Chapitre 12 - Deuxième Partie
Ces simples mots firent bondir d'enthousiasme la jeune Duchesse et virevolter les mèches bouclées qui s'échappaient de son chignon. Léonor laissa ses épaules se détendre enfin et ses lèvres s'étirer en un sourire sincère, amusée et interloquée de voir la réaction si exaltée de son interlocutrice.
— Je n'arrive pas à y croire ! s'exclama celle-ci. C'est incroyable ! Vous leur parlez vraiment ? Comment sont-ils ? Ils parlent donc notre langue ? Ils sont gentils ? Enfin je veux dire... Pardon, c'est sûrement stupide comme question. Mais est-ce qu'ils sont aussi sages et intelligents qu'on le dit ?
Léonor ne put s'empêcher de s'esclaffer face à l'avalanche de questions empressées qui sortaient de la bouche de la Duchesse. Le jeune garçon semblait tout autant amusé qu'elle et regardait son amie avec une expression taquine et une grande tendresse. Léonor avait encore du mal à réaliser ce qui se passait ; elle s'était attendue à se faire aborder par deux assassins avides de sang et voilà qu'elle se retrouvait à s'amuser de l'admiration d'une future Duchesse pour son don. Mais son rire se tarit en un instant lorsqu'elle se rappela l'identité des deux personnes qui lui faisaient face.
Fille et fils de Duc. Des nobles, presque aussi importants que la famille royale.
Mais que faisaient-ils donc dans une auberge de si basse facture, sans protection, comme de simples roturiers ? Et comment devait-elle s'adresser à eux ? Elle n'avait que peu de connaissances du protocole à adopter ; les rares fois où elle avait chanté dans de nobles demeures, elle n'avait eu affaire qu'aux intendants. C'était bien la première fois que des personnes si haut placées lui adressaient la parole et, s'ils paraissaient étrangement accessibles et aimables, elle s'en trouva tout de même bien intimidée. Elle bafouilla :
— Eh bien, c'est-à-dire... C'est beaucoup de questions que vous me posez là, Mada... Mademoiselle... Duchesse. Je...
Elle se tut, la bouche encore entrouverte et, devant la mine perplexe de la jeune fille en face d'elle, décida de jouer cartes sur table.
— Pardonnez-moi, souffla-t-elle. Je n'ai pas l'habitude de m'adresser à des gens comme vous. Je ne voudrais pas vous manquer de respect, mais je ne sais pas... comment vous appeler.
À sa grande surprise, la Duchesse balaya l'air de la main d'un air agacé et répondit :
— Au diable le protocole ! L'heure est trop grave pour perdre du temps avec ces imbécilités. Appelez-moi juste Énith.
Les yeux de Léonor durent s'écarquiller sous l'incrédulité car le garçon renchérit avec un sourire apaisant :
— Ne vous inquiétez vraiment pas pour ça. Énith a raison, nous avons déjà nous-mêmes de nombreuses fois dérogé aux règles protocolaires.
— Oui, c'est ce que je constate, admit Léonor.
— De plus, nous sommes ici incognito, voyez-vous. Si vous commencez à employer des mots comme « Duchesse » ou « Seigneur », vous risquez surtout de dévoiler notre identité aux oreilles indiscrètes ! Nos prénoms feront très bien l'affaire.
Léonor acquiesça en silence, se demandant bien quelle suite d'événements avait pu aboutir à la présence secrète de l'héritière du duché des Montsombres dans le coin le plus mal famé de la ville d'Areix. Elle se réinstalla sur son siège pour chercher une position plus confortable, s'efforçant de chasser ces interrogations, et déclara :
— J'ai moi aussi beaucoup de questions à vous poser, mais je suppose que je vais devoir commencer par répondre aux vôtres...
La voix de Lasthyr l'interrompit soudain et résonna dans son esprit avec un ton amusé, ce qui, à sa connaissance, ne lui arrivait pas souvent :
— Commence par leur confirmer que nous sommes aussi sages et intelligents qu'ils le pensent.
Léonor pouffa discrètement.
— Ce n'est pas la modestie qui t'étouffe, dis donc !
— Ce sont ses mots, pas les miens !
— Je vais commencer par autre ch...
— Vous êtes en train de leur parler en ce moment-même !
L'exclamation survoltée d'Énith la reconnecta instantanément à sa réalité. La jeune Duchesse était penchée au-dessus de la table et scrutait ses yeux avec fascination. Léonor n'eut pas le temps de répondre que déjà elle enchaînait :
— Votre regard se voile et se perd dans le vague de façon régulière, c'est quand vous lui parlez n'est-ce pas ? C'est ça ?
— Je... Je n'avais pas conscience que ça se voyait à ce point.
— Observatrice, cette petite.
— Tais-toi cinq minutes Lasthyr, s'il-te-plait. Oui. Oui effectivement, elle me parle en ce moment-même.
— Elle ?
— Une Valacturienne. Elle est à la seule avec laquelle je communique, nous partageons un lien particulier. Elle s'appelle Lasthyr.
Énith se frotta les joues comme pour se prouver qu'elle ne rêvait pas. Elle semblait réfléchir à ce qu'elle allait demander ensuite.
La salle commune de l'auberge se vidait de plus en plus. Ne restaient que quelques trainards à l'œil fatigué qui terminaient leurs pintes sans trop prêter attention à ce qui se passait autour d'eux. Mais le brouhaha assourdissant s'était tu depuis un petit moment, laissant place à un silence enveloppant qui mettait Léonor mal à l'aise. Leur conversation n'était pas des plus discrètes, et elle ne devait pas oublier la menace qui pesait sur ses épaules. Elle scruta les alentours d'un regard affûté à la recherche de potentiels suspects, et ses yeux s'arrêtèrent sur un jeune homme accoudé au mur près de la porte d'entrée ; un grand gaillard aux cheveux châtains attachés sur sa nuque qui leur lançait des regards à la dérobée. Son cœur s'emballa lorsqu'elle s'aperçut qu'il dissimulait une arme sous sa cape d'été, avec moins de discrétion qu'il ne semblait le croire. Ses doigts se crispèrent sur le rebord de la table. En face d'elle, Énith ne paraissait pas le moins du monde s'inquiéter de qui les entendrait. Elle la questionna encore :
— Pouvons-nous lui parler ?
— Oui... Enfin, elle vous entend, mais vous en revanche ne pourrez pas entendre ses réponses... Je vous traduirai ses pensées.
Elle avait répondu sans quitter le jeune homme à l'épée des yeux. Remarquant son trouble, Meben fronça les sourcils et l'interrogea à son tour :
— Vous paraissez inquiète. Quelque chose ne va pas ?
— Cet homme là-bas, près de la porte. Il porte une arme, et il nous regarde sans arrêt. Vous savez qui c'est ?
Meben suivit la direction de son regard et son visage s'assombrit légèrement. Il s'apprêtait à grogner une réponse mais Énith le devança :
— Oh ne vous en faites pas, c'est un de nos soldats. Il s'appelle Mordan, il est là pour assurer notre protection.
— Ah, tant mieux.
Elle souffla un bon coup pour se redonner un peu de courage. Devait-elle leur signaler qu'un assassin pouvait apparaître à tout moment pour tenter de l'égorger ? Tout bien réfléchi, il y avait fort à parier que personne n'oserait tenter quoi que ce soit devant des témoins. Cela pouvait attendre.
— Alors dites-moi, les relança-t-elle. Que voulez-vous dire à Lasthyr ?
— C'est une longue histoire, commença Énith. Près d'Horenfort existe un endroit qu'on appelle le Marais Maudit qui est en réalité une Porte vers un monde Interdit, une porte qui n'a ja...
— Pardon, je vous coupe, l'interrompit Léonor. Mais nous savons déjà tout ça.
Énith resta interdite un moment, une expression interloquée marquant son joli visage rond. Elle insista :
— Tout ça ? C'est-à-dire, vous... Les Valacturiens sont au courant pour la Porte Maudite restée ouverte ?
— Oui.
— Ils sont au courant que les ténèbres se déversent dans notre monde ? Que des êtres noirs prennent possession des gens, que les Spectres de nos anciens Rois ne parviennent pas à nous en protéger suffisamment ?
— Oui. Ils savent aussi qu'ils ont... enfin que votre père, le Duc... a été assassiné par l'un d'eux.
L'onde de tristesse qui traversa le visage de la jeune Duchesse n'échappa pas à Léonor, qui s'en voulut d'avoir mis les pieds dans le plat de façon si peu délicate. Elle vit les mâchoires d'Énith se crisper dans un effort pour empêcher ses lèvres de trembler.
— Comment le savent-ils ? marmonna-t-elle alors.
— Honnêtement je l'ignore. Leur savoir est immense, ils parviennent à recevoir certaines informations concernant notre monde et ce qui s'y passe... Je ne comprends pas comment, je crois que ce serait peine perdue de chercher à le faire d'ailleurs.
— Ils sont donc déjà au courant de tout ce qui nous arrive ! Et...
Le regard d'Énith se fit plus profond et une lueur pleine d'espoir illumina ses pupilles, dissipant les restes de son chagrin. Devinant la question qui allait suivre, Léonor sentit son cœur se serrer. Elle devait trouver le courage de leur dire la vérité et détestait devoir être celle qui balaierait tous leurs espoirs.
— Pouvez-vous nous aider ?
La question de la jeune Duchesse s'adressait directement à Lasthyr. Léonor percevait la Valacturienne qui s'agitait sous son crâne, partageant son malaise et son sentiment de culpabilité.
— Inutile de lui donner de faux espoirs, Léonor, lui dit-elle.
— Je sais.
— Je te sens en colère.
— Pas contre toi, mais contre ton peuple. Regarde-les Lasthyr. Ils nous l'ont dit, ils sont à votre recherche ! Ils ont placé tous leurs espoirs en vous, et vous leur claquez la porte au nez avant même qu'ils aient eu l'occasion de vous parler. Vous êtes lâches.
Léonor avait laissé échapper ces derniers mots un peu malgré elle et sentit la peine qu'ils infligèrent à Lasthyr. Elle ne s'en désola pas pour autant et reporta son attention sur les deux jeunes nobles. Ils l'observaient, impatients d'entendre sa réponse.
— Je suis désolée, lâcha-t-elle dans un soupir. Les Valacturiens ont décidé que cela ne les regardait pas. Que rétablir le lien avec les humains serait trop risqué pour eux, allez savoir pourquoi. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas dans leur décision, et Lasthyr a essayé de les faire changer d'avis mais... elle n'a pas réussi. Non, ils ne nous aideront pas.
Énith se laissa tomber contre le dossier de sa chaise. Son visage s'était décomposé, et l'enthousiasme qui illuminait ses yeux sombres quelques instants plus tôt s'était évaporé, laissant place à une déception incommensurable. Le regard empli de désespoir qu'elle échangea avec son ami ne fit qu'accroître la tristesse et la colère de Léonor. Des êtres sages et intelligents, tu parles !
— Vous ne vous montrez pas à la hauteur de votre réputation, c'est le moins qu'on puisse dire, gronda-t-elle.
— Je m'en amusais tout à l'heure mais crois-moi Léonor... En réalité, je partage entièrement ton opinion.
Avec douceur, Lasthyr se retira de l'esprit tourmenté de Léonor, ne supportant plus de faire face aux conséquences de la lâcheté des siens. Léonor lui envoya au dernier moment une onde d'affection dans une vaine tentative de réconfort, puis reporta son attention sur Énith et Meben pour déclarer :
— Je crois que nous avons encore beaucoup de choses à nous dire pour tirer au clair tout ce que nous savons, et ce que nous devons faire. Si vous le permettez, si vous n'êtes pas trop abattus par ce que je viens de vous annoncer, je vais commencer par vous dire tout ce que je sais des Valacturiens. Et vous expliquer pourquoi je me dirige vers les Montsombres... ce que j'espère pouvoir accomplir.
Ces derniers mots semblèrent raviver la curiosité de ses interlocuteurs. Ils commandèrent trois chopes de bière et conversèrent jusqu'à une heure avancée de la nuit.
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