Chapitre 2

- Tu es bien songeur ce soir, Briam. Si j'avais su que tu serais aussi peu loquace, j'aurais décliné ton invitation...

Ces quelques mots tirèrent immédiatement le duc des pensées préoccupantes dans lesquelles il s'était laissé emporter. Il tourna le regard vers son épouse. Son demi-sourire et l'éclat dans ses yeux lui indiquèrent qu'elle ne faisait que le taquiner, mais il s'empressa de s'excuser :

- Oh pardon, Elmande, je suis désolé. Cette journée a eu son lot de surprises et je suis sûrement un peu fatigué... Et puis, être affublés de quatre gardes du corps ne correspond pas tellement à ma définition d'une promenade en tête-à-tête.

Il jeta un regard désapprobateur aux quatre gardes qui les suivaient à distance respectable. Lopaï, son capitaine, lui avait fortement recommandé, pour ne pas dire imposé, la présence de quelques hommes afin de veiller à leur sécurité, « avec la discrétion qui conviendra », avait-il ajouté.
Les troubles de ces derniers mois avaient certes nécessité de renforcer la sécurité dans l'enceinte du château et de la ville d'Horenfort, mais Briam considérait d'un œil agacé le fait de ne plus pouvoir se déplacer sans chaperon sur ses propres terres. Son capitaine oubliait peut-être qu'il était un guerrier expérimenté et qu'il saurait encore convenablement se défendre contre une éventuelle attaque.
Quant à son épouse... Briam ne put s'empêcher de rire sous cape à cette idée. Celui qui oserait chercher des noises à Elmande des Montsombres ne serait pas déçu du voyage. Sa femme maniait l'art des lames Sesseni mieux que quiconque et n'était certainement pas disposée à se laisser malmener.

Définitivement, la présence des gardes était bien superflue et Briam regretta de ne pas avoir tenu tête à son capitaine. La chaleur de la journée avait lourdement ébranlé sa fermeté habituelle...

Elmande le tira de nouveau de ses pensées en posant une main délicate sur son bras. Elle murmura :

- Tu recommences...

- Excuse-moi, j'ai la tête complètement ailleurs.

- C'est cette proposition des Cinq Sages qui te préoccupe ?

- Oui, entre autres...

Briam avait rapporté à son épouse son entretien avec Ismar avant même qu'ils ne quittent les couloirs du château, et lui avait confié ses inquiétudes quant à la réaction des fidèles. Elle ne l'avait pas encore formulé ouvertement mais il savait que son épouse n'approuvait pas la décision qu'il avait prise. La ride soucieuse entre ses sourcils et le pli de sa bouche la trahissaient. Elle ne partageait pas sa confiance envers les chefs religieux et leur sagesse, elle se méfiait d'eux. Il le savait.

- Crois-tu que j'ai eu tort de donner mon accord si vite ? demanda-t-il finalement.

- La situation demandait une réponse immédiate, il te fallait prendre une décision rapide, admit Elmande. Mais je ne comprends pas pourquoi tu as accepté leur requête alors qu'elle te cause tant d'inquiétudes. N'aurait-il pas été plus sage de refuser ?

- Je considère toujours que les Sages sont plus à même de régler les questions religieuses que moi. Ils connaissent leurs fidèles.

- C'est vrai. Mais tu devrais aussi accorder un peu plus d'importance à ta propre intuition. Le fait d'inviter Johol et Lyrie à la Fête du Solstice est déjà en soi un message fort, que certains prendront comme une provocation. Je comprends le sentiment d'urgence qui a poussé les Cinq Sages à proposer cette cérémonie commune, mais...

- Tu crois que leur désir de faire cesser les violences au plus vite obscurcit leur jugement.

- Oui... Ils ont beau porter le nom de « Sages », ils n'en sont pas moins humains, et la peur qu'ils éprouvent pour la vie de leurs fidèles peut les amener à prendre des décisions trop... précipitées.

Briam garda le silence un moment afin de réfléchir aux paroles de son épouse, qui ne le surprenaient guère. A vrai dire, au fur et à mesure que l'après-midi défilait, il regrettait lui-même d'avoir donné son accord aussi précipitamment.

- C'est cette maudite chaleur qui me ramollit le cerveau... maugréa-t-il pour lui-même.

- N'accuse donc pas ce pauvre soleil, Briam ! répondit Elmande en laissant éclater son rire franc et joyeux. Il est suffisamment absent dans notre duché pour que tu puisses te permettre de prendre le risque de le vexer...

Briam laissa le rire de sa femme le contaminer et se prit à s'amuser à son tour de sa propre mauvaise humeur. Il s'aperçut que ses mâchoires étaient restées crispées toute la journée au moment où il les détendit pour partir à son tour dans un rire sonore. La façon dont il avait passé son temps à pester contre la chaleur humide lui paraissait de plus en plus ridicule, tandis que le son de leurs rires mélangés terminait de démêler les tensions de son corps.

La façon dont Elmande se moquait toujours de ses accès de mauvaise humeur, plutôt que le vexer, lui permettait toujours de dédramatiser n'importe quelle situation.

- Je ne sais pas ce que je ferais sans toi, murmura Briam en retrouvant son sérieux.

- Oh, tu passerais certainement encore plus de temps à marmonner dans ta barbe, répondit Elmande en souriant. Rien de bien méchant...

Briam enlaça les doigts de son épouse dans les siens et lui vola un baiser, sans s'inquiéter du regard indiscret des gardes sur leurs talons.

Ils continuèrent leur marche paisible en silence pendant quelques instants. Une brise légère soufflait entre les grands arbres depuis que le soleil s'était caché derrière les montagnes de l'ouest. Briam respira à grandes goulées cet air frais qui lui était si agréable et familier. La soirée allait bien vite se rafraîchir désormais et la lumière baissait de minute en minute.

- Peut-être devrions-nous songer à faire demi-tour, dit Elmande en observant le ciel qui s'obscurcissait. Nous ne devons pas être en retard pour le dîner...

- Ah, soupira-t-il. Encore un dîner en illustre compagnie... De nouveaux invités de marque sont arrivés aujourd'hui ?

- Le jeune fils du Duc des Lacs-Blancs, Meben, est arrivé il y a deux heures.

- Bien sûr, c'est vrai. Énith était avec toi pour l'accueillir, comme nous le lui avions demandé ?

- Eh bien... Non. Elle ne s'est pas présentée et je n'ai pas eu le temps de la faire chercher dans tout le château avant l'arrivée de Meben.

Briam grogna de nouveau dans sa barbe.

Cette fille, alors ! Ah, il l'aimait, oui, plus que sa propre vie, mais... Elle avait le don de l'agacer comme personne. Il était grand temps qu'elle prenne ses responsabilités de fille de duc, qu'elle sorte la tête de ses livres et qu'elle fasse son entrée dans le monde réel. Qu'elle soit aussi intelligente, passionnée et curieuse le rendait fier, mais au fond l'inquiétait tout autant... La vie d'une duchesse ne se passait pas dans les recoins sombres d'une bibliothèque.

- Je crois qu'elle a encore passé l'après-midi à étudier, ajouta Elmande. Tu la connais... Quand elle se plonge dans ses livres, rien ne peut l'en tirer.

- Je sais bien, répondit Briam. C'est précisément ce qui m'agace. Le fils du Duc des Lacs-Blancs, tout de même ! Elle aurait pu faire l'effort de s'en souvenir et de quitter sa fichue bibliothèque cinq minutes pour venir l'accueillir !

- Il est possible qu'une part d'elle-même ait volontairement oublié qu'elle était attendue...

Le duc ne releva pas cette dernière remarque et se contenta de lâcher un grognement rauque. La conversation prenait un tournant qui ne lui plaisait qu'à moitié. Il savait très bien pourquoi le duc et la duchesse des Lacs-blancs avaient envoyé leur plus jeune fils célébrer le Solstice à Horenfort. Il avait le même âge qu'Énith, à quelques mois près. Il était le dernier d'une fratrie de sept frères et sœurs à ne pas être marié ou fiancé. Nul besoin d'être fin détective pour deviner l'espoir de mariage stratégique qui se cachait derrière cette visite... Hisser son dernier fils au rang de Duc des Montsombres, voilà qui marquerait un joli coup politique de la part de leurs voisins des Lacs-blancs.

- Ils sont encore si jeunes ! s'emporta Briam. Et nous ne connaissons même pas ce garçon, la dernière fois que je l'ai vu, il ne devait pas avoir plus de trois ans... Et quoiqu'il en soit, je n'ai pas l'intention de presser Énith à trouver un mari. Elle est héritière, son avenir est assuré, elle pourra choisir qui elle voudra.

Briam avait prononcé ces derniers mots précipitamment, sentant son souffle lui échapper alors qu'il imaginait sa petite fille se fiancer trop vite. Il avait beau vouloir qu'elle commence à s'intéresser de plus près aux affaires du duché, il n'était pas si pressé que ça à l'idée de la voir grandir et se marier...

- Ce n'est qu'une rencontre officieuse, Briam, le rassura Elmande. Cela n'engage à rien. Lotham et Nadyé doivent simplement espérer que le courant passera entre ces deux-là... Mais notre fille n'est pas idiote et elle se doute bien quelles attentes se cachent derrière la venue de ce jeune Meben.

- Ça ne doit pas lui plaire, en effet, ricana le duc. L'idée qu'on puisse manigancer des fiançailles pour elle derrière son dos doit la révolter.

- Ou la terroriser...

Briam s'apprêtait à répondre lorsque des bruits dans la forêt derrière eux l'arrêtèrent ; des bruissements de feuilles, des craquements de branches, des bruits de pas et de mouvements affolés qui se rapprochaient, et des voix terrorisées qui appelaient à l'aide.

La main de Briam se retrouva sur le pommeau de son épée avant même qu'il eut le temps d'y penser. Un coup d'œil vers son épouse lui apprit qu'Elmande avait eu le même réflexe et avait sorti ses lames Sesseni de leurs fourreaux.
Les quatre gardes du corps se plaçaient stratégiquement tout autour d'eux, l'œil aux aguets, lorsque deux jeunes gens surgirent d'entre les arbres, les yeux écarquillés par la panique, les vêtements maculés de terre et de sueur, les mains tremblantes. Les deux garçons, qui ne devaient pas avoir plus de quatorze ans, s'immobilisèrent en apercevant le comité d'accueil qui les attendait. Le plus petit des deux laissa échapper un cri haché, mélange de surprise et de soulagement, et ses jambes se dérobèrent sous lui. Il tomba à genoux, croisa ses deux bras contre son torse mince comme pour calmer les tremblements qui le secouaient violemment et se mit à pleurer. Le plus grand gardait les yeux braqués sur les épées des gardes qui le menaçaient et semblait ne plus oser parler ni même respirer.

- Que se passe-t-il ? demanda Briam d'une voix qui se voulait à la fois ferme et rassurante. D'où sortez-vous tous les deux ?

Le garçon posa alors les yeux sur lui et s'écria d'une voix affolée :

- Oh Monsieur le Duc ! ... Monsieur le Duc... C'est terrible, il faut... Il faut nous aider... Notre ami...

Alors qu'il s'avançait en levant vers Briam ses grands yeux suppliants baignés de larmes, l'un des gardes fit mine de vouloir le faire reculer, la pointe de son épée dirigée vers la poitrine du jeune garçon. Le duc posa la main sur son épaule et d'un signe de tête lui ordonna de baisser son arme. Avec une grimace désapprobatrice, le garde s'exécuta et le laissa s'avancer.

- Calme-toi, mon garçon, calme-toi, dit Briam en tentant de le rassurer. Tu es en sécurité désormais. Que vous est-il arrivé ?

- Nous étions... Nous étions au marais... Vous savez, celui qui est caché derrière le tombeau des Rois ?

Briam acquiesça de la tête et le laissa poursuivre :

- Nous voulions juste... voir... Oh, pourtant on le savait ! On savait qu'on n'avait pas le droit ! On savait !

- Dom s'est fait engloutir ! s'écria l'autre garçon qui était resté agenouillé au sol. Il a été aspiré !

Il se remit à pleurer et grelotter de plus belle. Elmande, qui s'était agenouillée près de lui, passa une main réconfortante autour de ses épaules.

- Qui est Dom ? demanda-t-elle d'une voix douce. Il a eu un accident ?

- Dom, notre ami, répondit le garçon qui se tenait près de Briam. Il voulait s'approcher du marais, il voulait... Il voulait voir... d'où venaient les... les algues noires... Il y en avait partout... et ... et...

Il fut pris à son tour de tremblements violents et ne put terminer sa phrase.

Alors Briam s'adressa aux deux gardes qui se tenaient derrière lui :

- Il semble que le jeune Dom ait eu un accident et soit tombé dans le marais. S'il ne sait pas nager il a pu paniquer et ne pas remonter à la surface. Dépêchez-vous d'aller lui prêter secours.

Les deux gardes échangèrent un coup d'œil perplexe et piétinèrent nerveusement sur place. L'un d'eux se racla la gorge.

- Mais Monsieur le Duc... Ce marais... On raconte que...

- Je sais parfaitement ce qu'on raconte sur ce marais, l'interrompit le duc. Des légendes. Ne me dites pas que vous êtes du genre superstitieux, Kalser !

- Non, Monsieur le Duc.

- Parfait alors ne perdez pas une seconde de plus. Vous connaissez le chemin ?

- Oui, Monsieur le Duc.

Et sans plus attendre, les deux soldats s'enfoncèrent entre les arbres.

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