Chapitre 18 - Première partie

– S'agit-il d'une action menée par Les Serviteurs des Grands Esprits, capitaine ? interrogea Elmande.

Lopaï se tenait au garde à vous devant elle dans la salle du conseil, flanqué de deux soldats. Leurs uniformes maculés de poussière, leurs traits tirés et les gouttes de sueur qui perlaient à leurs fronts témoignaient de la nuit agitée qu'ils venaient de passer. Quelques traces de sang séché se devinaient même sur le vert sombre de leurs capes et le noir terni de leurs bottes. Une éclaboussure écarlate avait zébré la joue de l'un de deux soldats qui, en essayant vainement de l'essuyer, n'avait réussi qu'à l'étaler en un mélange écœurant de sang et de poussière. Elmande s'efforçait de ne pas laisser son regard s'attarder sur la joue de cet homme ; elle ne voulait pas penser à ce qui se cachait derrière cette trace sanguine.

Dès qu'il eut appris l'attaque du Divinaire, Briam s'était empressé de se rendre sur le lieu sacré en compagnie de Johol et Lyrie, afin d'évaluer la situation sur place. Les deux représentants de la Divinité Double, déjà épuisés des événements au Marais, accueillirent la nouvelle avec un étonnant courage. Ils se montrèrent dignes, résolus, et ne cédèrent ni à la panique ni au désarroi. Leur solennité habituelle servait ici parfaitement la situation, et c'est le visage grave qu'ils s'étaient engagés aux côtés du Duc dans les rues étroites d'Horenfort, en direction du Divinaire.

Elmande recevait doncseule Lopaï et les deux soldats qui étaient en poste là-bas au moment de l'attaque, afin de recueillir leur rapport. Selon leurs dires, des assaillants masqués s'étaient introduits dans le Divinaire aux premières lueurs du matin armés de pied en cap, avaient saccagé les autels, détruit des reliques sacrées, et agressé les quelques dévots occupés à leur prière nocturne. L'absence de Johol et Lyrie au moment des faits était-elle un heureux hasard, ou préméditée ? Ils ne sauraient leur dire. 

Les gardes qui surveillaient les alentours du lieu sacré l'avaient défendu avec bravoure, mais malgré tous leurs efforts, ils n'avaient pas pu enrayer complètement l'attaque. Les hommes masqués étaient bien trop nombreux, et trois des fidèles avaient perdu la vie avant que la garde du château appelée en renforts ne vienne y mettre un terme. Les agresseurs avaient alors été maîtrisés sans trop de difficultés. Sur la dizaine d'hommes qui avait pénétré le Divinaire, quatre étaient morts, trois dans un état critique, et les trois derniers avaient été arrêtés et emprisonnés dans les cachots d'Horenfort.

Le capitaine lui lança ce regard profond et pénétrant qu'elle lui connaissait si bien et répondit avec pragmatisme :

– C'est possible, Madame la Duchesse, mais impossible de l'affirmer avec certitude. Les hommes que nous avons fait prisonniers n'ont pas encore prononcé un seul mot.

– Une attaque organisée d'une dizaine d'homme sur le lieu le plus sacré du Culte... Je doute fort qu'il puisse s'agir d'autre chose, capitaine, répliqua Elmande. Les Serviteurs sont passés à l'action.

– C'est possible, Madame la Duchesse, répéta Lopaï.

Elmande tapota de ses ongles le bord de la lourde table du conseil et hocha la tête. Puis elle s'adressa aux deux soldats :

– Vous pouvez disposer, messieurs. Allez rassurer vos familles et vous reposer. La nuit a été longue.

– Merci, Madame la Duchesse, répondirent-ils en chœur.

Et sur une révérence rapide, ils quittèrent la pièce, laissant Elmande seule avec le capitaine. Elle lui adressa un sourire fatigué :

– Venez vous asseoir près de moi, Lopaï. Nul besoin de respecter le protocole quand nous sommes seuls, vous le savez. Nous nous connaissons depuis bien trop longtemps pour cela, et je sais bien que vous êtes harassé de fatigue. Je vous aurais bien laissé aller vous reposer également, mais j'ai encore à vous parler.

Le capitaine lui rendit son sourire et rompit son garde à vous pour se rapprocher de la table. Il tira la chaise en face d'elle et y prit place, non sans une lueur furtive de gêne dans le regard.

– De quoi souhaitez-vous m'entretenir, Madame la Duchesse ?

– Elmande, je vous en prie.

– Pardonnez-moi. Les habitudes ont la vie dure.

Elmande observa le capitaine de sa garde avec affection. Dire que plus de vingt ans avaient passé depuis qu'ils avaient quitté ensemble Sessen pour rejoindre le Royaume de la Tétrade et les Montsombres. Elle aurait eu du mal à croire que tant d'années s'étaient écoulées si les tempes grisonnantes de Lopaï et ses rides naissantes ne lui avaient pas rappelé que leur jeunesse était déjà loin derrière eux. Elle détourna le regard avec nostalgie.

Lorsque ses fiançailles avec Briam avaient été officialisées, et son départ pour la Tétrade planifié, ses parents avaient insisté pour qu'elle ne quitte pas son foyer sans un garde du corps loyal et fidèle aux traditions Sesseni. Lopaï était alors un jeune soldat qui s'était forgé une solide réputation grâce à sa force et son agilité à l'épée, et il avait accepté la mission avec l'enthousiasme d'un jeune aventurier qui s'en va découvrir le monde. Et pendant l'interminable voyage jusqu'à Horenfort, puis au cours des premières années de sa vie au château, Lopaï était devenu bien plus pour elle qu'un simple garde du corps. Il était devenu son ami, son confident, et le dernier lien qui la rattachait à sa vie d'autrefois, à Sessen.

Mais ses aptitudes et son courage n'étaient pas passés inaperçu, et très vite, on l'avait recruté pour intégrer la garde d'Horenfort. Elle l'avait autorisé, non sans un léger pincement au cœur, à quitter ses fonctions auprès d'elle, et l'avait observé depuis gravir les échelons avec brio, jusqu'à devenir capitaine de la garde. Elle en éprouvait une certaine fierté, mais était parfois attristé que ses fonctions l'aient éloigné d'elle. Il y avait une éternité qu'ils ne s'étaient pas ainsi retrouvés seuls.

Elle faillit le lui faire remarquer, mais craignit de le mettre mal à l'aise. Lopaï brisa alors le silence en lui demandant :

– Comment s'est passé votre expédition au Marais ? Je n'ai pas pu m'empêcher de constater que vous étiez bien moins nombreux que lors de votre départ.

– En effet. Notre tentative s'est soldée par un pitoyable échec. De nombreux soldats ont perdu la vie. Et... le Sage Hildas également.

– Quel enfer, jura le capitaine.

– C'est une journée fort éprouvante qui s'abat sur nous tous. Je crains que ce ne soit que le début...

Le capitaine hocha la tête avec fatalisme. Voyant qu'il ne répondait pas, et pour ne pas laisser un nouveau silence embarrassant s'installer, elle enchaîna :

– Avez-vous des nouvelles au sujet de la famille Parr ? Je suppose que vous avez commencé à les faires surveiller...

– En effet. Mais pour le moment j'ai bien peur de n'en avoir rien tiré d'intéressant. Ils mènent une vie simple. Le père est maréchal-ferrant et a une bonne réputation. Il se déplace beaucoup et emmène son aîné avec lui, en tant qu'apprenti. Sami, donc, celui que nous soupçonnions de faire partie des Serviteurs.

– Ce jeune garçon ne vous a donc pas paru suspect ?

– C'est difficile à dire en si peu de temps, Mada... Elmande. Il a l'air intéressé par son travail, et volontaire. Le soir, lorsque son père le lui permet, il rejoint des amis pour boire un verre à la Taverne du Mont Vert. Il semble s'être rapproché d'un jeune homme un peu plus âgé que lui. Ambroise Vary. Un apprenti forgeron. Ils passent beaucoup de temps ensemble. Nous prévoyons de surveiller leurs conversations, mais l'occasion ne s'est pas encore présentée.

– Bien sûr, je comprends. Ces choses-là demandent du temps. Mais au vu des évènements de cette nuit malheureusement, c'est justement ce dont nous manquons... du temps.

– Nous mettrons la main sur ces Serviteurs aussi vite que nous le pourrons, Elmande. Vous savez que vous pouvez compter sur moi.

– Je le sais.

Ils échangèrent un nouveau sourire, et une vague de confiance mutuelle et silencieuse passa entre eux. Elmande s'aperçut alors que Lopaï crispait sa mâchoire, comme pour réprimer un bâillement, et s'empressa de le congédier :

– Vous êtes épuisé Lopaï, allez donc prendre un peu de repos.

– Je vous remercie, mais je ne pense pas trouver le temps de dormir aujourd'hui. Il y a beaucoup à faire.

– Prenez au moins le temps de vous restaurer, alors, répliqua-t-elle. Vous avez besoin de reprendre des forces.

– Bien sûr. J'y vais de ce pas.

Ils se levèrent d'un même élan et se dirigèrent vers la porte lorsque, soudain, des cris paniqués retentirent dans le silence matinal du château.

***

Énith avait le plus grand mal à se détendre. Sur la demande insistante de sa suivante, elle avait consenti à prendre un bain pour se débarrasser de la sueur et noyer sa frayeur. Mais maintenant qu'elle pataugeait ainsi dans l'eau chaude, elle avait simplement l'impression désagréable de perdre son temps. Elle rejouait sans cesse dans sa tête le déroulé de la matinée, revoyant les soldats possédés, le Sage Hildas assassiné, et les êtres noirs avancer entre eux à la recherche d'une proie. C'était tout ce qu'ils étaient pour eux, d'inoffensives proies tout juste bonne à assouvir leur appétit pour les émotions humaines. Et pour couronner le tout, les violences à Horenfort venaient de passer au cran supérieur. La jeune fille soupira et plongea la tête sous l'eau. Elle ne savait plus comment faire pour venir en aide aux siens.

Lorsqu'elle refit enfin surface, Anaïd attendait devant la baignoire avec une serviette sèche et un sourire encourageant.

– Vous devez être bien fatiguée Mademoiselle, après une matinée pareille.

– Oui Anaïd... C'est le moins qu'on puisse dire.

– Que s'est-il passé au Marais, Mademoiselle ? Pouvez-vous m'en parler ?

Énith hésita un instant, tout en laissant sa suivante l'envelopper dans le linge propre et chaud, y puisant le réconfort d'un enfant qu'on borde. Puis elle répondit :

– Je ne sais pas, Anaïd. Peut-être pas tout de suite... Je ne voudrais pas t'inquiéter, ou propager des rumeurs...

– Oh, si vous saviez tout ce qu'on raconte déjà dans les couloirs des domestiques, Mademoiselle... Mais je comprends. Faites comme bon vous semble.

La jeune duchesse lui décocha un sourire reconnaissant et étouffa un bâillement.

– Vous devriez peut-être vous allonger un peu, Mademoiselle. Vous n'avez pas l'air d'avoir passé une nuit très reposante, et avec la matinée que vous avez passée...

– En effet... Et c'est vrai que je n'ai pas beaucoup dormi, cette nuit.

– Vous devriez faire plus attention à vous, Mademoiselle. Je sais que vous avez beaucoup à faire et que vous êtes tourmentée, mais vous seriez plus efficace si vous vous accordiez un vrai sommeil réparateur.

Énith s'approcha de la coiffeuse en lui lançant un regard amusé à travers le miroir ; sa suivante n'avait que quelques années de plus qu'elle, mais parfois elle la réprimandait comme sa propre mère. Les « mademoiselle » d'usage en plus.

– C'est gentil de t'inquiéter pour moi, Anaïd, mais compte tenu des circonstances, le sommeil était difficile à trouver... Je me reposerai mieux la nuit prochaine.

– Je l'espère.

Anaïd la laissa s'installer face au miroir et se retourna vers la grande armoire en pin pour y choisir une robe.

– Peut-être pourrais-tu me sortir ma robe rouge s'il te plait Anaïd, lui lança Énith. Il va me falloir des couleurs vives pour camoufler un peu ma mine fatiguée.

– Je pense malheureusement qu'une couleur sombre serait plus appropriée aujourd'hui, mademoiselle. Avec tous les morts...

Énith secoua la tête comme pour se raisonner elle-même.

– Bien sûr, oui, quelle idiote je fais. Tu as raison.

Et tandis que sa jeune suivante commençait à démêler ses boucles emmêlées, elle ajouta :

– Je ne peux pas me payer le luxe de me reposer maintenant, Anaïd. Je dois aller retrouver mes parents et leur reparler de Valacturie.

– Maintenant, Mademoiselle ?

– Oui, immédiatement.

– Ne pensez-vous pas qu'il vaudrait mieux attendre un peu ? Que les choses soient un peu apaisées ?

– Nous n'avons pas de temps à perdre. L'attaque du Divinaire est un terrible événement, mais partir à la recherche de Valacturie doit rester notre priorité. Et cette fois, je ne laisserai personne m'en dissuader.

Une fois sa coiffure terminée, Énith se leva précipitamment, attrapa à la volée les feuilles traduites de son manuscrit qui trainaient sur son secrétaire et se dirigea vers la porte de sa chambre. Elle essayait de répéter dans sa tête ce qu'elle allait dire à ses parents pour les persuader de partir pour la Porte de Valacturie de façon urgente. Comment ne pas paraitre égoïste ou insensible face au malheur qui frappait le culte et ceux qui avaient trouvé la mort au Marais. Mais c'était ainsi que devait agir une Duchesse, se rappela-t-elle. Ferme, efficace, et déterminée.

Une idée la frappa alors, au moment où elle s'apprêtait à passer le pas de sa porte, et elle s'arrêta net. Et si les êtres noirs avaient quelque chose à voir, d'une façon ou d'une autre, avec ce qui s'était passé au Divinaire ? Auraient-ils pu influencer ces hommes ? Exacerber leurs émotions et les pousser à la violence, comme ils l'avaient fait avec le soldat qui avait tué Hildas ? Cette pensée la fit frémir, et elle se promit d'en faire part à ses parents. 

Elle allait refermer la porte derrière elle, lorsque les cris affolés résonnèrent dans les couloirs. Des hurlements stridents à peine couverts par les ordres vociférés à pleine voix par la garde et des entrechocs d'acier. Énith se figea sur place, le souffle court, les mains crispées sur le papier qui se froissait sous ses doigts.

Le château était attaqué.

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