Chapitre 8 - Première partie
Sa grand-mère lui tapotait les tempes avec un mouchoir humide.
- Léonie ? Léonie, ma chérie, est-ce que ça va ?
La jeune fille cherchait difficilement à calmer sa respiration et les battements de son cœur qui tambourinait contre sa poitrine. Jamais elle ne s'était réveillée de l'un de ses rêves dans un tel état. Elle avait le sentiment que son corps tout entier protestait contre l'invasion de cette voix qui avait pénétré son esprit avec une telle intensité.
- Ça va, grand-mère, répondit-elle d'une voix enrouée en essayant de sourire. J'ai probablement bu un peu trop de vin.
- Ne me raconte pas de bêtises, tu es pâle comme la mort, et tu as crié en te réveillant. Que s'est-il passé ? Encore un de ces rêves ?
Léonor comprit dans le regard sévère de sa grand-mère qu'il était inutile de lui mentir. Elle aurait voulu garder pour elle ce qu'elle venait de voir, et ne pas ranimer la peur et la colère que ces rêves semblaient éveiller chez la vieille femme, mais elle ne put se soustraire aux deux yeux perçants qui scrutaient son visage. Elle se contenta de hocher la tête.
- Regarde dans quel état tu es ! gronda Saween en essuyant la sueur qui perlait sur son front.
- Je ne fais pas exprès de faire ces rêves, grand-mère. Ils s'imposent à moi, je...
Un haut-le-cœur lui coupa la parole, et sans laisser le temps à sa grand-mère d'attraper une écuelle, elle rendit tout son repas sur la terrasse.
Saween la reconduisit immédiatement à l'intérieur en la soutenant, et alors que le monde dansait devant ses yeux, Léonor se sentit submergée de honte. C'était elle qui était supposée prendre soin de sa grand-mère pendant son séjour. Et voilà qu'elle était obligée de prendre appui sur l'épaule frêle de la vieille femme pour mettre un pied devant l'autre. Mais que lui arrivait-il, à la fin ?
Elle s'allongea sur le lit et laissa sa tête retomber sur l'oreiller moelleux. Une douleur sourde martelait ses tempes. Elle se recroquevilla sur le côté en gémissant, les mains crispées sur son ventre, qui de nouveau se tordait en de terribles crampes.
Le reste de l'après-midi se déroula dans un brouillard épais qui ne se dégageait que lorsque la douleur, devenue trop intense, la forçait à rouvrir les yeux. Elle vomissait encore, puis se rallongeait, priant pour sombrer dans l'inconscience, juste quelques instants. Elle grelottait dans ses vêtements trempés de sueur, mais sa peau brûlante de fièvre ne supportait aucune des couvertures dont sa grand-mère la recouvrait pour tenter de l'apaiser. Elle l'entendait vaguement tenter de la faire parler mais ses oreilles bourdonnantes ne parvenaient pas à décrypter ses paroles, et aucun son ne semblait vouloir franchir ses propres lèvres. Elle n'entendait clairement que le bruit de sa propre respiration, sifflante et oppressée, qui résonnait dans sa gorge.
Finalement, après un temps qu'il lui était impossible d'évaluer, épuisée par la lutte que son corps semblait mener contre lui-même, elle s'endormit, d'un sommeil lourd et sans rêve.
Lorsqu'elle se réveilla, il faisait nuit noire. Léonor battit des paupières avec difficulté et mit quelques instants à se rappeler où elle se trouvait. Malgré la fenêtre ouverte, une odeur âcre et humide de sueur et de maladie flottait dans l'air. Elle voulut se redresser mais son corps courbaturé protesta ; au moindre mouvement, le sang refluait vers ses tempes et cognait contre ses oreilles. Elle referma les yeux et grimaça.
Comment son rêve avait-il pu déclencher une telle réaction ? Jusqu'à présent, la fatigue avait été la seule conséquence de ces escapades oniriques. La fatigue, et les doutes. Mais jamais son corps n'avait manifesté un tel degré de souffrance. Jamais.
Elle essayait de réfléchir, mais elle se sentait encore épuisée et son cerveau refusait d'obéir. Il l'entraînait de façon incontrôlable vers des demi-songes aux saveurs étranges, l'empêchant de distinguer clairement l'état de veille de l'état de sommeil. Elle avait l'impression de flotter entre les deux, prisonnière de ce corps fiévreux et douloureux.
Lorsque le sommeil la rattrapa finalement, elle y plongea sans rechigner.
Mais la fraîcheur d'un linge humide que l'on avait posé sur sa tête la tira bientôt de l'inconscience. L'eau froide dégoulinait le long de sa nuque, gouttait sur l'oreiller, et elle réprima un frisson désagréable en ouvrant les yeux. La lumière pâle d'un soleil bas illuminait la petite chambre. Elle n'osait pas bouger d'un millimètre, de peur de réveiller la douleur. Elle déglutit avec difficulté et entrouvrit ses lèvres desséchées pour appeler :
- Grand-mère ?
Sa voix n'était guère plus qu'un souffle, mais aussitôt le visage de Saween apparut dans l'entrebâillement de la porte.
- Oh ma douce, tu es réveillée ! Attends, je t'apporte ta tisane. J'arrive, j'arrive ma Léonie.
La jeune fille attendit que sa grand-mère revienne dans la chambre, une tasse fumante entre les mains, pour lui confier d'une voix hésitante :
- Je n'ose pas bouger, grand-mère. J'ai l'impression que mon corps ne va pas m'obéir.
- Essaye au moins de relever la tête pour boire un peu.
Saween passa une main derrière sa nuque pour l'aider à se redresser légèrement. Léonor regarda le breuvage sombre d'un air dubitatif.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. Ça ne sent pas très bon.
- C'est la même potion que celle que je t'ai fait boire ce matin. Ce n'est pas très ragoutant c'est vrai, mais le médecin dit que cela devrait t'aider à éliminer.
- Ce matin ? Mais quelle heure est-il ? Et tu as fait venir un médecin ?
- Oui... Ah, cela ne devrait pas m'étonner que tu ne t'en souviennes pas. Tu délirais, tu ne devais pas être réellement consciente. Je suis allée chercher le médecin dès les premières lueurs du jour, il t'a auscultée et m'a conseillé ce remède, puis tu as dormi toute la journée.
- C'est déjà le soir ?
Léonor regarda de nouveau par la fenêtre et reconnut les tons rosés du coucher de soleil. Elle avait été persuadée de n'avoir dormi que quelques minutes après son bref réveil nocturne, alors qu'une journée entière avait filé.
- Bois, ma chérie. Tu en as besoin, ne fais pas la difficile.
La jeune fille voulut saisir la tasse entre ses doigts mais, lorsqu'elle la souleva, sa main fut prise de tremblements incontrôlables. L'angoisse de voir son corps si affaibli lui souleva le cœur, alors elle ferma les yeux le plus fort possible tandis que sa main retombait gauchement sur l'édredon. Sa grand-mère la fit boire comme une enfant et Léonor laissa le liquide brûlant couler entre ses lèvres. Le goût était amer et désagréable, mais le breuvage eut au moins le mérite d'étancher un peu sa soif.
Saween remonta ensuite les couvertures jusque sous son menton, la bordant comme lorsqu'elle était petite fille, et caressa ses cheveux d'un geste doux. Un sourire réconfortant se dessinait sur ses lèvres, mais son regard était rempli d'inquiétude. Léonor soupira :
- Je ne comprends pas ce qui m'arrive. Mes rêves n'ont jamais eu un tel effet sur moi.
- Je ne crois pas que ton état soit lié à ton rêve, ma douce.
La jeune fille fronça les sourcils.
- Vraiment ? Que t'a dit le médecin ?
- Il a dit que... Enfin, selon lui cela ressemblerait à un... empoisonnement.
Léonor resta abasourdie. Son esprit fatigué essayait de donner un sens aux paroles de sa grand-mère, sans y parvenir.
Un empoisonnement... C'était absurde.
- T'est-il arrivé quelque chose lors de tes voyages ? T'es-tu fait des ennemis ? l'interrogea Saween en plongeant son regard sombre dans le sien.
- Quoi ? Non ! Non, pas du tout !
- As-tu parlé de tes rêves à quelqu'un ?
- Non... Tu es la première à qui j'en ai parlé.
Tout cela n'avait aucun sens. Pourquoi lui reparlait-elle de ses rêves ? Léonor secoua douloureusement la tête en refusant de regarder une seconde de plus le visage soucieux de sa grand-mère.
- Grand-mère, c'est absurde. Le médecin a dû se tromper ! s'écria-t-elle.
- Je n'en suis pas si sure, murmura la vieille femme.
- Mais enfin, je n'ai rien avalé d'autre que ce que nous avons préparé ensemble ici, ce que nous avons acheté au marché... Alors... A moins que tu me caches quelque chose et que tu aies toi-même essayé de me tuer..., fit-elle en lâchant un rire cynique.
- Quoi ?! Enfin Léonor, ne dis pas des choses pareilles !
- Je plaisante, grand-mère.
- Ce n'est pas drôle.
Saween détournait à présent le regard et se mordait les lèvres. Léonor avait la sensation qu'elle cherchait ses mots, qu'elle s'apprêtait à lui révéler quelque chose d'important, mais qu'à tout instant, par peur ou déni, elle pourrait renoncer. Le cœur battant, la jeune fille décida de ne pas la brusquer, et de la laisser emprunter ce chemin par elle-même. Elle se contenta d'ajouter :
- Mais... Tu as mangé exactement la même chose que moi. Si notre nourriture avait réellement été empoisonnée, tu serais aussi malade que moi.
- Je n'ai pas mangé la crème fouettée. Je ne la digère pas.
- Alors quoi, tu penses que le marchand de fraises a voulu me tuer ? C'est ridicule.
Saween ne répondit pas et se contenta de secouer doucement la tête en se tordant les mains. Un silence pesant s'abattit entre les deux femmes, seulement perturbé par le chant du feuillage de l'Arbre Sacré secoué par le vent du soir. Ce son familier avait toujours été source de réconfort et de calme pour Léonor, aussi essaya-t-elle d'y puiser force et patience en attendant que sa grand-mère se décide à parler.
Saween prit bruyamment sa respiration à plusieurs reprises, cherchant la force de reprendre la parole. Finalement, une larme coula sur sa joue lorsqu'elle murmura :
- Je le savais... Je savais que ça arriverait.
- Quoi ? De quoi parles-tu, grand-mère ?
Tant bien que mal, refusant d'écouter son corps qui protestait douloureusement, Léonor se redressa et posa une main tremblante sur l'épaule de la vieille femme.
- Grand-mère... Dis-moi ce que tu sais.
- Il faut... Il ne faut plus que tu fasses ces rêves, ma chérie. Il faut que tu leur dises que tu refuses de communiquer avec eux.
- Communiquer avec eux ? Mais... Tu disais que ce n'était que des rêves.
- Je ne sais pas de quoi il s'agit exactement. Mais si ces êtres existent réellement, ces êtres à la peau verte, tu dois leur dire de ne plus te contacter. Ils mettent ta vie en danger.
- Comment peux-tu le savoir ?
Et c'est d'une voix tremblotante, le visage crispé de chagrin, que Saween lui révéla enfin ce qu'elle savait :
- Ton père, ma chérie... Ton père faisait les mêmes rêves.
Léonor sentit le choc de ces derniers mots déferler en elle, comme l'eau des marées qui s'engouffre violemment dans une grotte secrète.
Son père... Cet homme qui parlait souvent seul, qui s'isolait, qui semblait toujours ailleurs. Elle avait toujours pensé que la mort de sa mère avait déclenché ce comportement distant, ces attitudes marginales. Mais des rêves semblables aux siens l'avaient-ils en réalité rendu fou ?
Comme si elle pouvait lire les pensées qui l'envahissaient en cet instant, sa grand-mère poursuivit :
- Ton père paraissait fou aux yeux de bon nombre de gens, tu sais... Même aux miens, parfois. Il me racontait ses rêves, et j'ai parfois douté de ses paroles. J'ai cru qu'il perdait la tête, mais il m'assurait que c'était réel, que ces créatures étaient réelles. Il voulait les trouver. J'ai tant de fois essayé de le ramener à la raison, de lui rappeler qu'il avait une fille qui avait besoin de lui... Et même s'il t'aimait, plus que tout au monde, une partie de lui était constamment dans cet autre monde, avec ces êtres à la peau verte. Il leur parlait chaque jour. Il les appelait... Ah, je ne sais plus.
- Grand-mère, l'interrompit Léonor, tu crois que mon père a été tué parce qu'il communiquait avec ces êtres ? Parce qu'il voulait les trouver ?
- Oui. Oui, c'est ce que je crois. Il a essayé de m'avertir à plusieurs reprises. Il me disait qu'il sentait que quelqu'un en voulait à sa vie, qu'on avait déjà essayé de le tuer. Je croyais qu'il délirait, qu'il devenait paranoïaque... Il était fou de colère de voir que je ne le croyais pas. Et puis, un jour...
La voix de la vieille femme se brisa sur ce dernier souvenir. Le corps brisé de son fils unique avait été retrouvé un matin d'hiver au pied de L'Arbrelle. Parce qu'on le croyait devenu fou de douleur après la mort de son épouse, on avait seulement imaginé deux possibilités ; soit il avait noyé son chagrin dans l'alcool et avait perdu l'équilibre, soit il avait renoncé à la vie et s'était précipité dans le vide. C'était, en tout cas, ce qu'avait toujours cru Léonor. Seule sa grand-mère avait soupçonné la réalité ; quelqu'un l'avait poussé. Quelqu'un avait délibérément jeté son unique fils du haut de L'Arbre Sacré.
Et elle n'avait rien dit à personne.
Sentant les larmes se bousculer dans sa gorge, Léonor voulut s'écarter brusquement de sa grand-mère pour laisser libre court à son chagrin. Mais la brutalité de son geste raviva la douleur dans son estomac, et elle fut prise de nouveaux hauts-le-cœur. Dans la souffrance ranimée du souvenir de son père disparu, la jeune fille laissa les sanglots et les vomissements la purger des dernières traces du poison qui tentait d'asservir son organisme.
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