Chapitre 8 - Deuxième partie
Elle se réveilla une nouvelle fois au beau milieu de la nuit, la bouche sèche, ses cheveux courts collés à son front par la transpiration. La fièvre avait repris le dessus une fois la nuit tombée, mais grâce à la deuxième tasse de tisane que sa grand-mère lui avait fait avaler, son corps semblait finalement retrouver une température normale. Léonor tendit son bras engourdi vers le verre d'eau laissé sur la table de chevet et le porta à ses lèvres. Ses mains tremblaient toujours et elle renversa la moitié du contenu sur l'édredon en jurant, mais elle réussit malgré tout à apaiser sa soif.
Elle se rallongea. Par la petite porte restée entre-ouverte s'infiltraient la lueur vacillante d'une bougie et le bruit grinçant du fauteuil à bascule de sa grand-mère, ainsi que ses sanglots étouffés. La vieille femme ne s'était pas couchée. Depuis quand n'avait-elle pas dormi ? Léonor sentit son cœur se serrer au son du chagrin de sa grand-mère. Elle aurait voulu se lever et la prendre dans ses bras, mais la simple idée de se mettre debout lui mettait le cœur au bord des lèvres. Elle avait encore besoin de repos.
Mais alors que son esprit, libéré de la fièvre, semblait retrouver un peu de sa vivacité, le sommeil refusa de revenir la libérer de ses tourments.
Sa raison avait beau contester l'idée que quelqu'un avait réellement essayé de la tuer en empoisonnant la crème fouettée, son cœur, son instinct, lui assuraient le contraire. Sa grand-mère avait raison. Et malgré la foule de questions sans réponse que cela soulevait, Léonor commençait à entrevoir un sens à tout cela.
Ses rêves n'étaient pas réellement des rêves, ce qui expliquait pourquoi elle s'en réveillait toujours plus fatiguée que la veille. Son père n'était pas un homme fou d'amour et de chagrin, il s'était seulement laissé entraîner trop loin par ces songes étranges, tout comme elle savait qu'elle risquait de le faire, tant ce monde et ces créatures évanescentes la fascinaient.
Et il ne s'était pas donné la mort. Quelqu'un l'avait tué. Et quelqu'un, aujourd'hui, essayait de la tuer également.
Etait-ce la même personne ? Le meurtrier de son père se trouvait-il toujours dans la Cité de L'Arbrelle ? Comment cette personne pouvait-elle avoir eu connaissance du don de son père et du sien, de leur faculté de communiquer avec cet autre monde ? Son père avait-il été trop imprudent, en avait-il parlé à d'autres personnes que sa grand-mère ? Le meurtrier savait-il que ce don pouvait être héréditaire, et avait donc décidé d'éliminer sa fille ? Pourquoi donc avoir attendu si longtemps ?
Et surtout... Pourquoi ? Pourquoi vouloir les éliminer ? Pourquoi redouter que des personnes puissent communiquer avec ce peuple à la peau verte ? Quelle menace pouvait-il représenter ?
En cet instant, Léonor n'était certaine que d'une seule chose ; même si sa grand-mère en doutait encore, ces créatures existaient réellement. Elle avait, sans savoir pourquoi ni comment, la faculté de lier son esprit et ses pensées à l'une de ces créatures, de voir à travers ses yeux, de ressentir les mêmes choses qu'elle. Cette créature... Elle avait entendu son nom pour la première fois, lors de son dernier rêve. Elle fouilla dans son souvenir, mobilisant toute sa concentration. Les paupières closes, elle reconstitua le déroulé de son rêve, depuis le moment où elle avait dévalé les marches du grand escalier transparent. Elle essaya de se replonger dans cet instant, avec autant de force que si elle s'était trouvée là-bas en chair et en os, et alors son nom lui revint. Elle le murmura du bout des lèvres :
- Lasthyr...
Ce nom lui était revenu en mémoire avec une telle force, une telle intensité qu'elle se demanda comment elle avait pu l'ignorer. Ce nom faisait partie d'elle. Elle l'avait toujours connu.
C'était... son nom.
Elle rouvrit les yeux. Mais au lieu de l'obscurité enveloppante d'une nuit dans l'Arbre Sacré, ce fut l'éclat d'un soleil bleu au-dessus de sa tête qui l'accueillit. Elle se trouvait sur le même balcon qu'elle avait vu lors de son tout premier rêve, plus de deux mois auparavant. De nouveau, elle n'était plus dans son propre corps. Elle avait rejoint la conscience de Lasthyr. Mais pour la première fois, elle ne dormait pas. Pour la première fois, elle arrivait parfaitement à distinguer ses propres pensées de celles de la créature verte.
Celle-ci avait senti l'intrusion d'une conscience étrangère dans son esprit car, tandis que Léonor sentait un sourire étirer ses fines lèvres translucides, elle entendit sa voix claire et familière retentir dans son esprit.
- Bienvenue, petite humaine.
- Bonjour, Lasthyr.
- Je suis contente de pouvoir enfin discuter librement avec toi.
- Je ne suis pas en train de dormir, je crois.
- Je sais. En sommeil, ta conscience essaie toujours de reprendre le dessus et refuse le contact d'un autre esprit. C'est pour cela que tu te réveilles à chaque fois que j'essaie de te parler. Mais aujourd'hui, tu es venue à moi volontairement.
- Oui, il me semble. Enfin... Je ne suis pas sure d'avoir vraiment fait exprès.
- Ton corps me paraît affaibli, petite humaine. Est-ce pour cela que tu es venue me voir ?
- Non... Enfin oui. Vous pouvez sentir mon corps ?
- Tu partages mes sensations, je partage les tiennes. Même si pour moi ce n'est pas une expérience agréable, surtout aujourd'hui. Que t'arrive-t-il ?
- Je suis malade. J'ai été empoisonnée.
- Vos corps sont tellement fragiles, petite humaine, tu dois faire attention.
- Arrêtez de m'appeler petite humaine, s'il vous plait. C'est bizarre.
- Comment veux-tu que je t'appelle ?
- Léonor. C'est mon prénom.
- Très bien. Léonor.
- Je crois qu'on a essayé de m'empoisonner pour m'empêcher de communiquer avec vous. Ma grand-mère voudrait que vous arrêtiez de me contacter.
- C'est toi qui viens toujours à moi, peti... Léonor. Pas l'inverse. C'est donc à toi d'arrêter, si tu le souhaites.
- Vous n'avez pas la faculté de me contacter quand vous le souhaitez ?
- Si.
- Mais vous ne le faites pas ?
- Non.
- Pourquoi ?
- Je te l'ai dit, ce n'est pas une expérience agréable pour moi. Ton corps est trop dense, trop étriqué. C'est inconfortable.
- Mais vous acceptez que moi, je vienne vous parler ?
- Oui. Je ne refuse jamais un contact télépathique. C'est impoli.
- Ah bon.
- Vas-tu arrêter de me contacter ?
- Je ne sais pas... Peut-être, si j'y arrive.
- Tu n'en as pas envie.
- Vous n'en savez rien !
- Je partage tes ressentis, Léonor. Je sais tout de toi.
- Je suppose que c'est réciproque ?
- Oui.
- Donc si je vous pose une question et que vous me mentez, je devrais m'en rendre compte ?
- A priori. A moins que je ne sois particulièrement douée dans l'art du mensonge...
Léonor sentit que Lasthyr était très amusée à la simple idée d'essayer de mentir, comme si c'était une pratique à laquelle elle ne s'était jamais essayée. Une pratique très... humaine. La jeune fille perçut une pointe de condescendance dans les émotions que la créature verte ressentait à son encontre, mais elle choisit de ne pas s'en formaliser. Savoir qu'elle était incapable de mensonge lui suffisait.
- Savez-vous pourquoi j'ai été empoisonnée, et par qui ?
- Non.
- Représentez-vous une menace pour les humains ?
- Non. Nous n'avons presque plus de contact avec le peuple des humains, depuis plus de mille ans. Et malgré les évènements récents dans les montagnes, je ne crois pas que nous soyons prêts à changer cela.
Les montagnes... Léonor se rappela soudainement ce qu'elle avait entendu dans son rêve précédent. Quelque chose de grave se passait dans le duché des Montsombres, et Lasthyr l'avait encouragée à s'y rendre pour apporter son aide.
- Vous croyez que je peux aider mon peuple en me rendant dans les montagnes ?
- Si tu utilises ton don pour les aider, certainement.
Tant de questions se bousculaient dans l'esprit de Léonor, elle aurait voulu pouvoir toutes les poser en même temps, mais Lasthyr ne lui laissa pas l'occasion de poursuivre :
- La douleur et la faiblesse de ton corps me sont difficiles à supporter.
- Et à moi donc..., répondit cyniquement la jeune fille.
- J'aimerais que tu ne me contactes plus tant que tu ne seras pas guérie.
- Ne pouvez-vous pas m'aider ? A guérir plus vite ? N'avez-vous pas... des pouvoirs ?
- Je n'ai pas ce genre de pouvoir, non. Mais... d'autres l'ont. Je vais voir ce que je peux faire pour t'aider, petite humaine.
Et sans lui laisser le temps de protester une dernière fois contre ce surnom qui lui semblait fort rabaissant, Lasthyr repoussa l'esprit de Léonor hors du sien.
La jeune fille se retrouva alors dans la petite chambre sombre en haut du Chêne Sacré, plongée dans l'obscurité, et émit un petit gémissement en reprenant pleinement conscience de la faiblesse de son corps. Ces quelques minutes durant lesquelles elle avait partagé les sensations de Lasthyr, dans ce monde où la matière ne semblait pas avoir d'emprise sur les êtres, lui avaient presque fait oublier la douleur, les tremblements et les frissons qui secouaient encore son organisme. La fièvre était tombée et les vomissements avaient cessé, mais les effets perfides du poison se faisaient encore ressentir.
Léonor referma les yeux et tenta de dénouer les tensions de ses muscles en inspirant doucement. Lasthyr avait raison... Avoir un corps humain, c'était difficile à supporter.
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