Chapitre 4 - Première Partie

La lumière pâle du matin filtrait à travers les rideaux usés de la petite chambre, illuminant les volutes de poussière qui flottaient dans l'air et se posaient sur les rares meubles de la pièce. Léonor cligna des yeux plusieurs fois pour s'habituer à la clarté du jour puis s'étira en bâillant bruyamment. Les lattes du sommier craquaient au moindre de ses mouvements, le matelas devait avoir au moins deux fois son âge et les draps sentaient l'humidité, pourtant elle avait dormi d'un sommeil profond et sans rêve pour la première fois depuis une éternité.

Elle avait certes connu meilleur confort au cours de sa jeune vie, mais elle avait surtout connu bien pire ; une musicienne itinérante comme elle devait se contenter de la générosité très aléatoire de ses mécènes occasionnels, qui ne lui accordaient parfois qu'un bout de matelas dans une chambre de domestiques déjà bondée, ou bien un box vide à l'écurie. Sans parler de toutes les nuits à la belle étoile au cours de ses voyages entre deux destinations...

Mais parfois, comme le jour précédant, la chance la conduisait dans une auberge pleine à craquer de clients généreux qui réclamaient ses chansons jusqu'à tard dans la nuit, enthousiasmés par les bouteilles de vins et les choppes de bières qui se vidaient à tours de bras. Une soirée comme celle-ci lui rapportait gros, et la jolie somme qu'elle avait récoltée la veille lui avait permis de s'offrir cette petite chambre sous les toits. Ce n'était certes pas une chambre de duchesse, mais le simple fait d'avoir un lit pour elle et un peu d'intimité la comblait.

Elle écarta les couvertures d'un coup de pied et se leva. Comme chaque matin, son premier réflexe fut de vérifier que sa bourse et ses instruments de musique étaient toujours là. Elle avait fermé sa porte à double-tour en montant se coucher, mais elle se méfiait toujours de l'habilité de certains voleurs. Heureusement, son luth, récemment acquis après de longs moisd'économies, et sa petite harpe, fidèle compagne de toujours, l'attendaientsagement dans le placard où elle les avait précieusement rangés la veille,juste à côté de sa bourse. Rassurée, elle se dirigea vers le bac d'eau sous la petite fenêtre et s'aspergea le visage et la nuque en frissonnant. Elle passa ses doigts humides dans ses cheveux sombres coupés court, tout en se promettant de s'accorder un bon bain chaud dès le lendemain, si la soirée se révélait tout aussi fructueuse que la veille. Se décrasser de la tête aux pieds avant d'aller célébrer le Solstice ne serait pas un luxe...

Elle enfila à la hâte un pantalon beige usé mais présentable ainsi qu'une jolie chemise d'un vert sombre agrémentée de boutons dorés. Si cette tenue masculine lui aurait valu bien des regards interloqués et réprobateurs dans la plupart des villes du royaume, il n'était pas rare de voir des femmes habillées ainsi dans le duché des Sept-Forêts, et Léonor était ravie de retrouver le confort de ses vieux vêtements. Elle n'avait pas remis les pieds à la cité de l'Arbrelle depuis une éternité et comptait bien profiter de chaque seconde passée dans sa ville natale.

Elle descendit à la réception de l'auberge, les jambes fourmillant d'impatience, et accorda son plus grand sourire au patron qui se tenait derrière le comptoir. Celui-ci l'accueillit en ricanant :

- Vous voilà plus en forme que tous mes autres clients réunis ! Je ne sais pas si ce sont vos chansons ou mon vin qui leur ont tapé sur le crâne, mais ils ne sont pas beaux à voir...

Léonor jeta un coup d'œil aux tables de la grande salle principale où une dizaine d'hommes, les yeux hagards ou demi-clos, semblaient tenter d'éponger les excès de la veille à grand renfort de tartines beurrées et de thé brûlant. Elle se retourna vers l'aubergiste en riant et déposa quelques pièces sur son comptoir :

- Eh bien j'espère qu'ils seront remis avant le dîner ! Je vous réserve de nouveau la chambre pour ce soir et j'ai bien l'intention d'égayer un peu la soirée... Si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

- Vous voulez rire ? Dès qu'il y a de la musique, les gens ne comptent plus ni leurs verres ni leurs sous... Je vous dirais bien de revenir tous les soirs !

- J'en prends note, répondit la jeune fille avec un clin-d'œil. Au moins je sais que je serai la bienvenue ici chaque fois que je viendrai en ville.

- Absolument ! Mais peut-être, pour les prochaines fois, devriez-vous vous en tenir au répertoire classique, des chansons que tout le monde connaît, voyez... Votre dernière chanson là, très jolie hein, très jolie c'est sûr, a quand même fait bien retomber l'ambiance.

- Ah... Oui, murmura-t-elle en baissant le regard. C'était une nouvelle composition, j'avais envie de la tester.

- Après moi, ce que j'en dis... C'est votre métier, vous savez certainement mieux que moi.

- Non, vous avez raison. C'est une chanson qui me tient à cœur, mais je me doute qu'elle ne parle pas à grand monde... Je ne la chanterai pas ce soir, ne vous en faites pas.

L'aubergiste empoigna les quelques pièces d'argent et lui proposa de lui offrir le petit-déjeuner pour la remercier. Léonor ne se fit pas prier et partit s'installer à une petite table près de la fenêtre en attendant sa théière et ses tartines. Les clients la saluèrent avec force sourires et compliments, et la jeune fille les remercia de bon cœur avant de tourner son regard vers la rue, qui déjà débordait d'animation. Elle était si heureuse d'être de retour... Nulle ville au monde ne l'accueillait jamais aussi chaleureusement que L'Arbrelle.

Tout en arpentant les vastes rues qui s'étendaient en spirales autour du gigantesque Arbre Sacré, Léonor observait avec curiosité les bâtiments les plus récents qui semblaient avoir poussé dans la ville comme des mauvaises herbes, rapides et envahissantes.
L'Arbrelle n'était au départ qu'une suite de petites maisons de bois construites dans les branches du Chêne aux dimensions titanesques, considéré comme sacré depuis sa découverte par les plus anciennes civilisations. Ces maisons haut-perchées étaient reliées entre elles par des passerelles suspendues et des escaliers de bois qui formaient un dédale complexe au milieu du feuillage fourni de l'Arbre.

Au fil des années, ce labyrinthe de bois s'était étendu le long du tronc du chêne géant, pour mener à de nouvelles bâtisses construites sur les étroits paliers de bois que l'on avait aménagés lorsque les branches, pourtant immenses, n'avaient plus suffi à accueillir toutes les maisons. Petit à petit, alors que la ville naissante et l'arbre magique attiraient de plus en plus d'habitants, pieux ou simplement curieux, les constructions s'étaient multipliées jusqu'au pied de l'arbre et semblaient s'enrouler autour de son tronc comme un immense serpent de bois. Les passerelles, les ponts, les câbles et les escaliers tissaient une étrange toile tout autour de l'arbre, jusqu'aux plus hautes de ses branches, et la nuit, lorsque les maisons s'éclairaient, l'Arbre Sacré semblait s'illuminer de milliers de petites lucioles scintillantes.
C'était un spectacle unique dont Léonor ne se lassait jamais.

Mais depuis quelques années, la ville ne cessait de s'étendre. Alors que, lorsqu'elle était enfant, les bâtisses au sol ne se résumaient qu'à quelques petites maisons et auberges de passage disséminées entre les arbres de la forêt épaisse, aujourd'hui les vastes rues pleines à craquer avaient remplacé le calme et la tranquillité des anciens chênes de la forêt, que l'on avait consenti à abattre afin d'étendre la ville.

Les Cinq Sages du duché n'avaient pas été enchantés par cette décision, et Léonor partageait leur désarroi. S'ils n'étaient ni aussi immenses ni aussi vénérés que l'Arbre Sacré, le fait d'abattre ainsi des chênes centenaires était toujours un crève-cœur pour les fidèles de l'Anima. Mais le Duc des Sept-Forêts avait jugé qu'il était important de s'adapter à la modernisation du monde et à la demande croissante de la population.

Après tout, avec ses sept vastes forêts, denses et parfois inhospitalières, qui occupaient la quasi-totalité du territoire, ce duché était l'un des endroits les moins peuplés de tout le royaume. Le duc, naturellement, voyait donc la popularité grandissante de L'Arbrelle d'un œil plus que favorable. Et la ville n'en finissait plus de s'accroître, d'année en année.

Léonor songeait à tout ceci, les yeux tendrement levés vers l'Arbre Sacré, tout en essayant de maintenir en sourdine d'autres pensées qui s'insinuaient malgré elle dans son esprit ; la veille, encore une fois, sa nouvelle chanson n'avait soulevé que peu de réactions dans l'audience...

Elle n'avait pas eu besoin que l'aubergiste lui fasse une réflexion pour s'en apercevoir. La déception qu'elle avait ressentie alors persistait toujours, comme une pression sourde au fond de sa poitrine. Elle avait bien vite remarqué les regards échangés, perplexes et déroutés, dans le public, et les applaudissements tout juste polis avaient fini de la décourager.

Chaque soir, depuis plus de deux mois, elle jouait cette chanson en espérant que quelqu'un, quelque part, puisse lui expliquer le sens de ce qu'elle chantait. Elle avait basé les paroles sur des rêves étranges qu'elle faisait presque chaque nuit depuis le début du printemps, des rêves qui semblaient à la fois tellement réels et tellement irréels, des rêves desquels elle se réveillait plus épuisée qu'elle ne l'avait été en se couchant.

Elle avait entendu dire qu'il existait des gens qui savaient interpréter les rêves et elle espérait que peut-être, un soir, quelqu'un se manifesterait dans son audience pour lui donner un début de réponse. Mais cela n'était encore jamais arrivé, elle ne faisait que perdre l'attention de son auditoire dès qu'elle entonnait les premières notes de sa chanson. Pourtant elle ne pouvait pas s'empêcher de recommencer, soir après soir.

Elle secoua la tête avec agacement pour disperser ces réflexions, ainsi que les images confuses de ses rêves qui tournoyaient dans sa tête et se dirigea avec entrain vers le large escalier qui serpentait autour du tronc massif. Elle arpenta les multiples escaliers qui tournoyaient jusqu'au sommet en jetant des coups d'œil attendris aux enfants qui couraient entre les énormes branches de l'Arbre, juste au-dessus d'elle. Ils ne semblaient pas perturbés le moins du monde par les dizaines de mètres qui les séparaient du sol et se pourchassaient en riant aux éclats, sautant de branche en branche, enjambant les passerelles, défiant les lois de la gravité qui ne semblait avoir aucune emprise sur eux.

Léonor, en revanche, ne se sentait plus aussi à l'aise qu'autrefois dans les hauteurs de l'immense Chêne, et chaque année l'ascension jusqu'au sommet lui paraissait de plus en plus éprouvante. Avait-elle réellement ressemblé à ces enfants, autrefois ? Elle n'arrivait quasiment plus à l'imaginer...

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