Chapitre 11 - Première Partie

Le plancher usé craqua sous les pas d'Énith lorsqu'elle pénétra dans la petite chambre. Avec soulagement, elle se défit enfin du capuchon qui lui couvrait le visage, indispensable afin de protéger son identité mais qui lui tenait affreusement chaud. Un dernier regard dans le couloir, un dernier sourire échangé avec Mordan qui gardait sa porte, et elle referma le battant, heureuse de retrouver l'intimité de quatre murs solides après une bonne semaine de voyage et de nuits sous la tente.

Ils avaient atteint la ville d'Areix dans l'après-midi, sous un impitoyable soleil qui leur avait imposé une cadence plus lente et un silence inconfortable. Aux abords de la ville, ils avaient déniché une petite auberge qui ne payait pas de mine mais dont les allées et venues incessantes leur permettraient de se fondre dans la masse, de passer plus ou moins inaperçus. Ils avaient pénétré dans le bâtiment par petits groupes, les uns après les autres, afin de ne pas attirer l'attention. Finalement, Énith en venait même à se demander si toutes ces précautions étaient bien indispensables ; personne n'avait l'air de prêter attention à eux. 

Areix avait tout d'une ville plutôt sûre. Très fréquentée, bruyante et pleine de vie, certes, mais peu soumise aux violences religieuses. Meben lui en avait fait une description tout à fait précise et pertinente le matin-même : « Une ville de passage où on s'inquiète surtout de qui vend quoi et de qui achète quoi, plutôt que de qui croit en quoi. » Du peu qu'elle en avait vu, Énith devait bien admettre qu'il avait vu juste. Le commerce faisait loi dans cette cité prospère.

Elle s'assit sur le bord du lit pour défaire les lacets de ses bottes, pressée de pouvoir rendre leur liberté à ses orteils qui étouffaient. Puis, ignorant l'appel insistant des oreillers moelleux qui l'invitaient au sommeil, elle se dirigea vers le baquet d'eau installé sur un guéridon. Se laver semblait plus urgent que dormir. Lorsqu'elle se jugea suffisamment propre, elle ne résista pas plus longtemps à la tentation et se laissa tomber sur le lit avec un grognement satisfait.

Lorsqu'elle se réveilla, la lumière du jour commençait doucement à décliner. Elle se retourna sur le dos en se frottant les yeux. Étaient-ce les grondements insistants de son estomac affamé qui l'avaient réveillée ? Des coups assénés contre sa porte et une voix qui l'appelaient la démentirent instantanément :

— Mademoiselle Énith ?

Mordan appelait son nom sans trop oser hausser le ton. Il devait se douter qu'elle s'était endormie. Elle sourit pour elle-même en l'imaginant de l'autre côté du battant, attendant sa réponse.

— Qu'y a-t-il, Mordan ?

— J'espère que je ne vous réveille pas, Mademoiselle ?

— Si, mais vous avez bien fait. Que se passe-t-il ?

— Le seigneur Meben demande à vous voir. Il aimerait dîner en votre compagnie.

— Ah, très bien ! Qu'il me donne quelques minutes pour que je me prépare, et j'arrive.

Énith l'entendit marmonner quelques mots, probablement à l'attention du soldat venu porter le message. Elle se leva et s'approcha de la malle déposée au pied de son lit pour y piocher une robe plus présentable que sa tenue de cavalière abîmée. Elle se dévêtit, et eut soudain une conscience accrue de la présence de son soldat juste derrière le panneau de bois. Elle pouvait entendre le bruit de ses bottes tandis qu'il se replaçait à son poste et voir l'ombre de ses pieds se déporter sur le plancher. Son cœur s'emballa subitement et, surprise par ses propres pensées indicibles, elle se hâta d'enfiler son jupon. Elle frotta vigoureusement ses joues empourprées pour retrouver une contenance et éteindre cette surprenante sensation sur laquelle elle s'interdisait de poser des mots.

Reprends-toi, enfin, tu es ridicule, se réprimanda-t-elle.

Il était son garde du corps, un membre de l'armée d'Horenfort. Un soldat. Elle ne pouvait s'autoriser à éprouver de tels sentiments envers lui.

Mais, malgré toute sa bonne volonté, lorsqu'elle sortit de sa chambre une fois apprêtée et que Mordan se tourna vers elle, elle eut le plus grand mal à soutenir son regard. Elle lui sourit malgré tout et se dépêcha de s'engager dans le couloir, ignorant la chaleur dans sa poitrine lorsqu'elle le sentit derrière elle qui lui emboîtait le pas.

Lorsqu'elle arriva devant la chambre de Meben, le soldat qui montait la garde n'eut même pas le temps de toquer à la porte. Celle-ci s'ouvrit à la volée, dévoilant le jeune seigneur qui l'accueillait avec un large sourire. Elle le sentit se crisper imperceptiblement lorsqu'il posa le regard sur Mordan, mais sans pour autant se départir de sa mine enjouée.

— Je ne sais pas ce qui me semble le plus inapproprié, commença-t-il en s'appuyant contre le chambranle de la porte. T'inviter à entrer et partager un dîner dans ma chambre, ce qui serait indécent d'un point de vue protocolaire...

— Je dirais même grossier, renchérit Énith avec un œil amusé.

— Voilà ! Ou alors te proposer de diner dans la salle commune, bondée de monde, t'exposant ainsi au risque que des individus mal intentionnés te reconnaissent.

— Tu m'as donc invitée à dîner sans savoir où nous allions pouvoir le faire ?

— J'espérais que tu m'aides à trancher entre ces deux choix aussi insatisfaisants l'un que l'autre.

— Hm, eh bien dans ma sagesse infinie, je pense qu'il serait plus raisonnable de se faire discrets et de rester dîner dans ta chambre. Le protocole nous excusera bien cette entorse.

À sa grande surprise, Meben afficha une moue contrariée.

— Je savais que tu allais répondre ça.

— Ça a l'air de te décevoir !

— Ah, c'est-à-dire que j'avais espoir que tu choisirais le danger plutôt que l'impudeur et que nous pourrions profiter de l'ambiance festive de ce genre d'auberge. Ce n'est pas tous les jours qu'on a l'occasion de s'amuser un peu !

Le regard pétillant de Meben en disait long sur son espoir de faire flancher la jeune Duchesse.

— Imagine un peu, ajouta-t-il avec théâtralité. Un ragoût trop salé, de la bière pas très fraîche, de braves gens éméchés...

— Tu sais trouver les mots qui donnent envie, c'est le moins qu'on puisse dire ! répondit Énith en éclatant de rire.

— Et pourtant ce sont les ingrédients d'une excellente soirée !

— Parce que tu as souvent eu l'occasion de festoyer dans ce genre d'auberge, toi ?

— Presque jamais, justement !

Elle devait bien le reconnaître, l'enthousiasme de son ami était dangereusement contagieux. Il dut sentir qu'il commençait à la convaincre car il fit un pas en avant et pencha son visage vers elle pour annoncer :

— Et en plus il y aura de la musique !

— De la musique ? Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— J'ai surpris le tenancier discuter avec une jeune barde en revenant avec le médecin et...

— Le médecin ? Tu es allé chercher le médecin pour le Sage Talmir ?

— Oui, et tout va bien rassure-toi, il est en pleine forme, assura-t-il en balayant l'air de sa main pour écarter le sujet.

Énith afficha une moue sceptique devant cette réponse expéditive.

— Bon, peut-être pas "en pleine forme", admit-t-il. Mais il va s'en remettre rapidement. Je te raconterai ça quand nous serons installés devant une bonne pinte, entre deux chansons populaires.

Énith ne répondit pas tout de suite, tiraillée entre son sens des responsabilités et son désir de suivre Meben dans ses envies de légèreté.

— Allez, insista-t-il, tu n'as pas envie d'écouter un peu de musique, de te détendre ?

Elle croisa les bras et l'observa avec un sourire en coin, sentant ses dernières réserves s'effilocher complètement. Elle soupira.

— Je suppose que tu m'as convaincue. Mais il nous faut prendre quelques précautions. Nous allons informer le capitaine de nos intentions pour qu'il sache où nous sommes.

— Bien sûr !

— Et le soldat Mordan nous accompagnera en civil pour assurer notre protection au cas où ça tournerait mal.

Meben fronça les sourcils et jeta un regard contrarié au soldat. Il allait rétorquer mais se reprit aussitôt, haussa les épaules avec un air contrit.

— Comme tu voudras ! Tant que tu es d'accord, je me plie à tes exigences, Mademoiselle la Duchesse !

Énith secoua la tête avec amusement devant tant d'emphase, puis ils se dirigèrent ensemble vers l'escalier principal. Depuis la salle commune, déjà, quelques notes de musique s'envolaient depuis ce qui semblait être une harpe, accompagnée de la voix la plus mélodieuse qu'Énith eût jamais entendue.

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