Chapitre 7 - Deuxième partie
Mais un peu avant la fin de l'après-midi, des cris de gardes, inintelligibles au milieu de la cacophonie ambiante, s'élevèrent depuis le rempart Nord. De part et d'autre, la musique s'interrompit et les gens échangèrent des regards étonnés tandis que plusieurs exclamations, apeurées ou stupéfaites, remontaient jusqu'à eux.
À l'autre bout du jardin, Énith aperçut son père se lever précipitamment et rejoindre un garde qui avait fendu la foule à toute vitesse pour l'atteindre. Ses yeux étaient exorbités, ses gestes confus, et la jeune fille avait la sensation que son père ne comprenait pas un traître mot de ce qu'il lui disait. Elle reposa son verre et fit quelques pas en direction de ses parents, jouant des coudes au milieu de la foule, mais bientôt les murmures effrayés laissèrent place à un silence profond. Toutes les têtes se tournèrent vers le rempart.
Énith s'arrêta près de l'autel où le feu sacré brûlait toujours, sonnée par le silence et l'immobilité qui s'étaient si soudainement abattus tout autour d'elle. Elle s'aperçut alors que la foule face à elle se scindait doucement en deux comme pour laisser passer quelqu'un. Ou quelque chose.
Quelque chose, en effet, s'avançait silencieusement parmi eux.
Énith tendit le cou et se hissa sur la pointe des pieds pour tenter d'apercevoir ce qui semblait hypnotiser ainsi la foule toute entière, mais ce ne fut que lorsque les invités les plus proches d'elle s'écartèrent qu'elle l'aperçut enfin.
Un renard. Identifiable au premier coup d'œil, bien qu'il ne ressemblât en rien au petit prédateur qui courait les forêts. Au moins aussi grand qu'un loup, le pelage argenté et scintillant, presque translucide, enveloppé d'un halo de lumière blanche éblouissante, il s'avançait vers la table d'honneur de sa démarche gracieuse. Pas un seul son n'émanait de lui, ni souffle, ni râle, ni bruit de pas.
Lorsqu'il passa près d'elle, Énith sentit les battements de son cœur s'accélérer et son souffle se raccourcir devant cette présence si imposante. Quelle était donc cette étrange apparition ? Était-elle seulement réelle, ou bien étaient-ils les victimes d'une incroyable illusion ? Quoiqu'il en soit, cet animal l'effrayait. Mais soudain le renard tourna son immense tête vers elle et ses yeux rencontrèrent les siens. C'était un regard empreint de douceur, dans lequel il lui sembla lire l'ombre d'un sourire rassurant, un regard qui semblait plonger au plus profond de son âme. La peur s'envola instantanément. Il ne restait plus que l'admiration.
Le renard reprit sa route, et s'arrêta seulement quelques pas plus loin, face au duc. Énith s'aperçut alors avec inquiétude que son père avait dégainé son épée et que son visage était devenu livide.
Le renard s'assit alors sur son séant, et prit la parole :
- Il ne sert à rien de brandir ton épée, Briam, Duc des Montsombres. Rassure-toi, je viens en paix.
Au son de cette voix qui résonnait tout autour d'eux, comme s'ils s'étaient trouvés dans le plus vaste des temples, toute l'assemblée sembla retenir son souffle. Briam rengaina son arme et s'avança, accompagné de sa femme, jusqu'au bord de l'estrade.
- Qui es-tu, et que veux-tu ? interrogea-t-il.
- Je suis Hoaren le Renard, Premier des Anciens Rois, et je viens à vous aujourd'hui pour vous mettre en garde contre la menace qui pèse sur vos terres, et pour vous supplier d'agir au plus vite.
Énith était subjuguée. Hoaren le Renard. Le Premier Roi. Ici, sous la forme d'un spectre. Elle n'arrivait pas à y croire.
Elle avait déjà entendu parler des manifestations des spectres quand elle était petite, mais elle n'y avait jamais vraiment cru, et ne pensait certainement pas en être témoin un jour.
Le renard poursuivit :
- Les ténèbres se déchaînent dans le Monde Interdit et se déversent au travers de la Porte que vous avez laissée ouverte. Nous avons tenté de les arrêter mais elles gagnent en puissance de jour en jour. Certains d'entre nous ont déjà été engloutis.
- Quelle porte ? Quel monde interdit ? Pardonnez-moi, Sire Hoaren, mais je ne comprends pas de quoi vous parlez, répondit Briam.
- Le marais maudit !
Énith avait prononcé ces mots bien plus fort et avec plus d'enthousiasme qu'elle ne l'avait voulu. Tout le monde la regarda, et le Renard tourna de nouveau la tête vers elle pour la regarder de ses deux yeux perçants.
- C'est exact, jeune Énith des Montsombres. Le marais maudit, c'est ainsi que vous l'appelez. C'est une Porte. L'une des nombreuses Portes qui existaient autrefois dans votre royaume et qui mènent au différents Mondes qui coexistent avec le vôtre. La seule Porte qui n'ait pas été refermée. Je sais que tout ceci est un savoir perdu qui va bouleverser votre univers, mais nous n'avons pas le temps de tout vous expliquer. Vous devez seulement y croire, et me faire confiance.
D'autres Mondes...
Les pensées d'Énith tournaient dans sa tête, si vite qu'elle en était presque malade. Des mondes avec des descriptions étranges, des êtres étranges aux noms étranges... Des mondes qui semblaient tout droit sortis d'un rêve ou d'un cauchemar. Était-ce possible ? Les écrits de la Reine Aelwen parlaient-ils de cela ? La jeune fille brûlait de courir vers son père pour lui dévoiler ce qu'elle avait appris dans ses manuscrits mais un cri strident, désespéré, fendit le silence. Une femme surgit de la foule en pleurant et se jeta à genoux devant le renard.
- Mon fils ! s'exclama-t-elle. Mon fils, Dom ! Il est tombé dans le marais, nous ne l'avons pas retrouvé ! Où est-il ? Où est-il, je vous en supplie, dites-le-moi ! Est-il encore en vie ?
Le grand renard baissa la tête vers cette femme qui sanglotait et la profondeur de son regard sembla l'apaiser instantanément.
- Marte Denvielle, la salua-t-il Je vous demande pardon. Nous, les Anciens Rois, avons tenté de rattraper votre fils lorsqu'il a basculé dans les ténèbres. Nous avons échoué. Je suis désolé. Il est dans le Monde Interdit, mais je ne peux pas vous dire s'il a survécu à l'engloutissement. Je l'ignore. Nous ignorons ce qui se trouve exactement dans ce monde.
- Pouvez-vous le sauver ? Je vous en supplie, Sire Hoaren, vous devez le sauver !
Énith regarda sa mère qui était descendue de l'estrade pour s'agenouiller auprès de cette femme désespérée et tenter de la calmer, comme elle l'avait fait à peine deux jours plus tôt pour rassurer l'ami du garçon disparu. Marte s'écroula contre elle et laissa ses larmes tremper la robe scintillante de la duchesse.
- Nous n'avons pas le pouvoir de le sauver, reprit Hoaren. Nous ne pouvons pas entrer dans le Monde Interdit.
- Pouvons-nous y aller, nous, et combattre les êtres de ténèbres qui l'habitent ? interrogea Briam avec ferveur.
- Votre courage vous honore, Duc des Montsombres, mais vos épées sont inutiles et impuissantes contre le mal qui sévit dans le Monde Interdit.
- Alors, que pouvons-nous faire ?
- Vous devez refermer la Porte, répondit le renard. C'est votre seul espoir.
- Non ! s'écria Marte d'une voix éperdue. Non, vous ne pouvez pas ! Mon garçon ! Si vous refermez la Porte, mon garçon sera perdu à jamais ! Non !
Elmande resserra un peu plus son emprise autour d'elle et lui chuchota des paroles réconfortantes, puis tourna son regard impuissant vers Briam. Celui-ci, résolu, répondit :
- Nous vous faisons confiance, Sire Hoaren le Renard. Nous ferons notre possible pour refermer cette Porte. Je vous en donne ma parole.
Les sanglots de Marte redoublèrent, tandis que le mince espoir de revoir son fils semblait lui filer entre les doigts. Elle suppliait et se tordait de douleur entre les bras de la duchesse.
Hoaren reprit à l'attention de Briam :
- Vous aurez besoin d'aide.
- Quelle aide ?
- L'aide des Autres Mondes. Je n'ai pas le temps de vous en dire plus. Apparaître sous cette forme, devant vous, demande une énergie considérable, et je dois économiser mes forces. Je reviendrai.
Le renard se releva, mais avant de rebrousser chemin, s'adressa une dernière fois à la mère éplorée :
- Les peuples des Autres Mondes sont les seuls à pouvoir sauver votre fils, Marte.
Puis son regard balaya l'assemblée et s'attarda sur Énith, si bien que la jeune fille eut la profonde et étrange sensation que ces derniers mots lui étaient destinés :
- Trouvez-les.
Le renard fit demi-tour et regagna le rempart Nord. Énith le suivait du regard, pensive, et inquiète. Autour d'elle, les paroles du renard avaient soulevé une onde de choc qui n'allait pas tarder à se propager dans l'assemblée toute entière.
À peine Hoaren eut-il disparu dans l'obscurité de la forêt qu'une grande clameur s'éleva de la foule. La stupéfaction avait laissé place à la peur, au doute, à la colère, et l'agitation devint rapidement palpable. Énith atteignit au pas de course l'estrade où se trouvait son père, qui tentait vainement de rétablir le calme dans l'assistance. Mais sa voix ne suffisait pas à couvrir les cris effrayés, et personne ne faisait plus attention à lui. La panique s'emparait de la population.
***
Léonor et Saween étaient installées sur leur petite terrasse et observaient avec délectation les milliers de lumières multicolores qui s'étaient allumées dans l'Arbre Sacré pour célébrer le Solstice. Elles écoutaient les chants sacrés qui s'élevaient de toutes parts et résonnaient contre les énormes branches, tout en dégustant un gros bol de fraises à la crème. Léonor savourait cet instant de volupté, les pieds posés sur la balustrade de bois, la tête appuyée sur un vieux coussin moelleux.
La journée avait été parfaite. Une délicieuse combinaison de mets savoureux, de fête et de musique sacrée, de la douce compagnie de sa grand-mère et du réconfort de son foyer. Et le goût frais et sucré de ces fraises pour terminer en beauté.
Elle reposa son bol en passant une langue gourmande sur ses lèvres collantes de sucre, puis se laissa aller en arrière sur sa chaise. Bercée par le bruit régulier du fauteuil à bascule de sa grand-mère à côté d'elle et les chants mélodieux qui enveloppaient L'Arbrelle, elle se laissa aller à fermer les yeux quelques instants et, finalement, s'endormit.
Elle descendait un large escalier, transparent, comme s'il était fait de verre. Un sentiment d'urgence et de curiosité mêlées la tenaillait. Alors qu'elle atteignait une épaisse porte que l'on avait laissée à demi ouverte, elle aperçut brièvement son reflet dans la surface réfléchissante du battant ; de nouveau ces grands yeux dorés, de nouveau cette peau verte et ce cou immense. Cette vision lui était presque devenue familière.
Elle s'avança dans la pièce aux proportions démesurées, mais désespérément vide, comme la plupart des bâtisses qu'elle avait eu l'occasion d'explorer en rêve dans cette cité inconnue. Trois créatures qui lui étaient semblables en tout point l'attendaient. L'une d'elles l'accueillit en lui tendant une main aux doigts démesurément longs.
- Te voilà enfin, Lasthyr.
- Que se passe-t-il ? s'entendit-elle prononcer tout haut.
- Un évènement majeur dans le monde des humains. Nous envisageons d'intervenir.
- Ce serait une erreur grossière d'intervenir, contesta alors une troisième créature qui, à en juger par le timbre de sa voix, était de sexe féminin. Les humains n'apportent que malheur et destruction.
- Quelle est la nature de cet événement ?
- La Porte du Monde Interdit. Elle n'a jamais été refermée. Et aujourd'hui les ténèbres sont en train de se déverser dans les montagnes. Elles gagneront bientôt le pays tout entier.
Les montagnes... Léonor s'efforçait d'éclaircir ses idées, et ses souvenirs du Duché des Montsombres dans lequel elle ne s'était pas rendue depuis plusieurs années. Mais ces pensées furent écartées par celles de la créature à la peau verte, qui résonnèrent de toute leur puissance dans son esprit.
« Tu sais ce qu'il te reste à faire si tu veux aider ton peuple, petite humaine. Rends-toi dans les montagnes. »
Léonor se réveilla en sursaut.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top