Chapitre 14 - Deuxième partie
Elle reprit machinalement le chemin de la maison mais changea d'avis au dernier moment et s'engagea dans les escaliers en spirale qui s'élevaient entre les énormes branche de l'Arbre. Elle n'avait pas envie de retourner s'enfermer dans une pièce étroite et sombre qui sentait encore la peur et la maladie, et préféra profiter de la douceur de la matinée un peu plus longtemps.
Elle grimpa encore et encore, avec le sentiment absurde qu'en prenant ainsi de la hauteur, elle finirait par trouver un nouveau point de vue sur sa situation. Alors qu'elle atteignait les plus hautes branches, la lumière se fit plus vive, pénétrant mieux le feuillage épars de la cime que celui plus fourni qui entourait le marché. Les maisons se faisaient plus rares, car les branches fines étaient plus sujettes à se balancer sous l'effet du vent, et les quelques habitants qui s'étaient risqués aussi haut avaient pris l'habitude de sentir leur maison tanguer, comme un bateau secoué par les vagues de la mer. Mais le vent était timide ce matin-là, et les estrades de bois restaient stables sous les pieds de Léonor.
Elle avisa un minuscule salon de thé qui ouvrait à peine, et l'odeur de brioche et de café fit bruyamment gronder son estomac. Elle se souvint alors de la promesse qu'elle avait faite à Jolyne en partant, et décida de l'honorer. Elle s'installa sur la petite terrasse, commanda une brioche au sucre et un café au lait, et se laissa enfin aller à réfléchir.
Elle avait décidé de mener cette audacieuse enquête au marché en espérant qu'elle trouverait une explication à ce qu'elle venait de subir, mais le résultat n'était pas à la hauteur de ses attentes. À quoi donc s'était-elle attendue ? À surprendre le marchand la main dans le sac, en train de verser une fiole de poison dans ses produits ? Ridicule.
Elle fourra un morceau de brioche dans sa bouche et sentit avec délectation les grains de sucre craquer sous sa dent.
Ce que lui avait appris le poissonnier ne l'avançait pas à grand-chose... Elle ne pouvait pas croire qu'un vieux marchand de fruits respecté du plus grand marché de L'Arbrelle, en dépit de quelques soupçons sur l'origine réelle de ses produits, pût avoir une quelconque raison de vouloir sa mort. Cela n'avait aucun sens.
Devait-elle cependant se mettre à la recherche de cet homme ? Lui soutirer des informations ? Devait-elle entamer des recherches sur lui en espérant découvrir, peut-être, un lien entre cet homme et la mort de son père ? S'il n'avait aucune raison de vouloir les supprimer lui-même, avait-il été payé par quelqu'un ? Cette tentative d'assassinat aurait-elle pu être commanditée par une personne qui... traquait les télépathes ?
Cette pensée la fit frémir et elle tenta de la repousser, en vain. Depuis que sa grand-mère lui avait fait part de ses soupçons à ce sujet, elle ne s'était jamais autorisée à lui accorder trop d'attention. Cela la remplissait d'effroi. Elle le savait, sa grand-mère restait intimement convaincue que la personne qui l'avait empoisonnée était la même que celle qui avait assassiné son père. Elle-même s'était persuadée jusque-là que ce n'était qu'une conclusion bien trop hâtive, et qu'elle devait regarder la situation avec un œil objectif, impartial. Observer les faits.
Mais les faits n'avaient aucun sens. Absolument aucun.
Elle laissa alors l'évidence la submerger, avec une intensité qui lui fit manquer un battement de cœur : quelqu'un souhaitait faire disparaître les personnes capables d'entrer en communication avec les êtres verts. Les télépathes. Quelqu'un connaissait leur don, connaissait l'existence de cet autre monde, et en avait peur. C'était la seule chose, à sa connaissance, qu'elle avait en commun avec son père. La seule chose qui ait changé dans sa vie ces derniers mois. Il ne pouvait y avoir d'autre explication.
Elle termina d'avaler son café au lait et jeta un coup d'œil autour d'elle, le souffle court. Etait-elle surveillée en ce moment-même ? Par qui ? S'agissait-il d'une personne isolée ? D'une organisation ? Que connaissaient-ils d'elle ? L'étendue de son ignorance l'accabla soudain. Elle ne savait comment se protéger d'un danger dont elle ignorait tout, et chaque muscle de son corps se tendit soudain, prêt à se défendre contre l'impensable.
Pendant une seconde, elle souhaita disparaître, se terrer quelque part, dans un lieu si isolé que personne ne pourrait la retrouver. Ce besoin primitif de sécurité l'ébranla quelques instants, durant lesquels elle aurait été capable de prendre ses jambes à son cou, de courir, loin, jusqu'à ce que l'épuisement lui ordonnât de s'arrêter. Mais elle reprit son souffle, se redressa, et secoua la tête.
Non. Elle devait se montrer plus forte que ça. Elle ne se laisserait pas intimider si facilement, non, pas elle. Dans sa courte vie, elle avait déjà montré plus d'une fois ce dont elle était capable, sa détermination, son entêtement, sa volonté, son courage. Elle faisait face désormais à une toute nouvelle partie d'elle-même, un monde inconnu, inexploré, qui lui tendait les bras, et dont l'étrangeté la fascinait.
Elle ferma les yeux quelques secondes et banda sa volonté. Elle tenta de se persuader que ce don était une force. Un atout puissant, qui pouvait susciter de la convoitise et de la crainte, quelles qu'en soient les raisons. Elle se devait à elle-même, à son père aussi, de comprendre pourquoi.
Elle se replia alors dans un coin de sa conscience, faisant abstraction de tout ce qui l'entourait. Les couleurs, les odeurs, les bruits, les légers mouvements de l'Arbre...
Lasthyr ?
La vitesse à laquelle la créature verte répondit à son appel l'étonna. Elle s'était attendue, après plusieurs jours de silence, à devoir se faire violence, travailler, insister pour rétablir le contact. Mais Lasthyr la laissa pénétrer dans son esprit aussi facilement qu'une lumière qui s'infiltre à travers des volets ouverts.
- Bonjour, Léonor.
La jeune fille laissa alors les sensations de Lasthyr l'envahir. La créature déambulait dans un jardin magnifique, parsemé de fleurs écarlates dont les odeurs inconnues parvenaient à ses narines par vagues, portées par le vent tiède qui faisait onduler la robe argentée de Lasthyr. Léonor, comme à chaque fois, mit quelques secondes à s'habituer au contact ténu et vaporeux de la terre sous ses pieds et du vêtement sur sa peau. Elle laissa échapper une pensée :
- On dirait que ce monde est une illusion...
Elle sentit le sourire amusé de Lasthyr étirer ses lèvres.
- Oui, répondit-elle. C'est ce que les tiens disaient toujours à propos de notre monde. Ils avaient peur de le voir disparaître à chaque seconde.
Léonor continua d'observer en silence le monde de Lasthyr qui s'étalait sous ses yeux. Tout était si étrange, si différent. La lumière du soleil bleu donnait des couleurs irréelles à tout ce qui l'entourait, comme si quelqu'un avait colorié le monde avec les mauvaises teintes. Et pourtant tout semblait si harmonieux, si paisible, si beau...
Elle reconnut soudain, au milieu des silhouettes de la ville qui s'étendait un peu plus loin sur leur droite, le vaste balcon où elle s'était réveillée lors de son tout premier rêve dans ce monde. Elle s'aperçut alors qu'il faisait partie d'une bâtisse immense, plus haute encore que le plus grand des temples de l'Anima, peut-être aussi haute que l'Arbre lui-même. Le balcon de Lasthyr, en réalité, ne formait qu'un tout petit relief au milieu d'une multitude de fenêtres, de balustrades, de tours, de passerelles, et d'autres balcons tous semblables au sien. Mais elle savait que celui-ci en particulier était celui de Lasthyr, même si elle ignorait comment elle le savait. Se pouvait-il qu'elle ait accès à tout le savoir, toutes les connaissances de Lasthyr ?
Elle sentit l'être vert s'amuser à cette pensée.
- Non, Léonor. Tu ne peux pas avoir accès à toutes mes connaissances. Ton petit cerveau humain ne supporterait pas tant d'informations.
La jeune fille se sentit une nouvelle fois vexée par l'amusement légèrement condescendant dont Lasthyr faisait preuve à son égard. Elle tenta de se défendre :
- J'essaie de comprendre. Nous communiquons par la pensée, et parfois j'ai l'impression de savoir ce que vous pensez... Vous m'aviez dit que je saurais déceler si vous mentez ou non, par exemple. Et là, j'ai su quel balcon était le vôtre, pourtant vous n'avez rien dit.
- En effet, mais j'ai regardé ce balcon, et j'ai eu envie de rentrer me reposer. C'est pour ça que tu as su qu'il s'agissait du mien.
- Donc je n'ai accès qu'à ce que vous pensez, et à ce que vous ressentez, qu'au moment-même où nous communiquons ?
- Plus ou moins, oui.
- Tout cela est tellement étrange et... compliqué. J'aimerais poser mille questions mais je ne sais pas par où commencer.
- C'est normal.
- Parce que je ne suis qu'une humaine ?
- Non. Parce que tu découvres un univers qui dépasse les limites de ce que tu croyais possible. N'importe qui serait dérouté et confus.
Léonor se sentit légèrement rassurée par cette affirmation.
- Tu es sortie, reprit Lasthyr en changeant de sujet. Et tu te sens mieux. Ton corps est un peu moins difficile à supporter que la dernière fois.
- Oui, en effet, je suis presque guérie. Et d'ailleurs, je dois vous remercier pour cela, je crois. Vous avez... Vous êtes allé chercher de l'aide ?
- Oui. Tu me l'avais demandé.
- Eh bien, ce... cette... enfin, celui qui est venu me guérir... a été très efficace.
- Il s'appelle Ory. C'est un Alanya.
- Ah. D'accord. Un Alanya. Et bien, il m'a sauvé la vie. J'aimerais le remercier, mais je ne sais pas comment le contacter.
- Les Alanyas ne sont pas très doués en télépathie, je doute que tu réussisses à le contacter. Ils ne sont pas à l'aise avec la gratitude, de toute façon.
- Pourquoi ça ?
- Guérir est dans leur nature. Ils le font parce que cela fait partie de ce qu'ils sont, non par charité. Ils ne comprennent pas que les autres cherchent à les remercier.
- Ah, très bien. Dans ce cas, je respecterai leur nature. Mais ça ne change rien à ma gratitude.
Léonor fut satisfaite de sentir une pointe d'approbation dans l'humeur de Lasthyr, comme si elle validait cette réaction, tout en la jugeant étonnamment sensée pour une humaine. La jeune fille fut tentée de lui demander pourquoi elle avait une opinion si faible des réactions humaines, mais elle se doutait que ce sujet l'entraînerait sur une conversation interminable. Et même si elle se sentait pleinement immergée dans le monde de Lasthyr, elle avait en même temps parfaitement conscience d'être toujours assise à sa table, bien droite et les yeux fermés, la main serrée autour de sa tasse de café. En public. Aussi préférait-elle ne pas trop s'éterniser.
- Et vous ? demanda-t-elle. Vous, Lasthyr, vous êtes... quoi ?
- Une Valacturienne.
- C'est un joli nom.
- Je sens que tu brûles d'envie de me poser une question, Léonor, mais que tu n'oses pas, déclara Lasthyr. Et je ne parviens pas à saisir le fond de ta pensée. Qu'est-ce qui te tracasse ?
- À vrai dire... j'essaie de comprendre pourquoi j'ai été empoisonnée. Et par qui. Et... si cela a un rapport avec vous. Je sais que vous m'avez déjà dit que vous ignoriez qui était derrière tout ça mais... Je ne sais plus quoi faire.
- Je te l'ai dit, Léonor, Valacturie n'a plus de contact avec les humains depuis plus de mille ans. Il est peu probable que ce qui t'est arrivé ait un rapport avec nous.
- Ce n'est pas vrai ! D'autres que moi ont la faculté de communiquer avec vous, je le sais parce que mon père partageait le même don que moi, lui aussi était télépathe ! Ma grand-mère pense qu'il a d'ailleurs été tué pour ça...
Léonor sentit l'excitation lui vriller l'estomac à l'instant où elle s'écria :
- Communiquait-il avec vous, Lasthyr ? Ou avec quelqu'un que vous connaissez ? Pouvez-vous me dire ce qu'il vous disait ? Peut-être qu'il savait qui en avait après lui ? Vous devez me dire ce que vous savez !
- Je ne sais rien de lui, Léonor.
- Mais vous devez chercher ! Il s'appelait Hanor. HANOR LEBRAN !
Ses yeux s'ouvrirent brusquement lorsqu'elle s'aperçut qu'elle avait crié le nom de son père, non seulement dans l'esprit de Lasthyr, mais par sa propre bouche. Ce retour brutal à la réalité lui donna le vertige et elle s'accrocha par réflexe au bord de la table en clignant des yeux. La patronne du café et les quelques clients attablés non loin d'elle la dévisageaient d'un air préoccupé.
- Vous vous sentez bien, mademoiselle ? lui demanda la patronne en fronçant les sourcils, mais sans oser toutefois s'approcher trop de sa table. Vous aviez l'air... presque endormie sur votre chaise, puis vous avez hurlé... Dois-je appeler quelqu'un ?
- Non ! Non, je vous en prie, ce ne sera pas nécessaire, répondit Léonor à toute allure. Je vais bien, j'ai juste... fais un mauvais rêve, je crois. Tout va bien, je vais rentrer chez moi.
Elle sortit quelques pièces de sa poche et les posa hâtivement sur la table. Puis elle se leva en s'efforçant d'ignorer les regards curieux qui pesaient sur elle et s'éloigna au pas de course. Alors qu'elle dévalait les escaliers en colimaçon de l'Arbre, priant intérieurement pour qu'aucune personne mal intentionnée n'ait assisté à sa petite scène, elle sentit l'esprit de Lasthyr venir cogner contre sa pensée, juste un instant.
- Je vais me renseigner sur ton père, Léonor. S'il y a quelque chose à apprendre, je l'apprendrai.
Léonor ne répondit rien, mais elle savait que c'était inutile. Lasthyr n'en avait pas besoin pour ressentir sa gratitude.
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