Chapitre 10

Sous le soleil éclatant d'une étouffante fin de matinée, les pierres blanches des hautes colonnes du Temple renvoyaient une lumière éblouissante. Sa silhouette dominait le reste des bâtisses d'Horenfort de plus de trente pieds. Son austère beauté imposait une contemplation respectueuse, et sa majesté rivalisait avec celle du château ducal lui-même. Son existence était si ancienne que personne n'était plus capable de dire quand avait été posée la première pierre. Ce lieu, son histoire, son aura sacrée, tenaient une grande place dans le cœur de la population. Il était synonyme de paix, de sérénité, de pureté.

Alors que sa diligence remontait les avenues de la ville, Elmande ne pouvait en détacher son regard et sentait sa gorge se nouer à mesure que la distance avec le Temple s'amenuisait. Elle avait tenu parole et organisé une entrevue avec les Sages, persuadée de l'importance de conserver de bonnes relations avec eux, même si pour cela, elle devait refouler son amertume.

L'imposante double porte en chêne apparut au détour d'une ruelle, encadrée par les magistrales colonnes blanches. La voiture s'immobilisa dans un craquement, et Elmande rabattit le capuchon de sa cape d'été avant de se faufiler hors de la cabine. Les allées et venues dans les rues d'Horenfort se raréfiaient, la peur incitant les habituels badauds à se réfugier dans la sécurité de leurs maisons, pourtant la Duchesse préférait faire profil bas et ne pas ébruiter ses déplacements. Deux soldats se tenaient déjà de part et d'autre de la diligence, prêts à assurer sa sécurité tant qu'elle ne serait pas à l'abri au sein de l'édifice.

Elmande gravit les quelques marches tout en s'épongeant le front du revers de la main. Sa nervosité couplée de la touffeur estivale lui provoquait de bien désagréables sueurs.

Elle inspira un grand coup, ordonna en silence à sa garde rapprochée de l'attendre à l'extérieur, puis s'engouffra dans l'entrebâillement de la lourde porte.

Comme toujours, le Temple était plongé dans une relative obscurité qui, ce jour-là, battait en retraite face à l'assaut des rayons solaires se faufilant par les meurtrières. Les lieux de culte de l'Anima maintenaient toujours cette ambiance crépusculaire encline à la méditation et à la prière. Elmande laissa, non sans difficulté, l'atmosphère apaisante du Temple adoucir son appréhension.

Les alentours du grand autel central, cerné d'une multitude de bancs de pierre, étaient pris d'assaut par bon nombre de fidèles qui se recueillaient, priaient, déposaient des offrandes. Encore dissimulée dans l'ombre du couloir, Elmande eut à peine le temps de faire deux pas qu'elle fut interceptée par un garçon de chœur. Il la salua avec les plus grands égards, l'informa que les Sages l'attendaient dans une pièce à l'écart, plus discrète et intimiste. La Duchesse le remercia du bout des lèvres et le suivit par une porte dérobée, soulagée de se soustraire aux regards du peuple.

Elmande entra dans une étude sobrement meublée, dont les larges fenêtres invitaient la lumière vive du jour à inonder la pièce. Le contraste avec la pénombre du chœur était saisissant.

Assis de part et d'autre d'un grand bureau, les Sages Ismar, Gaëlon et Umbel paraissaient déjà en grande conversation. Leurs voix moururent à l'entrée de la Duchesse, et tous se levèrent afin de l'accueillir, avec plus ou moins de grâce selon leurs âges et l'état arthrosique de leurs membres.

— Bienvenue Madame la Duchesse, susurra Ismar avec un sourire affable. Je vous en prie, mettez-vous à l'aise.

Elmande se défit de sa cape et prit place sur une chaise. Umbel, derrière sa barbe défraichie et son visage marqué de rides profondes, la jaugeait du regard. Ses petits yeux fatigués demeuraient impénétrables. Cependant, sa voix était douce lorsqu'il souffla :

— Comment vous sentez-vous, très chère Duchesse ?

— Je vais bien, je vous remercie.

— Inutile d'enjoliver la réalité pour nous, Madame, réagit Gaëlon dont le visage rond était penché sur le côté. Nous sommes ici pour parler à cœur ouvert.

— Vous avez raison.

Les trois Sages gardèrent les yeux braqués sur elle, attendant la suite. Elmande poussa un long soupir, autant pour essayer de se détendre que pour leur faire comprendre qu'elle rendait les armes.

— En réalité, je suis épuisée. Le chagrin et la solitude m'ont gardée éveillée ces dernières nuits, et chaque matin je dois me faire violence pour m'extirper de mon lit...

— Ces émotions sont on ne peut plus naturelles après la perte d'un être cher, affirma Ismar.

— Je suppose que vous traversez une expérience similaire après la tragédie qui est arrivée au Sage Hildas.

— En effet. La perte de son corps dans le Monde Interdit, sans nous laisser la possibilité de l'incinérer et le rendre aux Esprits, est pour nous une infinie source de souffrance.

Elmande hocha la tête avec un regard qui, elle l'espérait, laissait transparaitre son empathie. De sa voix tremblante de vieillard, Umbel se lança dans un soliloque au sujet du deuil, du cycle de l'existence, de la vie et de la mort, et la gratitude que la Duchesse devrait ressentir à l'idée que son époux avait rejoint le Royaume des Esprits. Elmande écoutait, une expression neutre vissée sur son visage, luttant contre elle-même pour ne pas laisser libre cours à la colère qui s'emparait d'elle.

De la gratitude.

Peut-être voulait-il qu'elle remercie les Serviteurs de lui avoir arraché son époux ?

Elle serra les mâchoires pour ne pas répliquer. Malgré tous ses efforts, Gaëlon perçut la tension et intervint, posant une main sur l'épaule de son vieux confrère pour l'inciter à se taire.

— Ce que le Sage Umbel entend par là, ma chère Duchesse, c'est que l'idée de savoir Briam en paix, entouré des Grands Esprits dans l'au-delà, peut s'avérer réconfortante. Que se tourner vers eux dans la prière, le recueillement, pour les remercier d'offrir à votre époux le repos apaisé qu'il mérite, peut vous apporter une forme de sérénité.

Elmande s'autorisa un soupir résigné.

— Je comprends. Et je vous remercie pour ce précieux conseil.

— Il n'a pas l'air de trouver grâce à vos yeux, remarqua Ismar.

Elle plongea son regard d'encre dans le sien, et se laissa aller à une once de sincérité.

— Pour tout vous avouer, pour le moment, le fait d'entretenir ma colère et ma peine me donne la force nécessaire pour traquer les Serviteurs et les punir. J'ai besoin de cette hargne afin de les arrêter. Cela reste ma priorité absolue. J'aurais tout le temps de m'adonner à la prière et de chercher la paix intérieure une fois que cela sera fait.

Un silence embarrassé plana dans la pièce à l'allusion du groupe sectaire. Elmande s'apprêta à relancer le sujet, avec toute la feinte délicatesse dont elle était capable, mais elle fut coupée dans son élan par Umbel qui se raclait la gorge.

— Ce sont là des émotions qui ne mènent à rien, chère Duchesse, affirma-t-il après voir réprimé une quinte de toux. La colère n'est rien d'autre qu'une énergie néfaste. Si vous la laissez faire, vous vous perdrez en elle.

— Elle m'a maintenue debout jusque-là. Et il me semble que c'est une réaction tout à fait légitime après...

— Légitime, bien évidemment, intervint Gaëlon. Légitime, mais dangereuse.

— Ce que nous essayons de vous faire comprendre, Elmande, c'est que...

— « Madame », s'il vous plait.

Ismar marqua un temps d'arrêt. Elmande ne sourcilla pas, s'efforçant de ne pas réagir avec trop d'impulsivité face à ce manque flagrant de considération. Jamais un Sage ne se serait permis de s'adresser à son époux par son prénom plutôt que par son titre. Elle afficha un petit sourire pincé.

— Bien sûr, excusez-moi. Madame... Je disais donc, c'est que tant que vous resterez dans cet état émotionnel agité, la lucidité essentielle pour mener à bien une affaire si délicate risque de vous faire défaut.

— Votre inquiétude est touchante, mais je vous assure que j'ai conservé toute ma lucidité.

— C'est souvent l'impression que nous avons, lorsque nous sommes soumis à de telles agitations... Mais la colère brouille l'esprit, et le chagrin peut mener à faire des choix inconsidérés, à chercher du réconfort de façon inappropriée.

Elmande fronça les sourcils.

— Je ne comprends pas où vous voulez en venir.

— Eh bien, pour être tout à fait franc, Madame la Duchesse...

Gaëlon se redressa sur sa chaise, réajusta sa bure sur son léger embonpoint avant de poursuivre :

— Nous sommes inquiets de ce que nous entendons dire au sujet de votre... dévouement envers le jeune garçon qui a été retrouvé blessé aux portes du château. Il semblerait que vous...

— J'ai sauvé la vie de ce garçon et lui offre la sécurité de mon toit jusqu'à ce qu'il se réveille. Qu'auriez-vous souhaité que je fasse ? Que je le laisse mourir sur le pas de ma porte, ou que je le renvoie dans les rues alors que les Serviteurs sont probablement à sa recherche ?

Elle avait haussé le ton malgré elle et le regretta aussitôt. Le coup d'œil furtif échangé par Ismar et Gaëlon ne lui échappa pas.

— Bien sûr que venir en aide à ce jeune homme était tout à votre honneur, Madame, reprit Ismar d'une voix douce. Mais il semble que vous lui accordiez une attention qui n'est pas... comment dirais-je... appropriée.

— Appropriée ? Parce qu'il est un garçon de basse extraction, je ne devrais éprouver pour lui que de l'indifférence ?

— Disons que l'on est en droit de s'interroger sur la raison qui vous pousse à passer autant de temps que cela à son chevet.

Elmande avait de plus en plus de mal à conserver son calme. Non seulement les Sages se permettaient de remettre en question la façon dont elle gérait son deuil et son enquête sur les Serviteurs, mais voilà qu'ils s'immisçaient dans sa vie privée.

— Puis-je savoir qui s'est permis de vous raconter la façon dont je passe mes journées ?

— Ce n'est pas important.

— Le Seigneur de Narambie, je ne me trompe pas ?

— Eh bien... Effectivement, oui. Par pure inquiétude pour vous, il en va sans dire.

— Bien sûr.

— Peut-être pourriez-vous nous expliquer la raison pour laquelle vous vous inquiétez tant de son sort ?

— N'est-ce pas évident ? J'ai d'une part le sentiment de le lui devoir, étant donné qu'il a risqué sa vie pour nous livrer des informations. Mais surtout, j'attends son réveil, car je suis persuadée qu'il saura nous donner les informations qui nous manquent afin d'arrêter enfin les Serviteurs.

— Avez-vous la preuve que ce sont bien eux qui ont fait subir cet enfer au garçon ? Il ne s'agissait peut-être que d'un règlement de compte barbare de gamins des rues.

La voix enrouée d'Umbel la fit frissonner. Elle resta coite, ne sachant que rétorquer à ces absurdités.

— Le fait est, Madame la Duchesse, que d'un point de vue extérieur, vous paraissez vous être entichée d'un enfant en détresse, alors qu'il serait plus indiqué de le rendre à ses parents.

— Je vous demande pardon ? s'offusqua-t-elle, sa voix couvrant la quinte de toux qui s'était emparée du Sage Umbel. Entichée ?

— Il nous semble que vous vous entêtez à veiller sur ce garçon avec une attention toute maternelle afin de compenser la perte dans votre cœur de votre fille unique, poursuivit Ismar.

— C'est ce qui nous laisse penser que vous n'êtes actuellement pas apte à prendre des décisions rationnelles, ajouta Gaëlon.

Ces paroles la transpercèrent comme une lame, froide et tranchante. La douleur fut telle qu'elle était prête à hurler sur ces hommes, prête à leur faire ravaler leurs paroles par tous les moyens. Comment osaient-ils ? N'y tenant plus, Elmande se leva d'un bond, les faisant sursauter, et explosa :

— Je ne vous permets pas de me parler ainsi ! Vous me prêtez des intentions grotesques quand toute mon énergie est concentrée sur la recherche des Serviteurs ! Je ne vous laisserai pas utiliser ma souffrance, ma perte, mon deuil, comme prétexte pour me décrédibiliser !

— Ce n'est pas notre intention, Elmande, nous...

— « Madame », corrigea-t-elle une fois de plus. Vous seriez-vous permis de telles familiarités avec votre Duc, Sage Ismar ? Vous seriez-vous permis de lui tenir de tels propos ?

— Nous n'agissons ainsi que pour le bien de tous, Madame la Duchesse.

La réponse du Sage Umbel la prit au dépourvu. Sa voix affaiblie par sa toux tenace n'empêchait pas ses mots d'être aussi durs que le roc.

— Le bien de tous ? répéta-t-elle. Vous pensez donc que je nuis à mon peuple, Sage Umbel ?

— Votre colère et votre soif de vengeance ne sont pas...

— Assez, avec ma colère !

Elle avec presque hurlé ces derniers mots. Les Sages la dévisageaient, muets. Elle en avait pleinement conscience, sa réaction enflammée ne faisait que les conforter dans leur opinion déjà bien tranchée. Il fallait impérativement qu'elle mette un terme à cette conversation avant qu'elle ne dérape complètement. Ignorant l'indignation qui bouillonnait dans ses veines, elle s'efforça de retrouver une voix calme, sans pour autant se départir de sa fermeté.

— Pardonnez-moi de m'emporter ainsi.

Elle se rassit.

— Ne vous trompez pas, Madame, reprit Ismar. Nous comprenons parfaitement votre colère, qui n'est que le reflet de l'immensité de votre chagrin et de votre solitude. Nous nous inquiétons seulement. Pour vous, et pour Horenfort.

— C'est légitime. Et je prendrai vos inquiétudes en considération. Je sais que vous n'avez en tête que le bien du duché, de vos fidèles, et le mien également. Je vous en suis reconnaissante, mais je ne tolèrerai pas que vous vous permettiez d'empiéter ainsi sur mes décisions et mon autorité. Je reste votre Duchesse.

— Bien évidemment, répondit Gaëlon avec un salut respectueux de la tête. Loin de nous l'idée de vous manquer de respect, Madame la Duchesse. Nous nous efforçons simplement d'agir selon notre conscience.

Un frisson parcourut le corps d'Elmande. Elle ne répondit rien, se contenta de croiser le bras contre son torse.

Elle avait si froid, soudain. Les rayons du soleil, brûlants l'instant d'avant, semblaient battre en retraite face à une atmosphère qui se glaçait. Les Sages eux-mêmes, pourtant habitués à affronter toutes les températures dans leurs simples bures, se ratatinèrent. Ismar se frictionna les bras et jeta un regard surpris à ses confrères.

— Ah, je ne cesserai jamais d'être surpris par les bourrasques glacées de nos hautes montagnes.

— Les fenêtres sont fermées, fit remarquer Gaëlon. Comment...

Elmande fronça les sourcils.

— Je ne crois pas qu'il s'agisse d'une bourrasque.

Cette dernière phrase fit jaillir de sa bouche une volute de vapeur blanche.

À cet instant, des hurlements paniqués retentirent depuis la rue. Le frisson parcourant le corps d'Elmande s'intensifia lorsque le Sage Ismar se précipita pour ouvrir une fenêtre et jeter un œil en contrebas, laissant l'écho des voix effrayées emplir la pièce.

— Que se passe-t-il ? interrogea le Sage Umbel en se retournant avec raideur.

— Je ne suis pas...

La porte de l'étude qui s'ouvrait à la volée lui coupa la parole. Essoufflé, l'un des gardes qui avait escorté Elmande jusqu'au Temple déboula dans la pièce.

— Madame la Duchesse, il nous faut partir immédiatement. Des êtres noirs rôdent aux alentours du Temple.

— Des êtres noirs ? répéta Gaëlon, les yeux écarquillés.

— Quelque chose semble les avoir attirés ici. Nous devons immédiatement vous mettre en sécurité.

Elmande acquiesça d'un signe de tête et jeta une œillade inquiète aux trois prêtres. Umbel avait fermé les yeux et paraissait plongé dans une prière silencieuse, tandis que ses deux acolytes faisaient un signe de tête dans sa direction pour inciter la Duchesse à suivre le soldat.

— Ne vous inquiétez pas pour nous, Madame. Hâtez-vous de partir d'ici !

Sans un mot de plus, elle sortit à la suite du soldat qui s'engouffra dans les couloirs, épée au poing.

— Les êtres noirs ont-ils pris possession de quelqu'un ? interrogea Elmande tout en pressant le pas.

— Pas encore, Madame. Du moins, pas au moment où j'ai décidé de venir vous chercher. Mais c'est peut-être le cas désormais.

La Duchesse apprécia le sang-froid dont faisait preuve le soldat. Elle s'efforça de l'imiter, reléguant au plus profond de son être la terreur de subir de nouveau les violents assauts des ténèbres.

Au sein du Temple, la panique avait gagné du terrain. Les fidèles et les garçons de chœur s'étaient massés près de l'autel, redoublant de ferveur dans leurs prières, suppliant les Esprits de les protéger.

Lorsqu'ils atteignirent la porte d'entrée, accueillis par le second garde qui les attendait de pied ferme, l'intensité des cris redoubla. Une ombre plus noire encore que tous les obscurs recoins du Temple se mouvait entre les fidèles, qui tentaient désespérément de fuir. Le mouvement de panique qui s'ensuivit ne fit qu'attiser la force de l'entité qui se redressa soudain, aussi haute qu'un homme bien fait. Mais elle ne fit aucun mouvement pour s'emparer de l'une des pauvres âmes massées au fond du chœur. Elle fondit droit sur Elmande. Dans un réflexe, un premier garde se jeta en travers de son chemin tandis que l'autre tirait la Duchesse par la manche pour l'inciter à fuir. Déviée de sa proie, l'être noir s'enroula autour du corps du garde et pénétra en lui, noircissant ses orbites, durcissant sa poigne sur la garde de son épée.

— Fuyez !

Le second soldat hurla ses mots avant de se précipiter contre son acolyte. La rage au corps, celui-ci para le premier coup d'épée sans difficulté, et s'apprêta à riposter.

Après un dernier regard dans leur direction, Elmande se détourna de l'obscurité du lieu sacré pour se précipiter à l'extérieur, où elle fut accueillie par l'éblouissante lumière du jour. Elle cligna des yeux et se figea.

Au milieu de l'avenue, deux ombres ondulaient au sol et fondaient sur elle. Sur leur passage, les rares badauds s'écartaient, se jetaient au sol, fuyaient en sens inverse. Mais les êtres noirs ne leur prêtaient aucune attention.

Sans plus attendre, Elmande se précipita à l'intérieur de la diligence qui s'ébranla avant même qu'elle ait eu le temps d'en refermer le battant. Ballottée de tous les côtés, elle écarta le petit rideau de soie qui obstruait la fenêtre. Elle n'eut que le temps de voir les êtres noirs se faufiler sous la porte massive du Temple avant que la diligence ne fasse une embardée pour bifurquer dans une autre rue, la plaquant sans délicatesse contre la banquette.

Sa main s'agrippa au velours soyeux. Elle formula le vœu silencieux que les prières de tous ces pauvres gens amassés dans le Temple soient entendues. Peut-être pas par les Esprits, qui s'étaient montrés fort peu réceptifs aux demandes suppliantes de leurs fidèles jusque-là, mais au moins par les Spectres.

Ses pensées l'entraînèrent malgré elle vers une vision macabre de tous ces innocents massacrés par le soldat possédé, par les ombres qui trouveraient bien de nouvelles proies parmi eux, des Sages cloîtrés dans leur étude, qu'elle avait lâchement abandonnés à leur triste sort.

Aurait-elle dû rester, et se battre pour défendre ces pauvres gens ? Sa vie valait-elle plus que la leur ?

Elle tenta de se ressaisir, de se rappeler qu'en l'absence de Briam et d'Énith, le peuple des Montsombres n'avait plus qu'elle sur qui compter. Qu'elle ne pouvait pas prendre de risque. C'était ce que le lieutenant Kelen lui rappelait sans cesse, la pressant de rester à l'abri entre les murs du château autant que possible. Elle ne pouvait qu'espérer du plus profond de son âme que le Roi Renard intervienne aussi rapidement que possible.

Pourtant, alors que sa diligence franchissait la Grande Porte et s'engouffrait dans l'enceinte sécurisante des remparts, la Duchesse ne pouvait se départir de l'ignoble sensation de lâche égoïsme qui lui vrillait le cœur. 

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