu son propre père se faire assassiner sous ses yeux par un homme envouté.

Il fit un pas vers elle et Énith sentit le capitaine Lopaï se tendre, outré par les mots crus et sans pitié du prêtre. Elle ne parvenait pas à décrocher son regard de celui, profond et implacable, de son interlocuteur. Il se démenait pour la faire réagir, lui rendre sa détermination passionnée qui menaçait de la quitter. Elle le comprit, et le laissa parler.

— Plongez au fond de votre douleur et trouvez la force de convaincre cette Valacturienne. C'est pour ça que nous sommes là, c'est notre objectif depuis le départ ! Et nous avons l'occasion de le faire bien plus tôt que prévu ! Pensiez-vous que ce serait facile ? Qu'il nous suffirait d'ouvrir la Porte pour qu'ils volent à notre secours ?

— Je... n'avais pas réfléchi aussi loin, je crois.

Elle fit courir son regard sur les autres membres de la délégation, cherchant dans leurs yeux un appui dont elle avait terriblement besoin. Meben affichait une expression déterminée, visiblement convaincu par les paroles de Johol. Il lui décocha un petit hochement de tête pour l'encourager. Elle soupira :

— Vous avez raison Johol, je dois l'admettre. Le rejet des Valacturiens a été un tel choc que ma détermination s'est envolée. Je suis désolée.

— Que comptes-tu faire alors ? demanda Meben. Qu'allons-nous dire à Léonor ?

— Je ne sais pas exactement. Je crois que comme elle je suis un peu trop fatiguée pour y réfléchir. Je vais dormir et à mon réveil, j'irai lui parler seule à seule. Je ferai mon possible, je vous le promets.

Son attention se porta de nouveau sur Johol, qui affichait un petit sourire satisfait. C'était bien la première fois qu'elle lui voyait une telle expression et elle se surprit à lui sourire en retour.

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